Vacarme 22 / Processus

Karaoké et politique « Plaisirs inconnus » de Jia Zhangke

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Dans une Chine engoncée dans la raideur d’un pouvoir vide de son idéologie, les rengaines douceâtres du karaoké bercent d’une liberté illusoire. « Libres de tout souci », les jeunes héros de plaisirs inconnus, du cinéaste Jia Zhangke, basculent dans l’indifférence aux autres et au monde.

Le Shanxi est une province située à quelques heures de train seulement de Pékin, une province connue pour son industrie minière, son charbon vendu dans toute la Chine, et ses richesses archéologiques qui ont nourri les fouilles de générations de chercheurs. Une province marquée du double sceau de la Chine éternelle et de l’industrialisation maoïste. C’est sur ce fond que se déroule le dernier film de Jia Zhangke,l’histoire de deux amis, Binbin et xiao Ji (petit Ji), adolescents un peu attardés et faux-durs qui jouent aux petites frappes dans une ville industrielle en marge du monde.

Le film s’inscrit dans la continuité de Xiao Wu, artisan pickpocket, puisque Wang Hongwei, l’acteur principal du premier long-métrage de Jia, reprend le rôle d’un Xiao Wu embourgeoisé et devenu cynique, passé de la falsification de cartes d’identité à la « finance » (rachat de prêts et extorsion de remboursements). Le film reprend même ironiquement la scène finale de Xiao Wu, où le personnage éponyme, attaché à un poteau par des menottes, se retrouvait en butte aux regards à la fois curieux et indifférents de tous les passants, en démarrant avec l’arrestation de Xiao Wu sous les regards amusés de ses acolytes.

Les deux personnages principaux du film sont des variations sur la figure de Xiao Wu et, comme celui-ci, ils tombent tous deux amoureux : Binbin d’une lycéenne préoccupée principalement par ses notes de baccalauréat et sa place d’université à Pékin pour étudier le commerce international, et Xiao Ji de Qiaoqiao, une starlette locale jalousement gardée par un gangster. Mais Plaisirs inconnus marque un pas de plus dans l’itinéraire politique du réalisateur. Si, dans Xiao Wu, Jia montrait déjà la fascination qu’exerce l’univers kitsch de la chanson de variété chinoise et des chanteuses de karaoké sur un pickpocket à la petite semaine, le propos est ici de replacer cette esthétique kitsch dans le contexte d’une Chine en plein blocage politique et au bord de l’explosion sociale. Plaisirs inconnus est, disons-le, un des très grands films chinois de ces dernières années, parce qu’il fait le lien entre deux mondes dont nous avons souvent du mal à concevoir l’existence simultanée : le monde du karaoké, symbole de l’occidentalisation, de la libération des mœurs et d’une certaine autonomie existentielle, et le monde du pouvoir qui encadre la vie de tous les Chinois au quotidien. Dans ce film, Jia Zhangke montre avec beaucoup de finesse comment ces deux mondes s’imbriquent et propose une interprétation de leur rapport complexe.

le microcosme du Shanxi

Tout commence donc dans le Shanxi qui, comme toute la Chine, est en proie aux changements liés à l’apparition de l’économie de marché et du chômage de masse qui l’accompagne. Le désespoir qu’il suscite est relié au succès de la secte bouddhiste interdite Falungong, dont beaucoup d’adhérents sont des ouvrières au chômage, comme la mère de Binbin. C’est le responsable du comité de quartier, figure encore omniprésente dans la Chine d’aujourd’hui et qui apparaît rarement dans les films, qui révèle ce secret de la mère de Binbin. Cet homme, interlocuteur privilégié des habitants d’un quartier, est au courant de tout : il assure le suivi médical de Binbin, refusé par l’armée parce qu’il a une hépatite, prodigue des « conseils d’amis » à la « coiffeuse » – comme souvent une « migrante » venue de Zhangjiakou, dans le Hebei voisin – et qui est obligée d’abattre la cloison derrière laquelle elle effectue les massages pour cause de grande campagne nationale contre les « mauvais éléments de la société ». Jia Zhangke dresse ici un portrait discret mais d’une grande exactitudedu fonctionnement de l’appareil du parti communiste : débarrassé de son idéologie, celui-ci continuenéanmoins à exercer un rôle de « contrôle de proximité » qu’aucune force sociale ne semble pouvoir lui disputer ou contester. Le responsable, bon bougre au fond, émet des recommandations qui se présentent sous l’aspect rassurant du bon sens mais ne sont susceptibles d’aucun appel. Ainsi, le jour où sera décrétée l’éradication de la secte Falungong – dont le film montre au passage qu’elle peut être localement tolérée pour l’instant comme stabilisateur social – il n’aura plus qu’à fournir la liste qu’il possède déjà.

C’est un monde de la pauvreté que filme Jia Zhangke,ce dont témoignent de longs plans sur les murs lépreux et les bâtiments croulants. Mais le Shanxi, comme toute la Chine, est néanmoins envahi par les produits de consommation et la publicité qui rendent la pauvreté encore plus cruelle. Les histoires sentimentales des deux personnages principauxsont inséparables de cette culture marchande. La starlette Qiaoqiao, dont s’amourache xiao Ji, fait de la publicité pour l’alcool blanc mongol en chantant des chansons de variété. Pour la séduire, xiao Ji fait valoir qu’il saura la « faire fondre comme des nouilles instantanées », ces dernières étant un véritable objet-culte de la culture de consommation post-maoïste. De la même façon, Binbin, après avoir emprunté 1 500 yuan à Xiao Wu à un taux usuraire, offre à son amie lycéenne un téléphone portable Motorola, lui expliquant qu’il lui sera utile pour faire du « commerce international ». Binbin devra vendre des DVD pirates pour rembourser et Xiao Wu, dans un clin d’œil du réalisateur, conseille à Binbin de se procurer les DVD de « films d’art » tels que Xiao Wu et Platform s’il veut faire des affaires auprès des lycéens. Cependant, c’est bien le cadeau du téléphone qui vainc la résistance de la jeune fille sage, mais Binbin préfère l’abandonner et passer une première nuit d’amour payante avec la coiffeuse dont il avait refusé le premier massage. Les sentiments paraissent ainsi inséparables du monde de la publicité et de la consommation, seule échappatoireà la pauvreté et au contrôle politique.

l’actualité

Mais Plaisirs inconnus va au-delà de ce constat relativement banal. Le film fait notamment un usage répété d’éléments de l’actualité nationale et internationale, qui font irruption dans la vie des personnages par le canal de l’écran de télévision. La première mention de la secte Falungong est faite dans un reportage télévisé regardé par Binbin et sa mère sur les « immolations par le feu » d’adeptes de la secte sur la place Tian an’men à la veille du Nouvel an chinois 2001. Cet événement annonce la révélation du responsable du comité de quartier sur la mère.

L’événement suivant vu au journal télévisé est l’interception de l’avion-espion américain, contraint à se poser très endommagé sur l’île de Hainan au printemps 2001. C’est ce qui semble décider Binbin à devenir un « héros », comme dans la chanson « Libre de tout souci » qui donne son titre chinois au film, et à s’engager dans l’armée, mais cette coïncidence temporelle n’est nullement due à son patriotisme, elle masque plutôt sa volonté, en devenant militaire, d’accompagner son amie lorsque celle-ci ira à l’université à Pékin. Les soucis privés priment sur les slogans de propagande qui les masquent. L’actualité internationale, jusqu’au rôle des États-Unis – positif ou négatif – , n’a aucune prise sur la vie quotidienne des personnages, dont toutes les actions ont des motifs purement personnels. Ainsi, quand le Comité olympique annonce en juillet 2001 que Pékin a obtenu l’organisation des Jeux de 2008, Xiao Ji et Binbin ne prennent pas part aux réjouissances qui ont lieu devant une télévision dans la rue. Même la propagande gouvernementale (contre Falungong, contre la politique américaine) ne pénètre pas dans ce monde de l’indifférence totale à tout ce qui lui est extérieur. Lorsque Binbin entend de chez lui, en même temps que le reportage sur l’avion américain, l’explosion d’un immeuble dans la ville – événement qui s’est produit dans plusieurs villes du Hebei au printemps 2001 et a été attribué à des « terroristes » – il se demande d’abord, à moitié ironiquement, s’il s’agit d’une attaque américaine, avant d’en attribuer la responsabilité à son ami xiao Ji, comme si aucun événement ne pouvait exister en dehors du cercle des fréquentations quotidiennes de Binbin. Ni la politique, ni la propagande, pas plus que l’esprit critique, rien de cela n’entre dans le quotidien du Shanxi.

la musique de variété

Ce monde à la fois misérable et commercial, entièrement replié sur lui-même, s’anime cependant aux sons de la musique de variété chinoise. D’ailleurs, Jia Zhangke n’a cessé de souligner l’importance de la « musique à la mode » dans ses films, allant jusqu’à soutenir que la variété chinoise était pour lui l’emblème de l’évolution historique que prenait la Chine depuis 1979. C’est ce qu’on pourrait appeler l’effet Canada Dry : l’apparencede liberté, le sentiment de liberté, alors que la réelle liberté existentielle, esthétique ou a fortiori politique est toute relative. Cette musique, née sur les décombres du maoïsme et des opéras révolutionnaires modèles, possède au début des années 1980 l’attrait indéniable de la liberté – c’est toute l’histoire que Jia a filmée dans Platform. Les paroles sentimentales importées ou imitées de Hong Kong ou Taiwan donnent aux jeunes qui les entendent le sentiment que tout est redevenu possible : la parole publique et le droit à la vie privée, aux histoires d’amour non censurées. Mais, au fur et à mesure que l’évolution de la Chine se précise, cette musique se révèle comme ce qu’elle n’a en fait jamais cessé d’être : un succédané, un ersatz sirupeux qui fait rêver les petites frappes et les coiffeuses-masseuses des villes chinoises de provincesans avenir.

Cette fois, Jia Zhangke a donné à son film dans la version originale le titre d’une chanson que tout adolescent chinois connaîtpar cœur : « Libre de tout souci » interprétée par le chanteur taiwanais Richie, dont la musique et les paroles se trouvent au centre de la signification du film (ce qu’occulte malheureusement le titre français). On entend pour la première fois son refrain dans la bouche de la starlette Qiaoqiao faisant la promotion de l’alcool blanc mongol et, dès ce moment, elle devient le symbole de l’attirance qu’exercent sur ces jeunes à la fois l’esthétique de la publicité bas de gamme et la liberté de vivre sa vie qu’elle décrit. Ensuite, Binbin la chante au karaoké avec son amie, et en disant lui-même les paroles, il met brutalement l’accent sur le fossé entre les rêves de ces adolescents attardés et la réalité de ce que sera sans doute leur existence (voir ci-dessus). L’expression « libre de tout souci » est reprise par Qiaoqiao et Xiao Ji quand ceux-ci passent leur première et unique nuit à l’hôtel : Qiaoqiao explique à Xiao Ji qu’elle est empruntée au philosophe taoïste Zhuangzi, rapprochant ainsi l’idée de liberté de la notion taoïste d’indifférence au monde. Enfin, la chanson revient une dernière fois dans la bouche de Binbin au commissariat alors qu’il vient d’apprendre qu’il encourt la peine de mort pour un braquage de banque plus comique que dangereux avec xiao Ji. Le film se termine sur la voix de Binbin chantant les paroles du refrain : « Je parcours la terre au gré du vent, libre de tout souci. » Ici, le texte de la chanson est évidemment empreint d’ironie, mais il renvoie également aux images de la séquence précédente où xiao Ji a pris la fuite, abandonnant d’abord son acolyte Binbin à la police, puis sa moto au bord de la route et montant finalement sous une pluie battante dans un minibus qui le prend en stop, en route pour « parcourir la terre au gré du vent ». Ainsi, le sens ultime que le film donne à ces paroles de chanson est celui de l’indifférence irréductible des individus les uns aux autres. Parmi ceux qui rêvaient d’être « libres de tout souci », l’un termine ses jours en prison, l’autre fuit dans l’inconnu, laissant derrière lui toute relation sociale.

En creusant le tissu social de sa province natale du Shanxi, Jia Zhangke avait dressé dans Xiao Wu le constat flaubertien de la domination de l’ersatz kitsch de la chanson de variété sur toute considération existentielle. Ici, il franchit un pas de plus en s’attaquant à l’idée de liberté. En donnant au film le titre de la chanson de variété qui l’a sans doute en partie inspiré, Jia Zhangke montre que l’idée de liberté n’est pas susceptible, dans le monde qu’il nous dépeint, d’une formulation existentielle ou a fortiori politique : elle ne peut exister que comme refrain d’une chanson kitsch qui assimile liberté et indifférence.

Si l’on rapporte ce constat à l’histoire de Chine des vingt dernières années, on en retire une signification politique forte : avec la « pop culture », la Chine a offert à ses jeunes un succédané de liberté et non l’original. Mais on pourrait en faire une lecture plus universelle, car Jia ne prend jamais explicitement de position politique : il attire simplement l’attention sur le rôle de la « pop culture », rôle qui n’existe pas qu’en Chine, mais partout dans le monde contemporain où l’on échappe à la solitude et à la pauvreté en vivant à travers les rêves des autres. Jia Zhangke rejoindrait ainsi la conclusion d’un autre grand cinéaste chinois : le Taiwanais Tsai Ming Liang, qui avait analysé de la même façon le rôle de la chanson hongkongaise dans The Hole.


libre de tout souci

(Ren Xianqi, paroles Xiao Chong)

Un héros ne craint pas d’être d’origine modeste,
Il suffit de le vouloir pour être fier tous les jours.
À cause d’un mot du destin,
On est à la merci de ses sentiments,
On poursuit une chose toute sa vie
Mais on ne la saisit jamais.
Quand on s’aime profondément
On ne voit même plus le ciel,
Gratitude et jalousie nous obsèdent par-delà la mort.
Ceux qui connaissent l’amour ne vivent pas vieux,
Comment pourrais-je oublier toute ta bonté ?

refrain :
Que je sois triste, que j’aie des regrets,
Je maudis le ciel que tu ne comprennes pas.
Que je souffre, que je sois fatigué,
Pourvu que je puisse voir son sourire tous les jours. Que ce soit dans l’ivresse,
Que ce soit dans le sommeil,
Pourvu que j’oublie toute ma tristesse.
Que j’aie raison ou que j’aie tort,
Je parcours la terre au gré du vent,
Libre de tout souci.