Vacarme 23 / Arsenal

Bagdad : journal d’avant

par

Valérie Custine s’est rendue à Bagdad une dizaine de jours en janvier 2003 dans le cadre d’un travail universitaire, pour y consulter des archives. Le texte qui suit est le récit de ce voyage. On n’y trouvera ni analyse d’un conflit à venir, ni enquête auprès de « l’homme de la rue ». De ce qu’elle a vu, des amitiés furtives qu’elle a nouées, elle rapporte ce journal : la prise de tension d’une ville dans l’imminence de la guerre.

lundi 12 décembre 2002

Après près de trois mois d’attente et diverses péripéties, ma dernière demande de visa pour l’Irak a enfin abouti. Je réside à Damas et cherche à me rendre à Bagdad depuis plus de deux ans, pour mes recherches d’histoire. Enfin, j’accède au droit de troquer 80 dérisoires dollars contre une étiquette verte autocollante qui me tient lieu de visa.

dimanche 5 janvier 2003

Pour aller en Irak, il me faudra d’abord passer par la Jordanie, et je pourrai ainsi profiter de la navette diplomatique française qui relie, une fois par semaine, Amman à Bagdad. Privilège insigne qui m’évitera les joies d’un passage de frontière en taxi collectif, avec moult vérifications et fouilles de bagages. La première fois, c’est folklorique, mais à l’usage, on s’en lasse assez vite. Mon voyage vers l’est commence donc par le sud, en terrain connu.

lundi 6 janvier

7 heures du matin, le gros véhicule de la Section des Intérêts Français de Bagdad nous attend devant l’ambassade à Amman. La route est implacablement droite au milieu d’un paysage interminablement plat. Heureusement, il n’y a que 960 kilomètres à parcourir : 10 heures de route.

Le passage de frontière se déroule, comme prévu avec l’accompagnement diplomatique, dans la plus grande simplicité. Les démarches pour quitter la Jordanie et entrer en Irak nous prennent, tout compris, moins d’une heure. Un record, presque.

À peine la frontière franchie, le chauffeur fait un plein. 120 litres de super pour trois dollars : l’essence est ici encore moins chère que dans le reste de la région. Certains gros camions citernes, que l’on voit sur la route, passent ainsi la frontière plusieurs fois par jour, sans que je parvienne à comprendre si c’est légal ou s’il s’agit de contrebande tolérée. En Irak, me dit en riant le chauffeur irakien, l’essence coûte moins cher que l’eau minérale.

Puisque la route est plate, j’observe les rares véhicules que l’on croise. Peu de trafic. Pourtant, le fait d’emprunter la route et pas l’avion est un des premiers effets de l’embargo qu’il me sera donné de constater : à part quelques vols pour les pays environnants, notamment la Syrie et la Jordanie, et des vols nationaux, les aéroports irakiens sont en chômage technique. L’embargo signifie en théorie l’absence totale de liaisons internationales. Résultat : pas mal de morts au volant, sur cette route que beaucoup qualifient ici en rigolant de « piste d’atterrissage ».

On arrive à la tombée de la nuit, vers 17 heures : c’est immense, moderne et plat. Plein de petits centres éclatés, des maisons qui dépassent rarement deux étages, et au milieu, le Tigre, énorme, qui coupe la ville en deux. L’un des nombreux palais présidentiels occupe une grande portion de la rive droite. Il est donc interdit de photographier cette section du fleuve, de la longer en barque ou à pied, ou tout simplement de s’y intéresser. Il suffit de le savoir, et ici, tout le monde le sait.

Je loge dans un hôtel occupé presque entièrement par des ONG occidentales. Ici, quand on travaille pour une ONG, on ne peut pas louer un logement, il faut résider à l’hôtel. Avec son bureau sur le palier, comme les chambres et bureaux de tous ses collègues. D’où une vie qui peut facilement tourner au huis clos, mais là aussi, on s’habitue.

Je change, dans une des nombreuses officines qui affichent en énorme les taux du dollar et de l’euro, 60 dollars contre des dinars irakiens. Un dollar, c’est 2200 dinars environ. Or, le billet standard, c’est 250 dinars. Pour mes 60 misérables dollars, j’obtiens donc près de 600 billets, en liasses de cent. Autant dire un véritable tas de liasses. Le changeur me fournit aimablement un sac en plastique noir. Pour les grosses sommes, puisque tout se paye en liquide, on utilise parfois une balance, qui permet d’aller plus vite.

mardi 7 janvier

Il faut que je m’habitue au côtoiement de trois mondes différents : les diplomates, qui ont facilité l’obtention de mon visa, les humanitaires, avec qui je sympathise assez vite, et les Irakiens, avec qui je sympathise plus vite encore.

Je m’attendais à trouver à Bagdad une ambiance de catastrophe prochaine, une sorte d’agressivité inévitable due à la perspective de la guerre à venir. En fait, je suis dès le début frappée par la gentillesse et le calme des Bagdadiens. Assoiffés d’informations, ils se précipitent sur mon savoir supposé, pour obtenir les dernières nouvelles. Il faut dire que l’information est quelque peu malaisée ici : rien d’étranger ne pénètre dans le pays, ni radio, ni presse, ni même télé. Tous les pays environnants, y compris les régimes durs comme la Syrie, ont dû accepter l’irruption de la télévision par satellite. Ici, pas de « dish » sur les toits bagdadiens. Et dans le cybercafé que j’ai visité, deux malabars étaient plantés derrière l’unique client et profitaient en même temps que lui de sa visite à la Toile. Le premier contact, donc, passe le plus souvent par une question brève et angoissée : « Alors… ? ». Ils vont la faire, ou pas ? Oui, ils vont la faire. On espère que non, bien sûr, mais ils la feront quand même. La conversation vire alors au hochement de tête résigné, ou aux imprécations contre Bush. Mais jamais, ou très rarement, contre les Américains en général. Peut-être est-ce dû au fait de vivre depuis longtemps sous un régime excluant tout soupçon de représentativité : mes interlocuteurs irakiens se montrent toujours soucieux de faire la différence entre les peuples et les gouvernements.

Aujourd’hui, après une première prise de contact avec la ville, je suis de corvée chez l’ambassadeur qui présente ses vœux à la « communauté française ». Comme c’est de coutume, paraît-il, on y tire les rois. Seule diversion de la soirée, un somptueux plateau de dattes, plusieurs mains se tendent vers les fruits pour découvrir une carte de visite ornée au milieu du plateau : avec les compliments de Saddam Hussein. Les mains se retirent et les dattes restent intactes.

mercredi 8 janvier

Mon travail de recherche me conduit à la Faculté des lettres de l’Université de Bagdad. On ne me pose aucun problème à l’entrée.

L’atmosphère est détendue, et surtout, on voit plein de filles, fait plutôt rare dans les rues de la ville. Ma présence suscite bien sûr la curiosité, on vient me parler, on m’aborde en anglais, on se pousse du coude et on me montre un peu du doigt dans un geste inachevé, et surtout, on pouffe beaucoup.

En route pour le département d’Histoire, je croise un immense mur en liège surmonté d’un avertissement : « Tableau d’expression libre. » Il est, comme il se doit, entièrement vide, hormis une affiche méthodiquement placée au milieu du panneau pour annoncer un concert pour la paix et une conférence avec des universitaires américains venus manifester leur soutien au peuple irakien. Et de fait, en ce moment, Bagdad est plein d’Américains pacifistes. Depuis quelques semaines, l’hôtel où je loge grouille ainsi de barbus, babas cool, catholiques pour la paix ; j’ai déjà croisé trois fois en deux jours une grosse dame avec les cheveux blancs et un T-shirt où on peut lire, en rouge sur fond noir : WAR IS NOT THE ANSWER. Au fait, quelle était la question ?

J’ai rendez-vous avec l’ami d’un ami, un Irakien d’une quarantaine d’années. Hayder est grassouillet et débonnaire, et légèrement paranoïaque, à moins que… Il me fait visiter Bagdad sous toutes ses coutures. Il insiste fréquemment pour que je me voile quand on passe dans tel ou tel quartier. Ailleurs, il me fait passer pour une Syrienne, ce qui est à peu près crédible avec mon accent de Damas. Son activité préférée, outre le bavardage intensif et passionnant dont il me bombarde dès notre première rencontre, consiste à m’interdire de prendre des photos. Il commence par agiter les bras frénétiquement, transpirer à grosses gouttes (réellement), et me souffler avec angoisse : « Tu es folle ! Ne prends pas ça ! On voit un coin du ministère de l’Information, là derrière ! » ou bien : « Tu veux vraiment nous créer des problèmes ! Tu ne sais donc pas qu’on est dans le coin du ministère de l’Industrie ? » Je n’aurais jamais cru qu’il puisse y avoir, en une seule ville, autant de ministères. Quand ce n’est pas un ministère, c’est un palais présidentiel qu’on aperçoit au loin, ou un bâtiment officiel. Ou encore un pont, qu’il est également interdit de photographier.

Le soir venu, il faut que Hayder et moi nous fixions un rendez-vous pour le lendemain. Hayder ne veut pas venir à l’hôtel, car ce n’est pas très bon pour lui qu’on le voie trop traîner en compagnie d’étrangers. Peut-on se rejoindre devant la fac ? L’idée ne semble guère lui convenir, et ce qui me semblait simple et limpide se complique à loisir au gré de ses explications. Peut-on se retrouver dehors, dans la rue ? Là, Hayder fait littéralement un bond sur place : comment puis-je ignorer que la sortie de la fac se trouve exactement à l’emplacement du ministère de la Défense ? Bien, un peu plus loin, dans ce cas ? Oui, mais que vais-je devenir si j’arrive en avance et que je suis contrainte à attendre DEHORS, dans la rue, toute seule par-dessus le marché ? J’explique à mon dynamique chaperon que je me tirerai fort bien de l’expérience et que j’en profiterai tout bêtement pour aller faire un tour. Un tour, dans le quartier du ministère de la Défense ? Je n’y pense pas ! Et la conversation recommence au début. Enfin, on arrive à un compromis : j’attendrai dans le hall de la fac. Hayder se met en devoir de me dessiner un plan sur lequel il localise, sans en écrire le nom, le fameux ministère qui m’interdit la voie publique. Il transpire déjà à grosses gouttes et me dit dans un souffle : « Tu as bien vu l’endroit ? » Le plan disparaît illico, converti en petits confettis. J’ai l’impression d’avoir touché du doigt, sans le vouloir, une véritable inquiétude. Est-elle fondée, est-elle exagérée ? Il est difficile pour moi de le dire après à peine deux jours en Irak. En tout cas, l’angoisse de Hayder n’était pas feinte. Et si la plupart de ses avertissements alarmistes sur les réactions que ma présence était supposée pouvoir provoquer chez ses concitoyens sont restés sans rapport aucun avec la gentillesse qui m’a accueillie partout, je suppose en tout cas qu’il est au courant de ce qu’il risque en passant le plus clair de ses journées avec moi.

jeudi 9 janvier

Je passe la journée à parcourir la ville à pied dans tous les sens, ce qui se révèle épuisant car les distances sont grandes et les plans souvent inexacts. J’ai d’ailleurs cru comprendre que c’était fait exprès, au cas où.

Ma quête des monuments du vieux Bagdad me fait traverser pas mal de quartiers très différents. Un seul point commun : le plat. Il est très rare qu’une construction dépasse les deux étages. C’est ainsi qu’on peut se repérer, de loin, aux minarets des mosquées ou aux six ou dix étages des quelques grands hôtels. En passant le Tigre pour arriver rive droite, dans le quartier du Karkh, on voit de loin un immense chicot de béton gris qui se détache sur le ciel. Ce sont les fondations de la future plus grande mosquée du monde, que Saddam fait construire. Le chantier a débuté il y a plus de quatre ans, et pour l’instant ne sont construits que de gigantesques piliers qui, à ce qu’on entend, constitueront l’armature de ce qui pulvérisera le record de la mosquée de Hassan II.

La ville est dans un mauvais état général, dont tout le monde souligne à loisir qu’il est dû à l’embargo. Un Irakien d’une cinquantaine d’années me désigne avec dégoût les tas d’ordures qui s’entassent le long du Tigre et m’explique qu’avant, le système de ramassage des orduresmarchait très bien, que les rues étaient propres, que maintenant ces déchets qui pourrissent dehors sont une menace pour la santé publique. Avant, comprendre avant la guerre, avant l’embargo surtout, âge d’or économique à défaut d’être politique. Avant, quand l’Irak était, on me le répétera plus d’une fois, le pays le plus riche du monde arabe. Avant, avant, avant… On parle toujours, ici, d’un avant. Avant, on ne se préoccupait pas des questions matérielles. Avant, on allait étudier à l’étranger. Avant, il n’y avait pas d’enfants qui mendiaient dans la rue. Avant, personne ne souffrait de la faim. Avant, avant, avant… L’avant est omniprésent. Il paraît extrêmement déplacé, en revanche, d’évoquer un après. Après quoi ? Après l’embargo ? On n’y croit pas, il n’aura pas de fin. Après la prochaine guerre ? C’est à croire que l’horizon est un black outabsolu. Après, après… Ce qui est là est permanent. C’est un cadre mental, dont on n’est pas dupe, mais que l’on subit. Il paralyse l’après comme il paralyse l’action. Et, sur ce, je récolte en général un grand sourire un peu triste et un changement de sujet.

Une des questions que l’on me posera le plus, à mon retour en France, est de savoir si j’ai pu parler « du régime » (et là, généralement, mes interlocuteurs ajoutent « avec l’homme de la rue »). Il est très difficile d’expliquer à quel point « le régime » est la dernière chose dont on peut raisonnablement avoir envie de parler avec les Irakiens qu’on rencontre. Que veut-on en entendre ? « Parler du régime », en l’occurrence « faire parler du régime », c’est bien sûr chercher à en entendre la critique, acerbe si possible, et assortie d’anecdotes atroces sur la dureté de la répression. Ou bien, en cas de discours contraire, souligner la peur qui pousse les dominés à faire l’apologie de leurs dominants, « par peur des représailles ». J’ai décidé, pour ma part, de ne jamais poser délibérément de questions sur « le régime ». Je préfère rester l’oreille aux aguets de ce qui transperce sans qu’on en parle, des histoires sans rapport qui nous conduisent parfois, au détour d’une conversation sur tout autre chose, à toucher du doigt les contraintes ou l’inquiétude dans lesquels baignent la plupart de mes interlocuteurs.

vendredi 10 janvier

Vendredi, c’est dimanche ! Le jour férié du monde musulman. Le jour aussi, à Bagdad, de la floraison des marchés de tous types. L’embargo a fait la fortune (toute relative) des marchands d’occasion qui vont vendre en pleine rue vêtements et appareils électroménagers de seconde main ou CD et DVD piratés (légalement, car il n’y a ici pas de loi sur le droit d’auteur). Chaque quartier a sa spécialité, et dans le « Vieux Bagdad », rue al-Moutanabbî (grand poète du Moyen Age arabe), on vend des livres, des livres et encore des livres.

La foule est enthousiaste et se presse autour des étalages où l’on trouve aussi bien des œuvres littéraires en arabe classique que des ouvrages orientalistes en allemand, et où se côtoient manuels d’informatique, recueils de poésies et livres d’histoire. On trouve Tolstoï ou Hugo en traduction arabe, ainsi, hélas, que quelques exemplaires des Protocoles des Sages de Sionqui ont fait depuis quelques mois leur réapparition dans les librairies de la région. Cela dit, personne ne semble y prêter particulièrement attention.

Effet de l’embargo, les Irakiens vendent leurs livres : tout est d’occasion. Ici, on aime les livres, c’est là quelque chose de très frappant. Le moindre taxi dans lequel je voyage me parle littérature. Un Irakien d’une cinquantaine d’années me confie dans un soupir : le plus triste, avec l’embargo, c’est que les gens sont devenus matérialistes. AVANT, on aimait surtout la culture, les livres. Maintenant, chacun se préoccupe avant tout de savoir ce qu’il va manger et rapporter à sa famille. Encore un avant.

samedi 11 janvier

On rencontre un peintre et photographe, qu’un ami français veut interviewer pour un fanzine. L’interview se déroule dans son atelier, deux pièces modestes pas très loin de notre hôtel. L’essentiel de l’entretien a lieu avec sa porte d’entrée grande ouverte. À un moment, on aborde des sujets un peu plus sensibles ; le premier geste de notre hôte est alors, tout naturellement, de fermer la porte. Comme on enregistre ce qu’il dit, il nous demande de lui montrer ce qui sera publié avant de l’envoyer au journal. On parle surtout de son travail artistique, et aussi un peu d’AVANT.

Ce soir, une bonne partie du staff des humanitaires français va regarder le dernier James Bond en DVD. Pour ma part, je préfère suivre d’autres amis vers l’avenue Arasat, un des quartiers chics de Bagdad. C’est ici qu’on peut acheter les copies CD ou DVD des derniers albums et films… américains. On trouve aussi des paires de Nike à plus de 100 dollars et des survets griffés dans les boutiques chics qui bordent l’avenue. Les restos sont tous plus reluisants les uns que les autres, on m’en désigne un où se trouve une piscine. Je me demande bien qui peut y nager et en quelle tenue. Il y a ici une minuscule minorité qui s’est extrêmement enrichie sous l’embargo, par proximité avec le pouvoir essentiellement, et qui dépense son argent de façon odieusement ostentatoire.

De retour à l’hôtel, à minuit, on tombe sur le groupe des Américains pacifistes, qui ont prévu une petite soirée pour le départ de quelques-uns d’entre eux. Nous y sommes conviés. Une Américaine souriante vient me proposer de participer à une « action pour la paix » demain : il s’agit de lire, à la télé irakienne, des textes pacifistes de Martin Luther King. On résiste un bon quart d’heure avant de s’éclipser.

lundi 13 janvier

Tourisme. Bravant l’avis de l’ambassade qui n’aime pas que nous sortions de la capitale, je quitte Bagdad pour Samarra, à une heure de route vers le nord. Je n’ai pu dissuader Hayder de m’accompagner.

De retour à Bagdad, des amis français m’emmènent chez des amis à eux, une famille d’Irakiens plutôt modestes. Bien que ceux-ci prennent visiblement un grand plaisir à les recevoir, les voisins ont manifesté méfiance et mécontentement, et il faut donc éviter de venir trop souvent pour ne pas leur créer de problèmes. La mère me fait visiter son appartement, deux chambres, un salon sommaire, une cuisine, et me montre les réserves de nourriture et produits de première nécessité que le gouvernement leur distribue régulièrement : farine, huile, lentilles, lessive, savon. De quoi manger à condition de ne pas être trop difficile. Pétrole contre nourriture : c’est le programme qui permet à l’Irak de recevoir une petite contrepartie aux dizaines de milliers de barils de pétrole que le pays exporte quotidiennement. Le reste sert, entre autres, à rembourser le coût de la Guerre du Golfe, et à payer grassement les organisations internationales qui travaillent sur le sol irakien. Merveille du cynisme guerrier : après avoir pris des bombes sur la gueule, il faut les rembourser à l’envoyeur.

Nos hôtes sont adorables. Leur fille de douze ans me montre fièrement son manuel scolaire, la leçon qu’ils étudient en ce moment porte sur la colonisation française au Maghreb. Il est toujours édifiant de constater que la langue de bois sur l’unité arabe sévit toujours dans la région, avec d’autant plus d’énergie qu’elle sert à détourner l’attention des questions de politique intérieure. C’est notamment frappant avec la Palestine. Récemment, une grande avenue de Bagdad a été baptisée Yasser Arafat. Ce qui a certainement fait avancer d’un grand pas la cause palestinienne.

La télévision marche en sourdine, un petit poste en noir et blanc où la visite des universitaires américains interviewés en direct par une speakerine bilingue laisse la place à Saddam qui parle beaucoup et serre des mains. On n’y prête pas vraiment attention, ça fait partie du décor. Mais le chef de famille, âgé de quelques décennies de plus que sa femme, me pousse du coude, et me glisse, malicieux : « Il est bien, notre chef, hein ! » Il rigole d’avance de mon embarras. Pour le coup, c’est vrai que je me sens coincée, alors je prends le parti d’en rire : « Il est bien, oui, bien sûr qu’il est bien ! »
– « Et il est plus fort que Bush, pas vrai ?
Là, on rigole moins.
– Oui, plus fort, bien entendu… »

Je ne sais plus sur quel pied danser. Notre hôte lance encore deux trois plaisanteries. Il est plus de minuit, mais il est difficile de prendre congé, alors on promet qu’on reviendra, oui, tant pis pour les voisins…

mardi 14 janvier

Encore une balade avec Hayder. Au milieu du souk de la mosquée Kazimiyya, autre grand lieu du shiisme, on repère l’immanquable équipe de tournage TV. Il est vraiment remarquable que toutes les équipes de TV étrangères filment les mêmes endroits, à savoir le souk de la mosquée, et une boutique d’artisan du cuivre dans le vieux Bagdad. À croire qu’ils résument à eux seuls l’ensemble de la vie irakienne, et effacent les autres lieux, beaucoup plus ordinaires, fréquentés par les Bagdadiens. J’imagine qu’ils figureront en bonne place sur les catalogues Nouvelles Frontières, APRÈS.

Un peu plus tard, je suis sur les bords du Tigre avec mon inséparable Hayder, à essayer de faire avaler à mon appareil photo la nouvelle pellicule dont il a besoin. Il s’agite sur son banc, s’essuie vingt fois le front (qu’il a ruisselant) et grommelle « Attention, en face, c’est le ministère de… » Je suis prête à rire lâchement de ses angoisses, quand un type à blouson de cuir s’approche de nous et me parle en anglais pour demander d’où je viens, qui je suis. Hayder répond précipitamment que je suis Syrienne. La conversation se poursuit en arabe. Ah, tiens, comme ça, je suis Syrienne. Et en Syrie, est-ce qu’on a un fleuve qui ressemble au Tigre ? Je peste mentalement contre mon appareil photo, j’essaye de ne pas faire de grosses fautes d’arabe et je lui réponds que non, à Damas, notre fleuve est tout petit, mais plus à l’est on a l’Euphrate. Le type essaye de poursuivre la conversation avec plein de questions disparates. On réussit à s’éclipser. Le col de Hayder est trempé, il en oublie de m’interdire de photographier quelques minarets stratégiquement placés devant des ministères de je ne sais trop quoi.

mercredi 15 janvier

On sort de Bagdad avec une amie et un chauffeur de taxi très volubile, Abû Anas, pour aller visiter les villes saintes du sud, Koufa, Najaf, Kerbala, où sont enterrés les principaux personnages révérés par les shiites. Revêtues de nos plus belles abbaye(la grande robe noire que portent les femmes shiites ici), nous pouvons accéder à la première mosquée, celle où est mort Ali, le gendre du prophète. Un sayyid(dignitaire religieux) affable nous montre de très bonne grâce toutes les rénovations que Saddam Hussein a fait faire dans la mosquée. C’est une sorte de ritournelle qui reviendra toute la journée : la mosquée était délabrée, les pèlerins déploraient son abandon, mais heureusement le président a tout fait rénover.

Dans les autres mosquées, notre chauffeur de taxi nous présente comme chrétiennes, et nous n’avons donc pas accès à la partie la plus sainte, près du tombeau. Il y a énormément de monde, beaucoup de pèlerins, des Iraniens surtout. Des familles font la queue dans la cour, autour d’un cercueil : à tour de rôle, on promène le défunt dans son linceul autour du lieu saint. Un organisateur annonce avec un porte-voix le nom des familles. Dans la cour de la mosquée, on mange, on papote, on laisse courir les enfants. Rien de choquant dans tout cela ; mais je suis moins habituée aux démonstrations plus spécifiquement shiites qui consistent, surtout pour les femmes, à se lamenter, pleurer sur la mort de Ali et son fils Hussain, embrasser et caresser les portes. Abû Anas peste contre ces habitudes qui lui paraissent relever de la superstition et non du véritable islam. Je lui demande s’il est sunnite ou shiite : il me répond que c’est la même chose, que l’islam est un ! J’avoue que c’est la première fois que j’entends ce discours.

Sur la route du retour, Abû Anas nous raconte un peu son histoire. Jusqu’à l’embargo, il travaillait comme comptable pour une grande société internationale. Il gagnait correctement sa vie et le travail l’intéressait. Mais depuis, son salaire a chuté à vingt dollars par mois et cela ne lui permettait plus de nourrir sa famille. Comme tout Irakien possédant un véhicule pourvu de quatre roues et d’un moteur, il est logiquement devenu taxi. Quand la journée est bonne, il gagne à peu près 20 000 dinars : un peu moins de dix dollars, soit près de 200 dollars par mois qui lui suffisent, à lui et ses proches. Il est très facile de devenir chauffeur de taxi, vu le faible coût de l’essence. Pour reconnaître un taxi, il suffit de se poser sur le bord de la route et d’agiter un peu la main. Selon mon expérience, tout chauffeur d’une voiture déglinguée et sans passager est un taxi en puissance.

Un peu plus tard, je suis coincée dans un autre taxi, avec deux femmes d’origine palestinienne. Coincée car un orage démentiel vient d’éclater, avec pluie, tonnerre et éclairs. La voiture ne peut plus avancer, on passe presque une demi-heure au milieu d’une flaque gigantesque qui ne cesse de s’approfondir. Pendant ce temps, les passagères et le chauffeur plaisantent : à chaque coup de tonnerre, ils disent : Ça y est ! les Américains bombardent ! et ils rigolent un peu avec un petit sourire triste. C’est doux-amer et presque mélancolique.

jeudi 16 janvier

Je saute dans un taxi, conduit par un jeune homme d’à peine trente ans qui s’évertue à parler anglais et refuse catégoriquement que je le paye pour la course. Je lui dépose l’argent sur son siège, il le remet dans mon sac. Je lui redépose, descends, il descend me le rendre. Que faire pour éviter d’en venir aux mains ?

Une ultime balade dans Bagdad, je repars déjà très bientôt.

Le soir, nouvelle corvée chez l’ambassadeur, qui reçoit la « délégation française pour la paix » : quelques journalistes, deux amiraux à la retraite, un géologue spécialiste du pétrole et, pour faire bonne figure, l’indispensable instituteur trotskiste à grosses moustaches. Que viens-je faire dans cette brochette ? Un des journalistes, qui écrit pour un grand quotidien français, commence son séjour en Irak par le tour des humanitaires français pour récolter des infos fraîches ! J’apprends aussi, à mon grand effarement, qu’on craint « une explosion des banlieues en France » en cas de déclenchement de la guerre. Il est vraiment temps que je retourne en métropole pour me reconnecter avec la réalité !

La soirée n’est pas complètement perdue car on a enfin l’explication de la panne d’internet que l’on subit depuis cinq jours : le gouvernement irakien a coupé le réseau car les Américains bombardaient de messages de propagande les Irakiens les exhortant à collaborer avec eux pour renverser le régime. Les plus effrayés ont dû être ceux qui ont reçu ces mails et se sont empressés de s’en débarrasser pour ne pas avoir de problèmes.

vendredi 17 janvier

Mon dernier jour, déjà… Les copains « humanitaires » m’emmènent faire un tour sur l’île de Bagdad, une sorte de jardin d’acclimatation un peu à l’écart de la ville. À l’entrée, un immense portrait de Saddam en keffieh. Bien que j’aie héroïquement résisté, jusqu’ici, à la mode médiatique qui veut que l’on prenne chaque portrait en photo (après quelques mois en Syrie, j’ai de l’entraînement), je craque et demande l’autorisation au gardien. Pas de problème, il la prendra même pour moi, pour qu’on puisse tous être dessus !

Le soir, je prends congé des quelques amis irakiens que j’ai un peu côtoyés ici : Hayder, la famille qui nous a accueillis… Les voir partir est une expérience insupportable. Surtout, ne pas penser à la guerre.

samedi 18 janvier

Départ en plein milieu de la nuit avec une voiture diplomatique bourrée de bagages jusqu’au toit. Si le personnel de l’ambassade voulait essayer d’évacuer discrètement, c’est raté. Cantines et valises, tout indique les bagages personnels.

Au cours du voyage, le chauffeur irakien demande carrément au diplomate qui nous accompagne si la guerre va avoir lieu ou pas. Sa femme est algérienne et il peut faire faire des visas algériens pour ses enfants, pour les mettre à l’abri, au cas où. Oui oui, on lui conseille de faire les visas, juste au cas où, bien sûr…

Lu sur la route, entre Bagdad et Amman, écrit au doit sur la vitre arrière d’une voiture : Dieu nous garde.

Mille kilomètres de plat, me voici loin de Bagdad avant d’avoir eu le temps de dire ouf. Premier contact avec la Jordanie où nous rentrons : un immense panneau « la Jordanie d’abord », le thème d’une campagne médiatique à très gros battage mise en place par le gouvernement jordanien. Le message est clair : la Jordanie ne fera rien pour l’Irak, ne fera rien pour la Palestine. Que les 60 % de Jordaniens d’origine palestinienne se le tiennent pour dit. Que les Irakiens se le tiennent pour dit. Que le monde entier se le tienne pour dit.

épilogue, vendredi 14 février

C’est aujourd’hui, que sont évacués d’Irak tous les Français qui travaillent pour des ONG, ceux qui voulaient rester comme ceux qui souhaitaient partir. Les Irakiens, eux, ne se verront proposer aucune procédure d’évacuation.