Vacarme 31 / Feuilletons

Indifférence de la pensée écriture et point d’arrêt / 2

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« Il y a une dimension à laquelle vous ne pensez pas, parce que vous y vivez comme dans votre air natal, et qui s’appelle l’ennui. L’ennui est une dimension de l’Autre chose qui arrive à se formuler comme telle de la façon la plus claire. Dès que l’homme arrive quelque part, il fait une prison et un bordel, c’est-à-dire l’endroit où est véritablement le désir, et il attend quelque chose, un meilleur monde, un monde futur, il est là, il veille, il attend la révolution. Mais surtout, dès qu’il arrive quelque part, il est excessivement important que toutes ses occupations suent l’ennui. Une occupation ne commence à devenir sérieuse que quand ce qui la constitue, c’est-à-dire en général la régularité, est devenu parfaitement ennuyeux. »
– Jacques Lacan

Qu’est-ce qu’une vie, mentale, d’intellectuel ? Tenter de se maintenir à niveau – ledit niveau que constituent ces pics auxquels on a pu atteindre dans l’ordre des idées. D’acquis, il n’est pas ; la coupe réglée est celle de l’effacement. Dans le moins bon cas, on a entrevu ; dans le meilleur, on a mené à bien la coalescence de ce que l’on a entrevu, offrant au révélé (il faudrait parler d’Obtenu) incarnation idéelle, robustesse, présence – on a su aboucher à une accélération mentale une forme. Cependant, pour l’esprit envisagé comme force motrice,ce résultat d’un instant n’engage aucune promesse. Car la pensée est un faux champ clos ; panier puissamment percé, règne privé des motivations qu’offre l’orgueil (ce qu’il en coûte d’« abandonner la partie »), elle s’envisage sans souffrance retournée à l’ataraxie, à l’émolliente paix des profondeurs ; elle n’a pas besoin de pister l’entrevu, elle se contentera au besoin de rebattre cacochymement des cartes semblables. Tout témoin de ce relâchement ressent dès lors puissamment la différence entre l’ego et la pensée. Tant celui-là geint ou rage dès lors que celle-ci se refuse à lui faire goûter la puissance dont elle lui procura un reflet. Le dernier Rimbaud, celui qui la ferme, auquel peu chaut que ladite pensée s’occupe désormais d’autre chose, est un exemple émérite du contraire – d’une harmonie instaurée entre vouloir et fécondité. Le lien entre pensée et persévérance (par quoi l’on entend du moins confrontation entre travail et métier), l’assurance selon laquelle chacune s’épaulera de l’autre, est-il l’amour ? Cette assurance pâlit aussitôt que le travail cesse, ressurgit lors de sa reprise, à condition que le labeur soit fréquent, du moins régulier. Entre ces deux moments, elle n’est pas abolie.

La nature de ce lien est embrouillée. Du moins, il faut ne pas perdre de vue que la pensée n’écoute pas, que la pensée est l’écouté dans le pensant – le pensant étant pour sa part un bruit de fond qui n’a de cesse, une sonorisation omniprésente et labile – de sorte que l’on se rassure à bon compte en constatant que « ces temps-ci je ne travaille pas, mais au moins je réfléchis. » (Une formule de Proust dit cela dans l’autre sens : « Quand on crée, on est à un tout autre niveau que quand on observe. ») Qu’est-ce alors qu’un travail poursuivi ? Un puissant régulateur, contrepoids à l’entropie de la pensée, à son essence végétative ; une police de voisinage. Le meilleur qu’un esprit puisse rendre est à saisir au sein d’un état confusionnel, fait du bouillonnement de stances inarticulées, de convictions sans faciès, de stupéfactions et de sursauts – car une idée, à l’instant où elle jaillit, n’est rien d’autre que cela : écho d’un écho, aller-retour à travers le vide. (L’idée est peut-être la meilleure mesure que l’on puisse donner de l’instant.) Et cette profusion écholalique engendre de la souffrance, si bien que l’assurance dont nous parlions est d’abord la certitude acquise de savoir comment faire taire la douleur consubstantielle aux remuements de la pensée. Le travail prend dans sa maille ces déhiscences dont la loi est inaccessible : il nous rapproche de ce qui constitutivement doit s’enfuir, ne peut mieux que scintiller. Il est (pour un certain type d’esprit) gage de « non délitement », promesse de n’être pas écarté, ennui vital. Si bien que lorsqu’on travaille, tôt ou tard on se sent porter un vêtement de fatigue (justaucorps ou robe bouffante, on ne sait, on est pris dans de la lourdeur immatérielle) qui n’a rien à voir avec la station prolongée, et c’est ce résidu-là qui porte le nom d’amour, qui est obligation de persévérer, qui est fabrique de chair mentale, tentative de recouvrir le caractère discontinu, interstitiel, miraculé, de la Vie. On en fait le constat lorsque la séance de travail est levée, et que soudain, des idées viennent, des prolongements et codicilles qui ne sont pas indignes, qui pour un peu donneraient la force d’y retourner, de redevenir ce tirailleur auquel on vient de donner congé. Le plus souvent, on se montre incapable de céder à la sirène – à tort ! Cet appel qui ne vient pas de nous ne se fera peut-être pas entendre avec cette fraîcheur avant longtemps.