Vacarme 31 / Feuilletons

Julia Jacoby, à travers les mailles le bruit des archives

par

Nouveau volet d’une lecture, à travers les archives, du traitement administratif
des populations. On y suit les changements de papiers et de statuts d’une juive allemande réfugiée en France et internée après l’armistice. Apparaît une convergence entre deux logiques, de contrôle des réfugiés et d’internement des « étrangers ennemis ». Où l’on peut voir un mode de gestion des populations déplacées en centres de regroupement promis à la persistance et aujourd’hui encore à un avenir tenace.

« En mai 1940, après le début de la campagne de Belgique, j’ai été internée au Vel-d’Hiver, à Paris, avec les autres femmes allemandes. De là, j’ai été transférée fin mai au camp de Gurs, où, après l’armistice, j’ai encore été retenue en tant que juive. » Il s’agit de la déclaration faite par Julia Faerber, née Jacoby, veuve Cohn, au consulat de la République Fédérale d’Allemagne à Lyon le 28 juin 1956, en vue de l’établissement d’un dossier d’indemnisation de victime du national-socialisme. D’un régime à l’autre, de la IIIèmeRépublique à Vichy, la variation des motifs se fait sur le fond d’une permanence du traitement administratif des étrangers, en particulier de la politique d’internement. Comme l’ont montré Michaël Marrus et Robert Paxton, la mobilisation complète de l’administration dans le processus de répression des « étrangers indésirables » pendant les dernières années de la IIIème République a favorisé l’application des mesures discriminatoires de l’État de Vichy. Le Vélodrome d’Hiver matérialise cette continuité : Julia Cohn, qui s’y trouve conduite en mai 1940 par la police de la République, échappe à celle de Vichy, qui aurait pu l’y renvoyer. Les archives d’une jeune Allemande permettent ainsi d’effectuer une mesure assez précise du contrôle et du traitement administratif des étrangers en France de 1933 à 1945. Suivre un parcours singulier permet de poser autrement la question : quelle est la taille des mailles du filet ? Comment et à quel titre y est-on attrapé et comment passe-t-on à travers ? L’histoire qui se dégage des papiers de la jeune femme permet de circonscrire deux étapes : le maillage et le criblage.

Maillage. Il faut replacer la politique d’internement menée par la IIIème République dans le prolongement du durcissement de la législation concernant les étrangers tout au long des années 30. La crise de 1929 et l’afflux de réfugiés dû aux crises politiques qui secouent l’Europe durant cette décennie amènent un raidissement de la politique d’immigration, mettant un terme à la politique d’ouverture des années 20 liée à la nécessité de la reconstruction. Julia Jacoby vient d’avoir 24 ans lorsqu’elle quitte l’Allemagne pour la France le 15 mai 1933. Elle obtient le 20 mai 1933 une carte d’identité de travailleur étranger pour 2 ans. À partir de 1934, l’administration ne délivrera plus de tels titres aux nouveaux migrants, dès lors réduits au travail illégal. Elle trouve en juillet, à Saint-Germain-en-Laye, une place de jeune fille au pair, qu’elle conserve jusqu’en 1936. Cet emploi hors économie réelle est une chance : le décret du 6 février 1935 permet à l’administration de ne pas renouveler les cartes des étrangers présents en France depuis moins de dix ans dès lors qu’ils exercent leur activité dans un secteur où sévit le chômage. Les retours forcés d’étrangers licenciés commencent : 20 500 rapatriements en 1936, incluant les enfants nés français [1]. La façon dont Julia Jacoby obtient le renouvellement de sa carte, pour deux années supplémentaires, marque l’exceptionnalité de son cas. Une réponse du ministère du Travail datée du 5 mars 1934 au député de l’Eure, Pierre Mendès France, au sujet de « Melle Julie Jacoby, réfugiée allemande » sollicitant « une carte d’identité de travailleuse étrangère », témoigne du fait que la jeune femme est parvenue à faire intervenir le député en sa faveur. Une série de lettres de Mendès France, l’informant de l’évolution de son dossier, avec force péripéties, ponctue l’année 1934 et le début de l’année 1935. La carte d’identité est finalement prorogée le 20 mai 1935 par la préfecture.

Le Front populaire apporte une accalmie : Roger Salengro, ministre de l’Intérieur, rappelle fermement à ses préfets les traditions françaises d’accueil (Rapport du préfet de Police (Seine) au ministre de l’Intérieur, 23 juillet 1937. APP (Seine) : B/A 1714). Julia Jacoby obtient en 1937 la prorogation de sa carte d’identité de travailleuse étrangère. Elle a rencontré en 1936 Hugo Cohn, qui a tout perdu en Allemagne en 1933, à l’âge de 42 ans. Ils se marient le 19 mars 1938. L’année 1938 est significative aussi pour l’administration. Le décret-loi du 2 mai 1938, signé par Daladier, Sarraut, Reynaud et Marchandeau marque un tournant en termes de police des étrangers, instaurant : des peines de prison pour les clandestins, notamment ceux qui se trouvent encore sur le territoire après que leur demande de statut de réfugié ait été rejetée ; un quadrillage intensifié de la surveillance (toute personne logeant ou hébergeant un étranger, même à titre gracieux, même une nuit – ceci s’applique aussi aux hôtels – doit se déclarer dans les 48 heures au commissariat ; tout étranger régulier domicilié en France doit déclarer au commissariat ses changements de domicile, y compris dans la même commune) ; le pouvoir discrétionnaire du ministère sur les expulsions, même dans le cas des étrangers en règle et n’ayant pas commis d’infraction – ce droit est même dévolu au préfet dans les départements frontaliers (Art. 8) ; l’assignation à résidence en cas d’impossibilité de quitter le territoire (Art. 11). Cette dernière mesure ouvre de fait la voie à une nouvelle logique : la centaine de milliers d’Austro-Allemands arrivés en France entre 1933 et 1939, en grande majorité juifs, déchus de leur nationalité, ne sauraient, au cas où ils deviendraient indésirables, être renvoyés. L’assignation à résidence n’étant pas applicable à une telle échelle, de tout autre moyens devraient être mise en œuvre ; ils le seront en 1939.

Julia Jacoby, devenue Cohn, trouve en juin 1939 une place de correspondante et traductrice dans une fabrique d’articles métalliques du XIIème arrondissement, sous réserve d’approbation de l’administration. Le service de la main d’œuvre étrangère de la préfecture de la Seine reçoit, le 24 juillet, sa demande de carte d’identité de travailleur. Celle-ci est prorogée le 9 mai 1940. Mais l’heure n’est plus aux problèmes d’obtention de permis de travail.

Criblage. C’est le croisement de deux logiques administratives distinctes qui aboutit à l’internement en masse des étrangers, principalement juifs, par la IIIème République finissante. À l’extension du contrôle sur les réfugiés se surimpose en effet un autre phénomène. La France a codifié, depuis les lois sur l’état de siège de 1849, le sort à réserver aux ressortissants de puissances ennemies ; dans ce cadre, dès 1929, le ministère de l’Intérieur a fait recenser par les préfets les établissements publics qui pourraient être utilisés pour l’internement d’« étrangers ennemis ». Ces mesures sont dans la logique de celles prises lors de la Première Guerre mondiale : une circulaire du 1er septembre 1914 aux préfets prévoit d’interner les « Austro-Allemands mobilisables » dans des « locaux collectifs » permettant une « surveillance et une discipline effective » [2]. Un décret du 1er septembre 1939 prévoit qu’en cas de conflit les ressortissants masculins des puissances ennemies devront être rassemblés. Les arrestations suivent le début du conflit ; à Paris, 15 000 hommes sont rassemblés, notamment au Stade de Colombes.

L’absurdité de la situation – les réfugiés antinazis arrêtés comme « ressortissants des puissances ennemies » a été souvent décrite [3]. Une circulaire du 17 septembre instaure les commissions de criblage, censées trier les bons Allemands et les mobiliser. Mais l’armée obtient de ne pas intégrer les Austro-Allemands. Les commissions tardent à se former. Dans une intervention à la Chambre, le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, juge la confusion inéluctable, « la discrimination étant impossible » (J. O. du 8 décembre 1939). Une circulaire du ministère de l’Intérieur, adressée aux commandants de Régions et datée du 17 septembre, indiquait déjà que les jeux étaient faits : les réfugiés politiques, raflés avec les autres, ne doivent pas être libérés, mais simplement séparés des autres au sein des camps. Seuls les réfugiés ayant des femmes ou des enfants français peuvent être libérés. Deux logiques viennent ainsi de trouver leur point de convergence : l’internement des « étrangers ennemis » est devenu le point d’aboutissement de la politique de contrôle des étrangers instaurée au cours des années 30. Le point d’orgue de cette confusion est atteint avec l’arrestation des étrangers non-mobilisables : ainsi, en mai 1940, les femmes allemandes, dont Julia Cohn, triées au Vél’ d’Hiv’ et au stade Roland Garros. Officiellement, ce sont des Allemands et des Autrichiens qui sont arrêtés. Il est difficile d’ignorer qu’ils sont pratiquement tous juifs ; le député socialiste Marius Moutet s’en était indigné à la Chambre en décembre 1939.

Il manque un dernier élément : le lieu des déportations. Les camps utilisés pour parquer les réfugiés espagnols, un an après, sont libres. En mai 1940, les hommes, femmes et enfants raflés à Paris sont acheminés par train vers les camps du Sud-Ouest, Gurs et Rivesaltes en particulier. Les commissions de criblage mises en place par la IIIèmeRépublique serviront à l’État Français, une fois l’armistice venu, à gérer la population des camps, et à y maintenir les juifs, dont le statut spécial est codifié une première fois le 18 octobre 1940. Le Camp des Milles servira pour toute la région marseillaise, à partir de 1942, de camp de transit vers l’Allemagne.

À travers les mailles. Le Chef d’escadron Davergne, commandant le camp de Gurs, signe, début septembre 1940, une autorisation d’absence à Julia Cohn : elle est autorisée à sortir du camp à 6 heures le 8 septembre pour se rendre au camp de Tence (Haute-Loire) où son mari, interné, est tombé malade. Elle doit être de retour le 17 à minuit. Elle reçoit à Tence, le 15 septembre, un télégramme du commandant, qui lui accorde une prolongation jusqu’au 29, puis un autre, le 30, qui lui accorde 15 jours supplémentaires. La commission de criblage du camp de Gurs répond le 14 octobre au préfet de la Haute-Loire qui est semble-t-il intervenu : elle accorde à Julia Cohn le droit de rester à Tence, assignée à résidence. Son mari est transféré le même mois au camp de Gurs, où sa santé s’aggrave. Il obtient en mars 1941 le déplacement à Tence, en résidence surveillée. Ils passent tous deux à la clandestinité en novembre 1942, cachés dans les environs de Tence sur le plateau du Chambon-sur-Lignon, dont la population, protestante, prolongeant une tradition acquise durant les guerres de religion puis sous la Révolution en cachant les prêtres réfractaires, accueille et cache, pendant la période de déportation, les réfugiés juifs parvenus sur le plateau. La clandestinité aggrave l’état de santé d’Hugo Cohn, qui mourra en 1946. Cette période, qui échappe au maillage administratif, échappe aussi à l’archive, à une exception près qui suggère une clandestinité plus mobile qu’il ne semble : deux cartes de rationnement, émises le 27 janvier 1943 à Cannes, aux noms de Hugues et Juliette Chabert, représentants en commerce, originaires de Meurthe-et-Moselle (histoire de couvrir l’accent allemand, on imagine). Fondus dans la masse. Invisibles.

[Liens]

  • Grynberg A., Les camps de la honte. Les internés juifs dans les camps français, 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991.
  • Laharie C., Le camp de Gurs, 1939-1945, un aspect méconnu de l’histoire du Béarn, Pau, Infocompo, 1985.
  • Marrus M. et Paxton R., Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
  • Oppetit C., Marseille, Vichy et les nazis. Le temps des rafles, la déportation des juifs, Amicale des Déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, Marseille, 1993.
  • Peschanski D., La France des camps : L’Internement, 1938-1946, Paris, Gallimard,2002.
  • Weil P., Qu’est-ce qu’un Français ?, Paris, Grasset, 2002.

Post-scriptum

Nous remercions Julia Faerber de nous avoir permis d’utiliser ses archives personnelles.

Notes

[1J. Ponty, « Le problème des naturalisations », Revue du Nord,n°7 hors série, 1992, pp. 99-113 ; P. Weil, « Racisme et discriminations dans la politiquefrançaise de l’immigration : 1938-1945/1974-1995 », Vingtième Siècle, juillet-septembre 1995, pp. 74-99.

[2Sur l’internement en 14-18, cf. Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la première guerre mondiale, Paris, Anthropos, 1995.

[3Leo Lania, The Darkest Hour : Adventures and Escapes, Boston, 1941, ch. III ; Heinz Pol, Suicide of a Democracy, New-York, 1940.