Vacarme 31 / Feuilletons

un territoire

Un commerce avoué une nature meilleure / 3

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Installation soudaine et rapide d’un commerce médiocre. Peu de choses au départ, à vrai dire. Satisfaire les besoins élémentaires fut, comme partout, l’intuition banale qui guida les premières échoppes, cabanes désordonnées aux marchandises disparates et aux tenanciers acariâtres. Mais cette morosité était bien compréhensible, car comment résoudre d’anciens marins à supporter sans humeur la sédentarité et l’ennui d’une boutique, comment ne pas admettre que le coiffeur qui, hasard de la conscription, avait appris le métier à l’armée ait toujours préféré prêter main forte à un équipage de rameurs partant en campagne de pêche. Alors parce qu’elles sont moins fières et qu’elles n’étaient de toutes manières pas autorisées à naviguer, on prit l’habitude de réserver les commerces aux femmes, ux veuves et aux vieilles filles en priorité. Ce fut le commencement de cette lignée d’épicières, de bonnetières et de buralistes qui recevaient, en échange de leur absence totale d’aménité et de leur incontestable sadisme, un sadisme égal de la part des clients, exerçant une souveraineté jalouse sur leur territoire qui consistait notamment à exiger que l’on supportât, comme une donnée aussi peu contestable que la gravitation terrestre, leurs défaillances commerciales, leurs manies bizarres et leurs interdits absurdes.

Des personnages solitaires avaient échoué dans les parages sans que l’on pût déterminer quel courant anarchique avait bien pu se charger de les transporter là plutôt qu’ailleurs. Méandres insondables de vies dont les infimes désobéissances déclenchent d’insoupçonnables et imprévisibles catastrophes.

Les « Russes », sœurs, amantes ou bourreaux selon les jours, pourvurent en tabac, romans sentimentaux, horaires des marées et presse locale les habitants du cru pendant plus d’un demi-siècle. Mais d’où pouvait venir cette appellation de « Russes », je ne l’ai jamais su : incapacité peut-être, de ces deux femmes, à envisager toute saisonnalité et toute trêve dans leur assiduité que ce qualificatif, à une époque où le souvenir de Stalingrad était encore si proche, traduisait de manière ironique ? reconnaissance d’un caractère aussi vain qu’irréductible ? désir de maintenir une note folklorique et pittoresque dans un ensemble qui l’était si peu ? Mais il suffisait sans doute que perpétuellement l’une fumât du tabac brun et l’autre caressât un chat, que chacune enfin ne s’intéressât jamais qu’à l’autre, pour justifier cette désignation distante et respectueuse tout à la fois.

L’Oncle Louis, lui, était surnommé ainsi, me semblait-il, car il aimait promener sa silhouette débonnaire dans les rues, comme en son propre jardin, faisant de tout passant un enfant et un obligé, ignorant sans doute que, par ce sobriquet familial, il indiquait clairement sa parenté morale et sa communauté d’usages avec les parrains d’autres mafias. Il avait, prit-on l’habitude de répéter autour de lui sans que jamais d’ailleurs il ne le démentît, négocié la retraite allemande. Ainsi étions-nous supposés devoir à ses bons offices, à cette affabilité girondine et patricienne qu’il aimait dispenser de manière ostensiblement identique aux dockers des quais et aux officiers de la Kommandantur, qu’on eût épargné la ville proche et surtout le port. Ce même port qui avait si opportunément importé de l’acier espagnol et japonais et, en échange, écoulé des milliers de bouteilles de Bordeaux destinées à remonter le moral des gradés de la Wehrmacht, souvent, il est vrai, pris de fatigue quand, occupés à rédiger les dépêches en partance pour Berlin, ils ne trouvaient plus de formules assez diplomatiques pour décrire les défaites quotidiennes, de plaintes assez émouvantes pour obtenir des troupes fraîches.

Il y avait aussi, bien sûr, un bazar permettant à chacun de faire, à peu de frais, l’épreuve de la convention décorative jusqu’à l’académisme. Phares en réduction, ceints de coquillages aux traces de colle visibles et maladroites, alignement de baromètres, thermomètres et sabliers. Changement de temps prévisible, et donc pressentiment d’un brutal changement du monde et de nous-mêmes, quand la rangée de dauphins en plâtre, météorologues malgré eux, éternellement dressés, virait du rose au mauve. Soulagement perceptible quand le bleu reprenait le dessus, préfiguration d’une embellie. Antique rapport aux lieux, au temps et aux éléments, préservé par une désarmante pacotille, si loin du ruissellement de chiffres, eau verte décomposée en atomes dansants, de l’écran géant installé par la municipalité.

Insensiblement, l’actuel a pris l’allure d’un improbable autrefois. Le nouveau a parodié l’ancien et, faute d’imagination, offert la sinistre caricature d’une banlieue de série américaine ; la maison de planteur de style colonial constituant le modèle secret inspirant toute construction. Désormais les anciens trottoirs de ciment sont recouverts de bois et des pick-up rutilants circulent entre les allées de ranchs et d’haciendas, constructions aberrantes et laides, dont les jardins, comme ceux de Malibu et de Sunset Boulevard, féériquement verdis par les bruines scintillantes et douces de l’arrosage automatique, sont parsemés de cactus et d’hortensias.

Ailleurs, vers l’océan, ni gazon vert pomme, ni massifs d’hortensias roses.Car ce qui pousse sur le sable, ce qui résiste au sel, autant s’y résoudre et y accoutumer son regard et son humeur, st une végétation morne, chiche, aride, malingre. Les plantes, mitraillées par le sable, fouettées par le vent, entamées par l’air marin, prennent des allures minérales. Sèches, dures, piquantes, irritantes et tranchantes. Les roches, à l’inverse, ressemblent à des plantes. Friables, molles, sans arête, sans dessin et sans force, s’avérant réticentes à toute tentative de fondation. Vaste confusion, hostilité générale d’un paysage qui, dans son agencement, ne manifeste aucune hospitalité, aucune indulgence pour l’habitation et le projet de quiconque. Et d’ailleurs pourquoi rester là, la peau criblée par les rafales sableuses et les os refroidis par le vent humide, quand rien ne vous y oblige. Comment construire alors que tout s’effondre, habiter alors que tout dérive. Hasard et variations de ce que l’on nomme plaisir : un pauvre hère, icône favorite du répertoire ancien de la fascinante et repoussante sauvagerie, enfin dépouillé du manteau de bête qui lui servait de parure, renaît, nu et bronzé, en sybarite réjoui.

Buissons vert-de-gris puis, lorsqu’on se dirige vers la mer, abdication générale du vert face au gris. Seul le sable, quand il est sec, abri illusoire, offre l’expérience d’une tombe molle, accueillante et prémonitoire, et délivre un peu de douceur, presque de la chaleur. Aucune profusion, même pas celle coutumière des mauvaises herbes, un petit désert, une flèche sinistre, impropre au salut mais si propice à la fuite, un refuge malgré tout. Un territoire double-face : à l’ouest, une bande jaune uniforme, ourlée de blanc, puis de bleu, théâtre naturel de crépuscules spectaculaires. À l’est, une lanière verte et boueuse bordant une terre grise ménage des vues familières et dorées. Perpétuels changements de tableaux pour un drame finalement assez sommaire, hésitation banale entre déroute et permanence, ne réservant aucune péripétie majeure mais une succession clandestine de petits drames intimes.

Des maisons sombrent dans l’océan quand d’autres sont ensevelies par le sable. Le rivage est par nature mobile et sa frontière oscille constamment en fonction des courants et des vents. Il est donc vain de tenter d’en arrêter les contours comme il est vain d’entreprendre la fixation des dunes. Cependant chaque pas accompli vers l’est permet à celui qui le voudrait de renouer avec la terre ferme et de retrouver la sensation rassurante et la solidité d’un sol.