Vacarme 31 / Feuilletons

Le train (extraits) / 3 récit

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Mais le sang noir d’un être humain une fois répandu à terre, nul enchanteur ne le rappellerait dans les veines dont il sortit.

L’interruption de nos ténèbres était devenue une chose courante, un événement qui se reproduisait sans pour autant que l’on puisse lui assigner la moindre fréquence. Était-ce au fond tellement courant ? Je ne saurais le dire, selon certains cela demeurait exceptionnel, mais comment en décider, nous avions peu de repères dans le déroulement de nos jours, je sais bien que certains voyageurs tenaient des calendriers, mais qui s’y fierait ?

Nous traversions immuablement le même paysage : masses hautes et lointaines des montagnes, inépuisable forêt.

Mais nous n’en prenions pas l’habitude. À chaque fois la même effervescence s’emparait de nous, la journée se passait dans une grande agitation, les accès de la joie la plus folle succédaient à de profonds sanglots, je crois même que nos sentiments le temps passant ne faisaient que s’exacerber, sans doute parce que nous avions eu le loisir dans l’intervalle de les anticiper avec fièvre, crainte et délectation. Croyant nous y préparer en vérité nous leur ouvrions en nous toujours plus de latitude.

Je persistais à voir des hardes de bêtes pourchassées, meurtries dans le plus grand mystère.

Cela m’assombrissait comme un rêve récurrent dont la signification, de la plus haute importance, me resterait indéchiffrable. Lorsque recommençait la nuit le tourment n’en devenait que plus précis et, à la prochaine venue de la lumière, j’appréhendais avec une inquiétude renouvelée le déroulement de la prédation que je veillais pourtant tout le jour.

L’absurdité de ma vigilance m’apparaissait crûment. Ceux qui guettaient les chères apparences de leurs morts avaient toutes les raisons de presser la journée durant leur visage contre les vitres, leurs doigts palpant le verre comme s’ils allaient à force le fondre. Mais moi je ne savais à qui j’avais affaire. De plus en plus j’eus le sentiment d’assister à un crime, ou plutôt à son présage. Ces jours-là je ne manquais jamais de croiser la jeune fille et son frère, qui continuaient à rire de ma préoccupation pour des choses qui ne devaient pas me concerner. Cependant leurs manières avec moi disaient le contraire. Ils étaient bien les seuls à être au courant de ma vision, sans que jamais je n’aie pris l’initiative d’en parler. Ce n’était pas la peine : ils la partageaient, voyant comme moi les biches en fuite, et mieux que moi le chasseur qui soudain s’en emparait. Ils en savaient long sur cette prédation, et sans doute aussi sur toute espèce de crime. Étaient-ils des rescapés ? Pourquoi s’adressaient-ils à moi ? J’étais sûre qu’ils n’étaient pas des âmes errantes cherchant à étayer en moi l’inconsistance de leur état, ils n’étaient pas non plus les faibles créaturesdes songes diurnes. Mon existence ne leur était d’aucun secours. Loin de me demander quelque chose pour eux-mêmes, ils semblaient plutôt chercher à m’avertir. Bien que toujours un peu distraits, ils manifestaient une belle vigueur. Moi je suis réservée au fer qui fend les fronts, me dit un jour la jeune fille aux tresses les yeux étincelants, avant de partir dans un éclat de rire. Ces manières me faisaient penser à des romanichels. Que pouvais-je leur demander ? Ils répondraient toujours à côté, ou par énigme.

Lorsqu’on posa Iphigénie sur l’autel, dans sa robe de cérémonie safran qui était si grande que les assistants du prêtre s’en étaient servi comme d’une camisole – mais à quoi bon, elle ne se débattit pas – et quand celui-ci leva très haut la dague avec laquelle il officiait, le corps de l’enfant, à ce qu’on dit, s’effaça pour livrer passage à celui d’une biche, qui se mit alors à reposer là sur le flanc, haletante, ses pattes fines gracieusement rassemblées en un bouquet sous la main du prêtre.

Bien qu’il nous parût si souvent immobile le temps passait, nous en avions la preuve dans la naissance et la croissance des enfants qui nous entouraient. Les femmes jeunes dont le ventre poussait arboraient avec fierté le signe évident de la vitalité de notre communauté. Les hommes en étaient discrètement glorifiés et certains déambulant avec elles dans le couloir prenaient des poses par lesquelles ils semblaient désigner aux yeux de tous le précieux renflement qui ceignait leur compagne. On pouvait hausser les épaules et s’agacer de ces manières, chacun au fond était rassuré de nous savoir féconds – sur ce chapitre étrangement nous faisions corps. Les enfants n’étaient-ils pas sous nos yeux la promesse du monde à venir, dans lequel ils nous précèderaient un jour de leur pas léger ? Chaque naissance, nous en rapprochant, ne l’annonçait-elle pas ? Chacun toutefois en venait à ses heures maussades à douter de cette idée, une chimère, et à constater en eux, rendue plus tragique encore par leur jeunesse même, la perpétuation de nos amères conditions – on en était alors saisi d’effroi, parfois pris de vertige ou d’une lassitude mortelle devant leur croissance ignorante, devant une ardeur qu’à la hâte on jugeait condamnée. Cela malheureusement avait conduit certains désespérés à commettre le pire des crimes, de leurs propres mains reprenant la vie qu’ils avaient engendrée.

Cependant grandissaient autour de nous des enfants qui étaient nés là. Non pas tellement au milieu de nous, car ils établissaient entre eux et les personnes adultes une distance spontanée, et ils aimaient par-dessus tout à se tenir ensemble. Bien sûr ils vivaient avec leurs parents, mais l’exiguïté de nos conditions d’existence leur donnait l’habitude de se côtoyer dès la plus tendre enfance, et la similitude forcée de notre mode de vie achevait de les rendre tôt familiers les uns aux autres. Il me semblait que les enfants d’un même wagon grandissaient comme une fratrie, très étendue certes, mais dont chaque membre possédait une connaissance intime de tous les autres, même s’il n’avait jamais peut-être l’occasion de la manifester. Je les voyais toujours en petite bande, d’âges variés, à l’affût de ce qui la plupart du temps nous échappait, des bricoles, l’annonce de temps nouveaux, la perspective encore ténue d’une apocalypse.

Dans des instants d’exaltation, certains leur racontaient d’une voix tremblante ce que nous avions connu autrefois, la lumière qui entrait dans les pièces à son gré, l’exhalaison tendre des genêts dans la colline, un voyage en bateau ou à cheval, la rumeur de la ville en été, un après-midi d’orage, le souffle du vent dans les frondaisons. (Quant à moi qu’aurais-je raconté me souvenant de si peu ? N’avais-je pas grandi là ?) Mais ces tentatives de récit étaient la plupart du temps vouées à l’échec, comme si nous étions peu à peu frappés d’amnésie, et parce que cela s’avérait vite une entreprise aussi difficile que de décrire le spectacle du monde à un aveugle de naissance. Les enfants s’intéressaient peu à nos histoires, qui les ennuyaient comme les visions d’un rêve abscons. Ils étaient attentifs à se garder de nos passions à leur égard, qu’ils sentaient excessives voire dangereuses, et je crois que sur ce chapitre les aînés les plus indépendants exerçaient leur influence sur ceux qui étaient enclins à répondre aux sentiments tourmentés de leurs parents, les amenant à prendre leurs distances en trouvant refuge dans les lois implicites de la petite bande – peut-être même leur arrachaient-ils du cœur ce désir de mourir qu’on y avait parfois cultivé dès avant leur naissance.