Orientation régionalisation/privatisation : le nouveau cap

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Les lieux de l’école, c’est aussi la question des instances qui la financent. Les moyens ne baissent globalement pas, mais ils sont de moins en moins à la charge de l’état central. Au risque d’aggraver considérablement les inégalités. Examen du budget 2003.

L’historiende l’éducation Claude Lelièvre [1] l’écrivait il y a déjà plus de dix ans : « La conception du rôle de l’État se modifie dans les milieux dirigeants. De la justification d’interventions de l’État dans les processus économiques est déduite la légitimité de l’aide de l’État à des entreprises privées et l’idée de “service privé d’utilité publique” (dans un cadre général où l’État substitue dans tous les domaines à la distinction public-privé des formes intermédiaires mitigées : “société d’économie mixte” ; exaltation de l’initiative personnelle, de l’esprit d’entreprise, dans la gestion des services publics). (…) Des idées d’ “autonomie”, de “compétitivité”, de réduction du contrôle de l’État sont largement diffusées à propos des établissements d’enseignement, l’autonomie et la compétitivité devant garantir un meilleur “rendement” scolaire. En définitive, ce qui est à l’œuvre depuis quelques vingt ou trente ans (et de façon de plus en plus pressante) c’est le retour du “principe d’industrie”, du “principe local”, de l’anti-étatisme et de l’anticentralisme ; c’est le retour des principes libéraux… d’avant la loi Guizot [2]. »

une « économie de la connaissance »

L’évolution actuelle de l’Éducation nationale ne peut être comprise si on ne la replace pas dans le cadre d’une politique européenne concertée. Le Conseil européen, au sommet de Lisbonne de mars 2000, a défini dans les termes suivants l’objectif à atteindre par les États membres : réaliser « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » [3]. Le rapport de la Commission des Communautés Européennes sur « les objectifs concrets des systèmes d’éducation » [4] oscille entre une approche descriptive et des sous-entendus prescriptifs, qui font apparaître les tendances communes aux États membres. On peut lire ainsi : « Bien que les États membres aient pu annoncer des augmentations de dépenses dans le secteur des ressources humaines, conformément aux conclusions de Lisbonne, on constate de manière générale une réduction des budgets (§27). »Le rapport constate par ailleurs qu’« il existe un consensus sur la nécessité d’ouvrir les systèmes d’enseignement aux influences des autres composantes de la société, aussi bien celles qui sont proches de l’école (parents, institutions et entreprises locales) que les plus lointaines (échanges, mobilité, réseaux de correspondants par courrier électronique). Il s’agit d’une nécessité,non seulement en raison de l’augmentation de la mobilité – professionnelle et géographique – des citoyens au cours de leur vie active, mais également parce qu’elle s’inscrit dans la stratégie d’adaptation de l’Europe face aux défis de la mondialisation de l’économie (§27). »

des moyens en progression ?

Si la France est l’un des pays d’Europe où la tradition centraliste est la plus forte, elle est aussi l’un des pays qui a entrepris de la manière la plus radicale sa décentralisation.

Le projet de loi de finances 2003 pour l’Éducation nationale illustre bien ces tendances. Il rappelle que le budget de la Jeunesse et de l’Éducation nationale est le premier budget de l’État, avec 7 % du PIB, soit 62,8 milliards d’euros, ce qui représente une progression de 2,1 %, alors même que l’on attend 19 900 élèves en moins dans l’enseignement secondaire. Le texte présente ainsi le budget comme une « progression des moyens (…) dans un contexte de diminution globale des effectifs », idée qui est reprise par une certaine presse [5].Pourtant, on pourrait noter aussi que l’on attend 36 300 élèves supplémentaires dans le primaire (ce qui correspondra d’ailleurs à la création de 1 000 emplois de professeurs des écoles), c’est-à-dire globalement 16 400 élèves en plus. Et si on n’oublie pas que Jack Lang avait vu les crédits de son ministère augmenter de 4 %, l’augmentation de 2,1 % reste malgré tout une baisse par rapport à ce qui était prévu.

Le maître mot du document diffusé par le ministère est d’ailleurs que « l’on ne saurait rechercher aveuglément les réponses dans un simple accroissement de moyens : (…) un budget n’est pas seulement une affaire de moyens. L’ambition est aujourd’hui que la quantité soit mise au service de la qualité, que les moyens ne soient pas dépensés sans évaluation des résultats. Il ne s’agit pas ici d’une simple formule rhétorique, mais bien d’une approche fondamentalement différente, qui doit conduire, comme la loi organique sur les lois de finances nous en fera l’obligation dans un très proche avenir, à une logique d’utilisation des moyens à une logique d’obligation de résultats. » À certains niveaux de généralité, tout le monde peut tomber d’accord. En quoi doivent consister ces « résultats » et comment les évaluer, c’est ce qui reste ensuite à définir.

logique libérale

Il est simplificateur et faux de dire que la réforme de l’Éducation nationale consiste à réduire les moyens octroyés à l’école. D’une certaine manière, il s’agit même de les augmenter, mais en faisant autant que possible financer cette augmentation par d’autres instances que l’État central – les régions, les départements, les mairies, les entreprises, les parents –, quitte à leur donner un droit de regard sur les enseignements eux-mêmes, et à créer des inégalités entre élèves, en fonction de leurs origines sociales et géographiques. Sans doute ces inégalités existent-elles déjà, mais on peut distinguer entre un système qui se définit en droit contre les discriminations, et un système qui, au nom de l’impuissance à lutter contre les faits, en vient à les considérer comme légitimes et à en faire son programme.

Tout se passe comme si l’État, n’ayant plus de rôle idéologique à jouer, s’apprêtait à rendre à chacun sa liberté, et à diversifier les modes d’enseignement. Comme si, pourrait-on dire, l’idéologie de l’État lui-même s’étant faite anti-étatiste, l’État permettant à l’école de se réorganiser soustraite à son idéal. On fait valoir une démocratisation, contre un républicanisme centraliste derrière lequel miroitent des formes d’odieuse emprise de l’État sur les individus – tour à tour l’héritage de l’enseignement religieux, celui de l’époque napoléonienne, le spectre du communisme… – mais une telle conception libérale de l’école elle aussi est pleinement « idéologique », et l’intervention de l’État n’est pas toujours synonyme d’embrigadement, il sert aussi de contrepoids aux inégalités : la libéralisation du système scolaire ouvre la porte à ce qui, sous l’apparence d’une féconde diversification et d’une adaptation optimale aux besoins, permet un creusement des inégalités. Forme de retour à une école divisée en plusieurs ordres, mais qui en plus le dénie et se présente comme égalitaire…

dénationaliser l’éducation nationale

Les lois de décentralisation de 1982 ont créé une tension entre le pouvoir central et les collectivités territoriales, en instaurant la règle des compétences partagées [6] : l’État reste responsable des personnels, mais ce sont les régions, créées à cette occasion, qui définissent le schéma régional des formations ainsi que les programmes prévisionnels d’investissement qui y correspondent. Autrement dit, l’État s’occupe du personnel, les administrations locales des bâtiments et des outils pédagogiques. Aux communes les écoles primaires, aux départements les collèges, aux régions les lycées. Symboliquement, la mutation est parachevée en 1985, lorsque collèges et lycées cessent d’avoir le statut d’ « établissements publics nationaux » pour devenir des « établissements publics locaux d’enseignement » (EPLE). Une certaine logique conduit donc, sinon à confier entièrement la gestion des personnels aux régions, départements et communes, du moins à amplifier leur rôle ; et tel était bien l’enjeu de la réforme du système de mutation des enseignants en 1999.

Sur un autre plan, l’idée que chaque établissement doive définir son « projet d’établissement » vient s’intégrer dans la même logique d’insertion de l’établissement dans sa région, et de définition de sa politique éducative en fonction des besoins de celle-ci, créant de la part des chefs d’établissements ce que l’ancien recteur Xavier Greffe appelle « un clientélisme rampant » [7] des collectivités dont ils dépendent, lesquelles, réciproquement, dotent les établissements placés sous leur juridiction de manière inégale, faisant de l’un, si elle en a les moyens, l’établissement d’élite, d’un autre un établissement plus axé sur les formations techniques, d’un troisième une poudrière dont on se contente de tâcher de résorber les tumultes, en en appelant à la bonne volonté et au sentiment de culpabilité des professeurs.

« La “décentralisation” ou la “déconcentration” opérée par le ministre s’apparente en réalité à une dénationalisation de l’Éducation nationale. L’importance en terme de financements accordés aux régions et aux collectivités locales procède d’une logique de différenciation des pouvoirs, par laquelle la proximité géographique des institutions locales avec le monde de l’entreprise devient la solution à tous les maux. (…) Le partenariat école-entreprise se trouve élevé au rang de relation modèle, centre de gravité des projets d’établissement (…) Il faudrait d’ailleurs être bien naïf pour croire qu’en retour, les entreprises ne feront pas pression pour intervenir dans le contenu de l’enseignement dispensé aux élèves… [8] »

régionaliser l’orientation scolaire

À l’heure actuelle, six régions se sont déjà portées volontaires pour expérimenter la décentralisation de l’orientation scolaire. « Les régions ont déjà beaucoup de pouvoirs en matière de formation et d’information. Elles pèsent de manière notable sur l’ouverture des sections et font passer dans de nombreuses régions l’apprentissage au premier plan, au détriment des formations professionnelles et technologiques publiques [par ailleurs parfois en effet mal adaptées aux offres d’emploi dans les secteurs technologiques]. Elles ont en main toutes les préparations préqualifiantes, qualifiantes et de préparation à l’emploi pour les 16-25 ans. Aujourd’hui, les conseils régionaux les plus radicaux demandent la maîtrise de la formation initiale et un pouvoir de décision à la place des recteurs afin de fixer les équilibres entre formation initiale continue et apprentissage et de pouvoir contrôler les ouvertures et fermetures de sections dans les différents secteurs. (…) Il s’agit d’un retour à une démarche adéquationniste des années 1970 qui ne tient aucun compte des perspectives d’évolution des métiers, et est prête à sacrifier la formation initiale des jeunes au profit d’une hypothétique validation des acquis de l’expérience [9]. »

C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet actuel de transfert de l’ensemble de la formation professionnelle continue aux régions, qui se verront aussi attribuer la gestion des bourses universitaires et de la construction des restaurants et résidences universitaires. Dans le même temps, la gestion des personnels de maintenance des lycées et collèges passerait aux départements. Le tout s’inscrivant dans une réforme de grande ampleur, dépassant largement le cadre de l’éducation, appuyée sur un projet de loi constitutionnelle sur la décentralisation [10].

adapter les statuts aux ressources locales

Une des illustrations les plus visibles de cette tendance dans le budget 2003 est la réforme du statut des surveillants. Celui-ci a fait l’objet de plusieurs remaniements, qui laissent subsister côte à côte des statuts très hétérogènes, fonction en premier lieu de la date où a été signé le contrat. Il y a tout d’abord les MI-SE (maîtres d’internat-surveillants d’externat), statut destiné aux étudiants pour qu’ils puissent – malgré leurs 32 heures de travail hebdomadaires – financer leurs études. Jugé trop onéreux et inefficace, ce statut est en cours de réforme, selon deux stratégies opposées : d’un côté on essaie d’opérer un rapprochement entre la fonction de surveillant et celle d’enseignant ; de l’autre on cherche à créer un statut de surveillant à temps plein, dont l’emploi ne soit pas transitoire. La première tendance était celle du gouvernement Jospin, pour lequel les surveillants devaient être dotés d’une licence et déjà inscrits aux IUFM : les anciens « pions » devenaient des professeurs en puissance, susceptibles, comme cela se fait parfois, de remplacer au pied levé un enseignant absent. De même que devaient pouvoir le faire les « aides-éducateurs » (emplois-jeunes recrutés par l’Éducation nationale), quoique de manière plus ambiguë et problématique. Le statut de surveillant devait être un tremplin vers autre chose, l’État finançant pour ces derniers des formations parallèles, à 100 % quand l’aide-éducateur se destinait à l’éducation, en partie seulement sinon.

Désormais les pions doivent être pions à temps plein et non pas en route vers autre chose. C’est pourquoi l’on a parlé d’attribuer ces postes à des « mères de famille ou à des retraités ». Il s’agit d’une part, à long terme, de supprimer progressivement les crédits finançant les 65 000 aides-éducateurs / emplois jeunes, dont 20 000 dès 2003 (et 8 000 dans le second degré). D’autre part, de supprimer 5 600 emplois de MI-SE dans le cadre du budget 2003. À la suite de la grève du 24 septembre, le gouvernement a cependant annoncé la création de 11 000 postes d’ « assistants d’éducation », dont le statut n’est pas encore clair. Il s’agit visiblement d’un retour vers l’ancien statut de MDP (« maître de demi-pension »), auxquels les MI-SE avaient précisément été substitués dans des temps de vaches plus grasses. Les postes ne seraient plus réservés aux étudiants et les candidats seraient recrutés localement, augmentant les prérogatives des conseils régionaux, et les disparités entre les régions. Un lycée dans une région riche aura en effet le personnel nécessaire pour encadrer les élèves. Mais une région plus pauvre devra faire avec moins de moyens, quand bien même un renforcement des personnels d’encadrement serait nécessaire dans ses établissements. L’idée directrice est toujours la même : on peut améliorer l’encadrement si on précarise les conditions d’emploi – des pions payés à l’heure coûtent moins que des MI-SE. Et les ressources locales doivent être mieux exploitées : le document du ministère le dit bien, « pour être efficace, cet encadrement doit être présent dans l’école (comprendre : ne pas faire des études à côté), ajusté au plus près des besoins des établissements (comprendre : sans sécurité de l’emploi), et s’insérer dans le tissu des partenariats locaux (comprendre : financés par les régions et employant les bonnes volontés locales, pourquoi pas même sur la base d’un volontariat ?)  ».

Notes

[1Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires, 1789-1989, Nathan, 1990, p. 213.

[2La loi Guizot du 28 juin 1833 instaurait un service d’enseignement public centralisé, faisant valoir que « le grand problème des sociétés modernes est le gouvernement des esprits ».

[3Texte consultable sur www.eurydice.org, le site de la commission européenne sur les différents systèmes éducatifs européens.

[4Bruxelles, 31 janvier 2001.

[5Voir par exemple le dossier du magazine Capital, n°134, novembre 2002, p. 16 : « Le grand gâchis de l’Éducation nationale ». « Plus d’argent, moins d’élèves, des résultats toujours aussi médiocres. Tel est en gros le constat d’échec. » (article de Thierry Fabre).

[6Voir par exemple Claude Lelièvre, Les Politiques scolaires mises en examen. Douze questions en débat, 2002, ESF éditeur, p. 159.

[7Cité par Claude Lelièvre, op. cit., p.220.

[8Extrait d’un texte collectif (Francis Cohen, Arnaud Gendron-Laville, Laurent Jaffro, Julie Saada) intitulé « Je veux bien mais quand même », dont on trouve l’intégralité sur le site internet de l’association Reconstruire l’école, à l’adresse suivante : http://www.multimania.com/reconstrlecole/

[9L’US n°576, « OPA sur l’orientation », article de Catherine Remermier (SNES).

[10Bilan général de l’état de la décentralisation et des projets gouvernementaux, Le Monde, 15 novembre 2002.