Vacarme 31 / Feuilletons

Plein emploi et condition salariale / 1 économie politique

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La lutte contre le chômage est-elle véritablement une lutte de gauche ? Est-il si sûr que les rares périodes de plein emploi soient des périodes de félicité universelle ? À quel prix le plein emploi ? Ce n’est peut-être pas pour rien que la lutte contre le « fléau du chômage » apparaît aujourd’hui à beaucoup comme la lutte la plus consensuelle qui soit, et à certains comme le fer de lance du libéralisme le plus actuel, l’absence d’« armée industrielle de réserve » n’étant pas toujours la condition d’une amélioration réelle des conditions de vie des salariés et des non-salariés. Vacarme entame ici un feuilleton sur ces questions. Logiquement, il commence par ce qui a pu fonder la croyance en une alliance nécessaire d’une situation de plein emploi et d’une condition salariale enviable, à savoir les Trente Glorieuses. Encore s’agit-il de distinguer clairement entre sa part de réalité et sa part de mythe : les Trente Glorieuses, un âge plaqué or ?

De l’invocation incantatoire du plein emploi à chaque réforme de l’État-providence (réformes des retraites et de l’assurance-maladie) à l’appel de D. Strauss-Kahn à un « Grenelle des salaires », les références aux Trente Glorieuses semblent particulièrement récurrentes ces temps-ci. Ce qui est censé constituer un « âge d’or » économique, s’étendant selon la chronologie communément retenue de l’immédiat après-guerre au début des années 1970, associe en effet fort taux de croissance du PIB (environ 5% par an en France), progression des salaires et faible niveau de chômage. Pourtant l’interprétation qui en est donnée aujourd’hui mérite qu’on s’y attarde pour suivre les tentatives actuelles de dépassement de l’opposition politiquement stérilisante entre précarité et protection sociale. Plus précisément, la question est d’abord de savoir en quoi les Trente Glorieuses peuvent constituer pour aujourd’huiun modèle de santé économique alliant plein emploi et amélioration de la condition salariale. Et par « question en retour », il s’agit de savoir à partir de quand un tel modèle a pu voir le jour : à ses débuts, dans les cartons idéaux de la Résistance ? en son milieu, aux heures des plus hauts conflits sociaux de l’après-guerre ? ou à sa fin, quand il commence justement à s’écarteler entre une amélioration enfin tangible des conditions de travail et de salaire, et un effondrement du plein emploi ?

À droite, les Trente Glorieuses ont été enterrées au nom du réalisme : prendre la mesure de la mondialisation, de la concurrence internationale et de l’effort productif à fournir – après les Trente Glorieuses et les Vingt Piteuses, n’a-t-on pas entendu le président du directoire d’Axa en appeler aux « Trente Laborieuses » ? – c’est renoncer à l’évidence d’un système d’assurances sociales protecteur. Dans cette optique, si l’on se réfère parfois encore aux Trente Glorieuses c’est pour mieux souligner l’urgente nécessité qu’il y aurait à les oublier, afin de proposer de nouvelles formes de réglementations du travail (notamment en matière de contrat de travail) et une nouvelle approche de l’assurance sociale réduite à une incitation au travail. C’est en ce sens moins le plein emploi qu’il s’agirait de retrouver que l’adaptation de la demande à l’offre d’emploi. Les fondements théoriques d’une telle approche relèvent de la formalisation du marché du travail telle qu’elle est proposée par la pensée économique néoclassique.

Pour celle-ci en effet, le plein emploi recouvre la situation où pour un niveau de salaire donné l’ensemble des demandes d’emploi seraient satisfaites. Mais si, pour une raison quelconque, une large partie de la population potentiellement active renonce à chercher un emploi (parce que le travail au noir est préféré aux dépens d’un salariat légal qui enferme dans la pauvreté, parce que certaines populations renoncent à chercher un emploi pour bénéficier d’aides sociales ou parce que les frais de garde d’enfants sont tels qu’ils oblitèrent la possibilité même d’une activité pour des femmes faiblement qualifiées), ce plein emploi purement quantitatif est cependant atteint. Autrement dit, peu importe que certains actifs ne soient pas comptés comme tels alors qu’ils le souhaiteraient, le plein emploi du point de vue économique est réalisé lorsque les demandes d’emploi effectives correspondent quantitativement aux offres d’emploi. Le variable d’ajustement entre offre et demande d’emploi étant le prix du travail, c’est-à-dire le salaire réel (le pouvoir d’achat du salaire), il est clair que rien n’assure que le plein emploi ainsi conçu s’accompagne d’un niveau de salaire autre que celui de subsistance.

Cependant, le concept de chômage involontaire introduit par Keynes laisse entrevoir que la question du plein emploi est moins celle d’un ajustement quantitatif entre une offre et une demande, comme pour n’importe quel produit d’un marché quelconque, que celle de l’accès au revenu de ceux qui n’ont d’autre moyen de subvenir à leurs besoins que de vendre leur force de travail. Il s’agirait ainsi de prendre la mesure du fait que la demande d’emploi, parce qu’elle est avant tout une demande de revenu, ne peut être pensée de la même manière que la demande de produits ou de titres.

C’est ainsi qu’à gauche, la référence aux Trente Glorieuses apparaît essentiellement nostalgique arce qu’elles sont lues comme l’association du plein emploi à l’épanouissement de la condition salariale. Historiquement, le passage de la condition de prolétaire à celle de salarié statutaire s’est fait grâce à l’émancipation progressive des salariés des risques liés à l’absence de rémunération des temps « hors-production » et à la constitution de garanties collectives de la durée et du niveau de la rémunération. Une condition salariale qui puisse être désirable pour ceux qui sont appelés à l’occuper implique que l’emploi fasse sortir le salarié de sa condition de facteur de production soumis à l’arbitraire d’une relation de pouvoir par trop inégalitaire quand elle est vécue sur le mode de la vente individuelle de la force de travail. Pour reprendre les mots du juriste Alain Supiot : « un emploi c’est davantage qu’un travail, c’est un statut professionnel, il assure une indemnité et un horizon de vie. La précarité, c’est du travail sans l’emploi ». Un emploi vaut donc surtout par la protection sociale qu’il procure et est avant tout défini par la situation du salarié hors travail : les comportements stratégiques des cadres américains mettant en concurrence les offres d’emploi en fonction des garanties maladie et vieillesse en témoignent.

Faire retour sur le plein emploi supposé des Trente Glorieuse impose donc le détour par l’histoire du système de protection sociale et de garanties collectives. Or, dans le cas français celui-ci s’est mis en place très progressivement. Ainsi c’est seulement en 1958 qu’est créée l’UNEDIC, organisme chargé de l’indemnisation des chômeurs qui jusqu’alors étaient tributairesde systèmes d’assistance organisés au niveau local. Et ce n’est qu’à partir des années 1970 que la hausse conjuguée des taux de remplacement des pensions versées (le pourcentage des derniers salaires fixant le montant de la retraite) et l’évolution extrêmement rapide du salaire ouvrier permettra à l’immense majorité des retraités d’échapper à la pauvreté. L’accord historique signé en 1975 portant le niveau d’indemnisation du chômage à 90% du dernier salaire perçu parachève ce mouvement de reconnaissance d’une nécessaire continuité des revenus malgré le risque grandissant de chômage. Il montre d’ailleurs bien que le plein emploi n’a de sens que s’il s’accompagne de la possibilité de rémunérer ceux qui sont momentanément privés de la possibilité d’occuper des postes de travailleurs salariés. La rémunération salariale est double et se décompose entre un salaire direct et un sursalaire (les cotisations sociales) symbole de la reconnaissance d’une identité qui ne se réduit pas à celle de facteur de production. En d’autres termes, le plein emploi entendu comme accès à un revenu stable lié au travail – y compris lorsque celui-ci n’est que potentiel – ne prend le pas sur le simple paiement du travail comme marchandise qu’au milieu des années 1970. On projette ainsi sur les Trente Glorieuses ce qui au fond n’a été obtenu qu’au moment de leur remise en cause. Plus précisément, la condition salariale que l’on attribue trop souvent aux Trente Glorieuses, ne s’est construite que progressivement et même laborieusement.

Les conditions de travail qui s’imposent alors sont trop souvent passées sous silence : la mobilisation de la main-d’œuvre va de pair avec l’extension des méthodes tayloro-fordiennes d’organisation du travail. Les révoltes des OS des années 70 révèlent les contraintes qui pèsent sur les salariés notamment en termes de rythme de travail et de parcellisation des tâches (dans les industries), mais aussi la faiblesse de la protection du salarié au travail (conditions d’hygiène, de sécurité). De même, le risque de chômage ne réapparaît pas subitement au début des années 1970 : il est constitutif de l’identité ouvrière de la fin de la Libération aux années 1960. La rotation des emplois est alors très forte en raison du niveau extrêmement faible des rémunérations des employés et ouvriers, en particulier dans les PME. Les salariés sont alors continuellement poussés à chercher de nouveaux emplois du fait d’avoir été obligés d’accepter, faute d’indemnisation véritable du chômage, ceux qui n’ouvraient d’autre horizon que celui de la subsistance. Quand elles se prolongent, les périodes de chômage sont d’ailleurs vite dramatiques. Les syndicats, quant à eux, ont beau être puissants dans leurs bastions, ils ne sont que peu représentés dans les PME. La répression syndicale y est extrêmement forte et les revendications phares des années 1950 et 1960 (notamment la mensualisation du salaire ouvrier) montrent toutes les peines qu’ont les ouvriers à s’arracher d’une condition marquée par l’insécurité sociale et l’impossibilité de se projeter au-delà d’un horizon temporel réduit à quelques jours. La salarisation (entendue comme la sortie de l’état de prolétaire) des ouvriers est ainsi extrêmement lente. Des pans entiers de la population ouvrière (et en particulier la main-d’œuvre étrangère ou venue d’Algérie) restent même cantonnés dans des conditions légales de travail qui ont beaucoup plus à voir avec le paupérisme ouvrier du XIXèmesiècle qu’avec celles d’un emploi stable pourvoyeur de droits sociaux. Ce n’est qu’après 1968, les accords de Grenelle et une période de très forte combativité sociale au début des années 1970, que l’ensemble des ouvriers pourront collectivement sortir de cet état de prolétaire, grâce à la reconnaissance de droits sociaux et de leur existence hors-travail. Par ces avancées, ils se rapprochent alors de la condition des cadres, qui par leur revendications corporatistes des années 1930 et les choix faits à la Libération au moment de la création de leur régime de protection sociale, avaient formé la matrice d’un modèle de statut salarial qui ne se diffuse que lentement.

Penser l’emploi implique donc de repériodiser l’histoire économique contemporaine. Les années 1970 ne sont donc pas tant l’apogée que le moment d’émergence d’une société salariale où le travail productif d’une partie de plus en plus nombreuse de la population (avec la très forte élévation des taux d’activité des femmes) assure la subsistance de tous ceux qui ne sont pas en situation d’emploi. Pour les salariés, le basculement ne se situe pas au moment du premier choc pétrolier mais bien lors du tournant de la rigueur qui referme la parenthèse historique ouverte en 1968 (le SMIC a augmenté de 130%, soit trois fois plus vite que la production, entre 1968 et 1983). Les dernières grandes lois visant l’amélioration des conditions de travail ne datent-elles pas de 1982 ?

Depuis, on observe un recul historique qui a conduit à faire à nouveau de la baisse des coûts salariaux le critère déterminant de la compétition économique et à réduire toute une partie de la population (ouvriers et salariés à bas revenus) à un état de force de travail rémunérée en fonction de sa contribution productive. La multiplication des « formes particulières d’emplois » qui ne donnent pas lieu à versements de cotisations sociales et le fait qu’un chômeur sur deux ne soit pas indemnisé par les ASSEDIC en témoignent. Au mieux l’assistance est en train de prendre le pas sur l’extension quantitative et qualitative (entendue comme la rémunération par le travail salarié de nouveaux temps sociaux) de la condition salariale.

Aujourd’hui, si ’on refuse la perspective de dépasser la condition salariale pour lui substituer un marché du travail faisant de celui-ci une marchandise comme les autres, sans vouloir non plus de la nostalgie mal placée du plein emploi des Trente Glorieuses, une piste s’ouvre peut-être qui associerait flexibilité et protection sociale, mais dont les formes sont encore à définir. De la « sécurité sociale professionnelle » portée par la CGT à la flexisécurité danoise, les marges d’interprétation en effet semblent larges. Il s’agirait là moins de se convertir aux impératifs de la flexibilité des emplois que de ne pas oublier les leçons du passé. Car même dans une économie ouverte et mondialisée, la question de la rémunération des périodes et populations hors situation directe de production (formation, chômage, retraites…) reste la seule manière d’appréhender l’emploi sans faire des salariés une variable d’ajustement quantitative.

Dès lors, il faut reconnaître que les Trente Glorieuses devraient être bien moins aujourd’hui un modèle ou une référence paresseuse qu’une question, ou plutôt un faisceau de questions. En particulier celles-ci. Premièrement, si le plein emploi des Trente Glorieuses est effectivement une période de dureté et de violence pour les salariés, jusqu’à quel point constitue-t-il un idéal politico-économique ? Deuxièmement, et à rebours, si la dégradation de la condition salariale se concrétise par la dégradation des conditions d’existence hors temps de travail (chômage, menaces sur les retraites), jusqu’à quel point lutter contre l’idéologie du travail, de la croissance et du salariat ne revient-il pas à se tirer une balle dans le pied de la part de ceux-là mêmes qui aimeraient ne pas trop « perdre leur vie à la gagner » suivant le slogan de la CFDT des années 1970 ? Troisièmement, si les améliorations les plus notables de la condition salariale ne sont advenues qu’au moment où s’affaisse le plein emploi pour ensuite se retourner, jusqu’à quel point peut-on concevoir des politiques économiques qui consistent moins à tenter de s’adapter aux conditions actuelles en prenant le passé comme référent qu’à anticiper l’avenir ? Et quatrièmement, si l’on doit admettre pour cette période un décalage entre plein–emploi et amélioration de la condition salariale, jusqu’à quel point un tel décalage est-il nécessaire ? Jusqu’à quel point ne peut-on pas aussi envisager un plein emploi qui ne promette même plus, pour un avenir proche ou lointain, aucune amélioration de la vie au travail ?

En bref, voilà trente ans que les Trente Glorieuses sont censées s’être achevées. Plutôt que de mythifier, dans un sens ou un autre, les solutions qu’elles sont censées avoir trouvées, peut-être est-il urgent de continuer à penser les questions qu’elles n’ont en vérité cessé de poser, dans les usines et dans la rue.