Vacarme 31 / Feuilletons

Scènes proches, orientales

par

Premier épisode d’un nouveau feuilleton. Il voudrait aider ceux que la question israélo-palestinienne taraude, ici, à sortir d’une pénible alternative : rallier la bataille, mais de loin et sans arme, avec la violence illimitée de qui ne risque rien, sinon le ridicule ; ou croire éperdument que le cessez-le-feu, cette fois annonce la paix, la vraie, au risque alors de prendre ses désirs pour la réalité. Il s’agirait de faire entendre des voix qui brouillent les oppositions accoutumées : celle, par exemple, d’une critique israélienne du sionisme ; celle, pour commencer, d’Amnon Raz-Krakotzin, historien du judaïsme.

« La politique est l’art des déductions tordues et des identités croisées. Elle est l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité. »
– Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995

« Be the truth unsaid and the blessing gone
If I forget my Babylon »

– Leonard Cohen

Dans le film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, Route 181, Fragments d’un voyage en Palestine / Israël, une séquence montre une cérémonie se déroulant dans un « centre d’absorption », lieu où sont accueillis les nouveaux immigrants, en Israël. Celui-ci se trouve dans la ville de Lod, au cœur du pays. Des hommes et des femmes sont assis en longues rangées. Beaucoup sont âgés. Devant eux, une femme parle, puis une autre, puis un homme. Un homme traduit. On lève de petits gobelets, un homme fait la grimace. Tout le monde a l’air fatigué, mais le visage de la lassitude n’est pas le même de part et d’autre. La femme qui parle et lève son verre, elle aussi, grimace, d’une autre grimace que celui qui n’apprécie pas le vin. On pourrait dire qu’elle sourit, qu’elle essaie de sourire, et que son sourire se fige et tourne avant d’avoir eu le temps de s’épanouir. Le sourire-grimace de cette femme, face aux visages gris et graves à qui sa mimique est adressée, nous surprend, nous gêne, nous effraie.

En revoyant pour la troisième fois cette séquence des immigrés éthiopiens, je repense à Kantor et à La classe morte, à cet auditoire morne au visage crayeux qui faisaitface au public et lui renvoyait indifféremment son effroi, l’effroi causé par la gesticulation, entre les mornes gradins peuplés de regards éteints, de pantins figurant la condescendance, la parole édifiante face à ces figures de la dépossession extrême.

Les regards des Éthiopiens du film ne sont pas éteints, seulement fatigués et marqués par la compréhension – devant les gesticulations des personnes chargées de déployer cette maigre pompe en leur honneur – d’avoir perdu quelque chose (ils avaient donc encore quelque chose à perdre ?) dans l’accomplissement du voyage qui les a conduits jusqu’ici. Aux murs, des photos de leurs villages, d’eux dans leurs villages. Rien n’est dit de leur histoire, rien n’est explicité de leur « origine ». On hésite d’abord : des Fallashas, aujourd’hui encore, arrivant d’Éthiopie ? En réalité, ce sont des Fallashmuras, Éthiopiens chrétiens pratiquant certains rites juifs, que l’Agence juive a entrepris de faire venir en Israël. Incessante répétition de l’opération de mise en exil, d’installation exilique dans l’État juif, dans l’État des juifs [1], ayant abandonné l’exil pour rentrer « chez eux ». Ces Éthiopiens amenés de chez eux, fuyant une effective misère pour rejoindre une promesse qui se dissout devant eux, dans des pantomimes sans grâce qui les accueillent sans tendresse, dans le petit gobelet de vin sucré qu’ils boivent en fronçant le sourcil. On voit à d’autres moments du film ceux qui seraient en quelque sorte leurs « ancêtres », en termes d’exil. D’abord, dès le début du film, c’est ce vieil Irakien dont le regard semble fixé dans un étonnement d’enfant, enlevé dans l’enfance à son Irak natal. Si je pourrais vivre avec les Arabes ? dit-il. Bien sûr que je le pourrais, quelle drôle de question. Je sais bien leur langue, je vivrais très bien avec eux. Si l’Irak me manque ? Il rit. Tu me demandes ça aujourd’hui ? Tu te moques de moi ? Lui a-t-on demandé à l’époque s’il voulait quitter l’Irak pour Israël ? Il s’agissait alors, déjà, de faire exister une certaine distribution démographique pour que puisse exister un État et la définition qui avait été le principe de sa fondation. Au creuset de la conscience nationale, les innombrables déclinaisons d’un rapport à soi et à autrui, infiniment instable au regard de ce qui définit aujourd’hui l’« identité nationale ».

À la fin du film, encore, cette femme marocaine racontecomment dans sa jeunesse elle allait transmettre clandestinement la bonne parole de l’émigration que lui apprenaient des émissaires masqués venus du tout jeune Israël. Mon père, dit-elle, c’est moi qui l’ai convaincu de partir. Lui ai-je porté tort ? Peut-être, dit-elle, souriant adorablement, demandant à la caméra de se détourner d’elle et de filmer plutôt ce bel arbre, là, qui a si joliment poussé. Tandis que nous contemplons la belle forme de l’arbre se dit un savoir profondément contraireà tout ce que nous croyons savoir sur l’exil des juifs et leur « retour à leur histoire ».

Deux séquences de ce film ont causé le scandale en France : l’une, filmée chez un coiffeur palestinien racontantce que fut, pour lui, 1948, la Nakba. L’autre, un long plan sur des rails de train. Indicible émoi, pétition, annulation d’une projection sur les deux prévues au Centre Georges Pompidou. Il ne s’agissait rien moins que du soupçon de négationnisme, ce qui n’est pas rien. Ces deux citations, en renvoyant au film Shoah de ClaudeLanzmann, devaient « forcément » supposer une équivalence entre deux événements que l’histoire a choisi de retenir sous le même vocable, dans deux langues différentes : « Shoah » et « Nakba » signifient en effet tous deux « catastrophe », ou « désastre ». Imputation de mise en équivalence et à partir de là, lourd soupçon pesant sur les réalisateurs : vous récusez l’unicité et l’irreprésentabilité. L’unicité, puisque vous citez, de Shoah, cette figure de la banalité du mal qu’est le chemin de fer et la figure du survivant, à la fois victime et témoin, à travers la séquence filmée chez le barbier. L’irreprésentabilité puisque, faisant dire à ces séquences reprises de Lanzmann autre chose que ce qu’elles disaient dans son film, vous leur donnez un statut de « figures » nullement voulu par lui.

Or ce que font Sivan et Khleifi, ce n’est rien d’autre que de tenter par des moyens cinématographiques de prendre au mot cet énoncé du poète juif israélien Avot Yeshurun : « La catastrophe des Juifs et la catastrophe des Arabes ne sont qu’une seule et même catastrophe. » Ce n’est pas une mise en équivalence, ce n’est même pas la récusation d’une hiérarchie – c’est bien la mise en fusion historique, la revendication d’un même appareil explicatif pour ces deux séquences d’un même désastre. Quelles sont donc les clés de cette réunification des « ennemis » à travers une lecture de l’histoire dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas majoritaire ?

La question est peut-être tout autant : qu’est-ce qui nous rend le « conflit israélo-palestinien » si proche, si intime parfois même ? Qu’est-ce qui nous le rend si faussement lisible, comment ce conflit a-t-il pris pour nous les contours somme toute familiers de la tragédie, d’une scène répétitive où nous reconnaissons toujours tout : les acteurs, le décor, la fable. Ce postulat d’apparente lisibilité peut surprendre. Je m’efforcerai dans ce feuilleton d’en montrer la réalité, mais aussi de tenter d’en défaire les attendus, l’évidence interprétative (et accablée), à travers des lectures, des rencontres, des interventions. Ce que chercheront ces « scènes proches, orientales », c’est la contradiction de nos certitudes d’Européens, de Français, d’étrangers présents et anciens, de descendants d’immigrés et de colonisés, quant à ce qui lie et délie les j/Juifs aux/des Arabes, l’étrangéité à l’autochtonie, l’universalité à la particularité des histoires particulières, le théologique au politique.Sans s’obliger à ni s’interdire de faire directement référenceà l’actualité, ce feuilleton visera plus spécifiquement à faire connaître des réflexions que je crois insuffisamment connues et trop rarement mobilisées dans les différentes approches de ces questions. Sans définir dans l’immédiat ce que j’entends par « ces questions », je dirai que c’est en tant qu’elles concernent notrehistoire (à nous, ici) que je m’y intéresserai, mon postulat étant contenu pour l’essentiel dans ce collectif (« notre »).

Dans Les émigrants, dans Austerlitz [2], Sebald montre avec une intensité poignante comment l’exil peut marquer un être au point de le rendre définitivement étranger au monde. Toute la question est alors de savoir quels sont les rapports nouveaux – sans doute nécessairement poétiques, nouveau « partage du sensible » comme le dit Rancière – qui rendent possible la restauration d’une appartenance à ce monde désormais creusé d’une faille. L’exil, dans sa réalité souvent douloureuse, ne peut être idéalisé sans offense. Dans ce qui suit, on n’opposera donc à la « négation de l’exil » aucune nostalgie, aucun idéal du déracinement.

L’exil est à la fois une période (l’Exil) et une condition existentielle, historique. C’est aussi un thème fondamental de la littérature et de la théologie juives. Politiquement, il peut être interprété de toute une série de manières et le sionisme ne constitue que l’une d’entre elles. Ce que les travaux d’Amnon Raz-Krakotzkin mettent au jour, c’est la manière dont la pensée sioniste, en se fondant sur la « négation de l’exil », a fait circuler les valeurs théologiques, existentielles et politiques de l’idée d’exil pour en faire l’opérateur d’un « retour à l’histoire » dont la condition fut de le réaliser en le généralisant aux j/Juifs et aux Palestiniens. Ces travaux nous amènent à considérer les alliances qu’il a fallu passer pour faire d’une question théologique une question historique imposée non seulement aux juifs mais aussi aux Palestiniens, et comment les Palestiniens ont été forcés de partager cette question transformée en destin.

1. Exil et binationalisme : Amnon Raz-Krakotzkin

« Tu dis : comment un homme devient-il Avot Yeshurun ? La réponse est – des cassures. J’ai cassé ma mère et mon père, je leur ai cassé leur maison, je leur ai cassé leurs nuits de repos. Je leur ai cassé leurs fêtes, leurs shabbats, je leur ai cassé leur valeur à leurs propres yeux. Je leur ai cassé leur éloquence. Je leur ai cassé leur langue. J’ai exécré le yiddish, et leur langue sacrée je l’ai prise pour mon quotidien. Je leur ai fait exécrer leur vie. J’ai quitté l’association. Et quand l’heure sans issue est descendue sur eux, je les ai abandonnés dedans le sans-issue. Alors je suis ici. Dans le pays. J’ai commencé à entendre une voix qui sortait de moi, étant seul dans la baraque, sur mon lit de fer, une voix qui m’appelait par mon nom-de-la-maison, et la voix – une voix de moi à moi. Ma voix sort du cerveau et s’étend dans tout le corps, et la chair tremble encorelongtemps après, alors j’ai commencé à chercher un moyen de fuir et de changer le nom et le nom de famille, avec le temps j’ai réussi à hébraïser les noms. Cela avait la valeur de la défense. En présence de la voix, je me suis éveillé. J’ai craint de m’endormir encore. »
– Avot Yeshurun, « Pti’ha le-raaïon », Ha-shever ha-souri-africani, poèmes.

Historien du judaïsme, professeur à l’Université Ben-Gourion du Néguev (Beer-Shéva), Amnon Raz-Krakotzkin cite volontiers Avot Yeshurun, ce poète juif et sioniste, né en Ukraine et mort en Israël (1903-1992), dont le vrai nom est Yichiel Perlmutter, et qui décrit le poids du sionisme sur les vies, les filiations, les processus de reconstruction et de subjectivation individuelles. Cette parole saisissante donne une perception sensible de la dimension de déni, de refus de se souvenir que représente le projet sioniste.

La pensée sioniste de la « négation de l’exil » marque la volontéde soustraire les juifs au passé de vulnérabilité qui marque la période dite exilique (de la destruction du Second Temple jusqu’au « retour » en terre d’Israël ; or c’est précisément cette périodisation qu’il s’agit d’interroger), vulnérabilité dont le facteur principal serait l’absence de souveraineté politique des juifs sur un territoire qui leur appartiendrait. La souveraineté juive restaurée sur la terre retrouvée doit permettre un renouveau culturel indexé à la figure du « Nouveau juif ». Cette figure est opposée point par point à celle du juif exilique, sur lequel le sionisme fait peser des tares concordant exactement avec celles que l’antisémitisme européen attribue au juif : faiblesse, passivité, féminité, dégénérescence. Le « Nouveau juif » sera donc fort, actif, viril, productif.

Si l’on suit la pensée de la négation de l’exil, la période exilique est dépourvue de qualités propres, positives. Ces deux mille ans sont perçus comme un long entre-deux, un âge de peu : la terre même était en exil, il s’est agi pour le sionisme de le rendre à lui-même et à l’histoire (« rédemption de la terre », « retour à l’histoire »). Or cette représentation de la terre en exil d’histoire a pour conséquence, explique Raz-Krakotzkin, une triple négation : celle de l’histoire de la terre de Palestine, celle de l’histoire des Palestiniens et celle des histoires des juifs, soit de ces séjours souvent immémoriaux des juifs en des terres où ils n’étaient pas souverains mais où cependant, ils furent acteurs de l’histoire et non pas systématiquement ses victimes. La culture israélienne s’est construite en niant souvent les cultures juives diasporiques, en particulier les cultures juives arabes.

La négation de l’exil est d’abord comprise par ses auteurs (penseurs, écrivains et historiens sionistes) comme un processus de « normalisation » de l’existence juive. « Négation de l’exil » et « retour à l’histoire » se rejoignent dans une interprétation rédemptive de l’histoire, héritière directe d’une pensée romantique qui assigne à celle-ci toutes les qualités conférées par l’Église à l’idée de grâce. Le retour à la terre (vide et à « rédimer ») est compris comme l’accomplissement de l’histoire juive et la réalisation d’une nostalgie ancestrale dont témoignerait la liturgie (« Si je t’oublie Jérusalem… »). L’idée de cette « normalisation », à l’époque moderne, passe par la sécularisation et la transformation en « nation ». Raz-Krakotzkin montre que la « nationalisation » de l’existence juive au fil de processus comme l’assimilation voulue par la Haskala (les Lumières juives), puis de l’émancipation et de son échec dans la vision du sionisme naissant, correspond à une identification à la sécularisation chrétienne, autrement dit à la traduction politique de principes chrétiens. Le sionisme, constitué dans le rejet radical de la solution assimilationiste, tend ainsi à assimiler l’existence juive à l’Occident, en incarnant l’Occident dans l’Orient colonisé. « Paradoxalement, la sortie d’Europe se fonde sur un objectif d’intégration à l’Occident, avec l’adoption des principes et des valeurs qui ont rendu possible l’exclusion des juifs d’Europe. La conscience historique sionistea tenté d’accomplir une transformation à partir de l’assentiment donné aux représentations élaborées contre les juifs dans le discours européen moderne. » Or, dans la pensée juive traditionnelle, l’idée d’exil remplit une tout autre fonction que celle que lui assigne la pensée sioniste : « Sur un plan élémentaire, le terme d’“exil” se réfère effectivement à la dispersion des juifs ainsi qu’à leur statut politiquement et socialement inférieur [dans les pays d’accueil]. Cependant, ce statut inférieur était considéré comme témoignant de la condition universelle. L’exil renvoie à un état d’absence, pointe l’imperfectiondu monde et entretient le désir [d’un autre monde]. D’après un certain nombre d’auteurs (essentiellement kabbalistiques), l’exil décrit la situation de la divinité même, autrement dit, c’est Dieu qui est exilé de l’“histoire”. De ce point de vue, l’existence exilique ne se situait pas “hors de l’histoire”, mais incarnait plutôt la condition même de l’“histoire”. »

Lecteur attentif de Walter Benjamin, Amnon Raz-Krakotzkin propose cette lecture de l’histoire « à rebrousse-poil » non dans le seul but de déboulonner les mythes. Il s’agit pour lui d’écrire l’histoire « du point de vue des victimes », du point de vue de « l’instant d’avant la catastrophe », pour rouvrir des possibilités dans un contexte qui apparaît barré de toutes parts.

La pensée binationale ou le « retour dialectique à l’exil »

Le sionisme a produit une réalité : des millions d’Israéliens juifs considèrent ce pays comme le leur, y sont nés, parlent une langue qui n’a pas d’existence ailleurs. Bien souvent, le rapport qu’ils entretiennent avec ce pays est cependant fondé sur le déni ou l’occultation : du pays lui-même, de son histoire et de l’histoire de ses populations, arabe et juive-arabe en particulier. Le « retour dialectique à l’exil », ce n’est donc pas le renvoi des juifs dans la diaspora, ni la « remise en question de l’existence d’Israël », au sens donné en France à cette expression, dans un débat déjà ancien et chargé d’émotion. C’est, pour Raz-Krakotzkin, la prise en compte de ce qui a été refoulédans l’accession à la souveraineté, la redéfinition des principes qui fondent la co-appartenance, la reconnaissance du droit de l’autre dans le temps même de l’énonciation du droit propre. L’exigence porte donc sur la formulation des droits, droits des Palestiniens (aujourd’hui citoyens de seconde catégorie ou population occupée de l’État « juif »), mais aussi droits des juifs, dont l’illimitation (puisqu’ils ne sont pas définis en rapport avec les droits de l’autre) fait peser une constante menace d’annulation, susceptible d’être causée par un renversement du rapport de forces. Ainsi s’explique que « chez les juifs israéliens, la simple idée d’une réalité d’égalité et de justice historique éveille une angoisse existentielle qui met en évidence les fondements sur lesquels repose la conscience existante. » Michel Warschawski résume ainsi la pensée binationale d’Amnon Raz-Krakotzkin : « En fait, il s’agit là d’une volonté de retour à la dimension diasporique de l’identité juive : le sionisme s’est voulu la négation de l’exil et de l’identité juive diasporique. Or cette identité s’est formée et s’est développée en interaction permanente avec son environnement non juif – prenant parfois des formes extrêmement oppressives – sous la forme d’un échange perpétuel et d’un dialogueextrêmement riche et créatif. Le sionisme a voulu mettre fin à l’oppression en mettant fin au dialogue et à l’échange, en s’isolant dans un bunker, ayant le moins d’interactions possible avec le monde et une relation hostile à son environnement arabe direct. (…) L’option binationale remet en question cette négation de l’exil qu’incarne le sionisme, et redéfinit l’identité juive israélienne dans une relation aux Palestiniens, comme « partie intégrante de son autodéfinition” » [3]. La pensée binationale ne doit donc pas être confondue avec une « solution » binationale substituée à la « solution à deux États » dans le règlement du conflit entre Israël et les Palestiniens. Elle ne s’oppose pas à la constitution de deux États, pas davantage qu’elle ne se confond avec les différentes solutions avancées historiquement par des mouvements sionistes ou antisionistes : État binational ou État démocratique laïque de la Méditerranée au Jourdain. Pour Raz-Krakotzkin, dans la configuration actuelle, on ne peut faire l’économie d’un État palestinien, sauf à prolonger l’ordre oppressif existant. Ce à quoi, en revanche, s’oppose la pensée binationale, c’est à la pensée de la séparation, principe et cause de l’échec du « processus d’Oslo », et qui a conduit la gauche israélienne à imaginer et la droite à construire le mur de béton qui entaille aujourd’hui le territoire palestinien et rend à la lettre invivable le quotidien des Palestiniens. Raz-Krakotzkin nous rappelle que c’est Ehoud Barak, avec son slogan emprunté au parti d’extrême droite Moledet (« Nous ici et eux là-bas »), qui avait fait de la séparation son cheval de bataille. Or l’idée de séparation n’est pas fondamentalement différente de celle, infiniment moins acceptable, de « transfert ». L’idée de séparation, on le sait, s’appuie sur une difficulté propre à la définition de l’État comme État « juif et démocratique ». Étant donnée la réalité démographique, cette définition ne tient déjà plus. Soit l’État israélien est juif, soit il est démocratique. C’est ainsi que l’on voit la gauche, dans une tentative quelque peu pathétique pour résoudre cette contradiction, défendre la séparation, l’homogénéité démographique, pour qu’Israël puisse rester un État à la fois juif et démocratique. La pensée binationale, c’est donc avant tout la reconnaissance d’une situation réelle. Raz-Krakotzkin rejoint ici Meron Benvenisti [4], qui le répète depuis des années : c’est d’abord la réalité qui est binationale, ou multi-nationale si l’on préfère. En Israël/Palestine vivent en effet imbriquées des populations juives et non-juives et seule la politique du transfert (ou nettoyage ethnique) peut venir à bout de cette coexistence de fait. Sans doute n’est-il pas indifférent de savoir quelle solution étatique verra finalement le jour et règlera la coexistence. Mais pour être viable, elle devra de toute façon comporter un élément binational.

Essentielle, de ce point de vue, est la critique mizrahi, du nom que se sont donnés les juifs originaires des pays arabes. La sensibilité à la dimension orientaliste inhérente à la culture israélienne et à son double rejet de l’arabité et du religieux ouvre sur une critique de plus grande portée et sur une sortie possible de l’impasse, au prix d’une révision des catégories en vigueur. C’est une erreur d’analyse que d’identifier les causes du blocage dans la série dichotomique laïques-religieux, gauche-droite, juif-arabe.


[Textes d’Amnon Raz-Krakotzkin utilisés]

  • « Galout betokh ribonout. Levikoret “Shlilat Hagalout” betarbout ha-israelit » [« L’exil dans la souveraineté : pour une critique de la “négation de l’exil” dans la culture israélienne »], in Theoria ou-bikoret, numéros 4, 1993 et 5, 1994 [en hébreu].
  • « Ha-shiva el ha-historia shel ha-gueoula » [« Le retour à l’histoire de la rédemption »], in Zionism and the Return to History, a Reappraisal. S.N. Eisenstadt & Moshe Lissak ed., Jerusalem, Yad Ben Zvi Press, 1999 [en hébreu].
  • « Ha-hazarah ha-dialektit el ha-galout » [« Le retour dialectique à l’exil »], in Czernowitz, Makom shel edout, Haïm yehoudiim be-eiropa lifnei ha-shoah ve-hashpaatam be-Israel kayom, Andrea Peschel ed., Tel-Aviv, Resling Publishing and Heinrich Böll Foundation, 2004 [en hébreu].
  • « Dou-leoumiout : bein todaa le pitaron » [« Binationalisme : entre conscience et solution »]. Texte paru sur le site Kedma, http://www.kedma.co.il, le 18 juillet 2004.
  • « Redemption and Colonialism : Exile, History and the Nationalization of Jewish Memory », inédit.
  • « The Zionist Return to the West and the Mizrahi Jewish Perspective », in Orientalism and the Jews, Ivan Kalmar and Derek Pensler ed., Brandeis University Press, 2004.

Textes d’Amnon Raz-Krakotzkin parus en français :

  • « Hannah Arendt et la question palestinienne », Revue d’Études palestiniennes, N°19 (nouvelle série), printemps 1999.
  • « Religion, orientalisme et “laïcité” dans le discours israélien », in Les religions en politique, Revue Transeuropéennes n°23, printemps/été 2003.
  • Un livre paraîtra aux éditions La Fabrique début 2006.

Notes

[1La règle typographique française veut que les substantifs de religions prennent des minuscules et les substantifs de nationalités ou de peuples, des capitales (cette question ne se pose ni en hébreu, ni en allemand, ni en anglais, etc.). Pour le substantif « juif », cela implique un choix dont la portée est sans commune mesure avec une simple convention. Aucune des options qui s’offrent dans ce contexte n’est absolument satisfaisante : la minuscule peut heurter ceux qui se considèrent comme juifs sans s’estimer représentés par la dimension religieuse de cette identité ; ce n’est pas ce que je souhaite. Mais d’un autre côté, opter pour la capitale consiste, de mon point de vue, à prendre appui sur l’ambiguité revêtue par l’expression « peuple juif », expression qui correspond à la traduction de la notion biblique de « peuple » (‘am) dans le langage des nationalismes modernes à la fin du XIXème siècle. J’opterai ici le plus souvent pour la minuscule, tout en ayant conscience des insuffisances de cette solution. Son principal atout réside, pour moi, dans l’hétérogénéité du traitement sémantique ainsi donné aux noms de « juif » et d’« Arabe ». Une telle hétérogénéité me paraît offrir un outil salutaire pour démonter une construction dichotomique dont les ravages ne sont pas à démontrer.

[2W.G. Sebald, Les émigrants, récits traduits par Patrick Charbonneau, Actes Sud 1999 ; Austerlitz, trad. Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002.

[3M. Warschawski, Israël-Palestine, le défi binational, éditions Textuel, 2001, p.116-117.

[4Géographe et démographe, ancien maire-adjoint de Jérusalem, fondateur du West-Bank Database Project (observatoire de la colonisation), et auteur de nombreux ouvrages.