Vacarme 23 / Processus

Écrire à retardement fragments d’un dialogue en cours

par

De la musique de georges aperghis comme un jargon, en marge des langues officielles… de l’auditoire comme une multitude et non comme un public… de la composition comme une guerre intime qui déchire les enveloppes trop lisses… un dialogue a deux et quelques voix.

Lorsque j’ai appuyé sur la touche du magnétophone, je savais à peine de quoi nous allions parler, Georges et moi. La bande a tout archivé, mais il n’en reste ici même que des fragments. Car quelqu’un – qui n’est ni Georges ni moi, mais qui n’est pas non plus un autre – y aura entendu ce qui suit. Parfois entrecoupé d’autres voix, venues d’ailleurs, qui se seront aussi rappelées à nous.
(P. Sz.)

Moi (hésitant). – … où en étions-nous, déjà ? Oui. Tu ne crois pas que ta musique (et peut-être la musique) est une sorte de jargon, plutôt qu’une langue ?

Lui (après un long silence). – Ce qui m’attire, c’est le temps, le lieu où la langue s’invente.Là où, par exemple, il y a de la clandestinité, de la résistance, du secret, là où des gens se cachent, ils déforment les mots, créent une syntaxe, une prononciation différente, qui change de couleur. C’est ainsi que peut surgir une langue parallèle. Ce que tu appelles un jargon, sans doute.

Dans mon travail, je n’ai certes pas besoin de me cacher. Et je ne cherche pas des formes ou des formules du secret. Mais je suis toujours accompagné par une grande affection, par une fascination, même, pour les gens qui inventent des langages plus ou moins codés. Des mots de passe, des signaux, ou encore des sons, des mimiques, des gestes… : tout ce qui permet de communiquer secrètement, à deux ou à trois, au milieu d’une foule.

Je suis très admiratif, aussi, devant des formes de communication humaines ou animales qui, au sein d’une grande économie, et à grande vitesse, sont traversées de fortes charges. Il s’y dit, souvent dans l’urgence du danger, des choses que je n’oserais pas énoncer directement.

Moi – Tu es sûr que tu ne te caches pas ?

Lui – Je ne suis pas clandestin, je ne passe pas une frontière. Enfin, plus maintenant. Et pourtant, c’est vrai, je suis encore sans cesse en train d’appliquer à la langue une série d’opérations musicales – changer la couleur d’un mot ou d’un phonème, changer sa place, lui faire dire quelque chose d’autre… – qui la transforment en une sorte de jargon.

Ce que j’appellerais mon privilège, par rapport à la plupart des formes clandestines de langages parallèles, c’est de pouvoir crypter des secrets en quelque sorte ouverts. Un clandestin doit transmettre un message univoque, rapide et sûr, face à la menace qui le guette. Dans mon travail sur le chiffrage musical de la langue, je peux me permettre des mots de passe à multiples portées.

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«  L’argot est justement le contraire d’une formation spontanée. C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens. On peut donc supposer a priori que les procédés de cette langue sont artificiels.  »
– Marcel Schwob, Étude sur l’argot français, 1889

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Moi – Tu m’as dit une fois que tes pièces ne s’adressaient jamais à ce qu’on nomme un public, ou un auditoire.

Lui – Il y a pour moi, chaque fois que j’écris, un nombre restreint de destinataires auxquels je crois que je pense inconsciemment. Ils ne se ressemblent pas, ils ne se rassemblent pas. Quand je me tourne vers l’un d’eux, c’est une autre partie de moi qui s’ébranle. Et c’est pourquoi je veux leur être chaque fois fidèle, pour être fidèle à toutes ces parties de moi.

Évidemment, comme chacun de ces destinataires n’est pas non plus seul, comme lui-même à son tour adresse à d’autres, ou à d’autres en lui, sa lecture ou son écoute, on se retrouve au bout du compte en nombre.Mais c’est un nombre qui n’est pas un public,surtout pas un public, dans la mesure où l’on ne peut en connaître ni le chiffre, ni la structure.

Moi – En principe, dans une langue secrète, les clefs pour déchiffrer les mots sont implicites, non dites. Et c’est là le secret qui ressemble les locuteurs, non ?

Lui – Dans ce que je fais, il n’y a pas un tel code, qui serait caché derrière ce qui se donne à entendre. Il n’y a pas non plus de secret qu’il s’agirait de partager.

Je crois par exemple qu’une pièce comme mes Quatorze récitations [1978, pour voix seule] est accueillante à tous les secrets, aux secrets de chacun et chacune, qui peut y retrouver son histoire. C’est en tout cas ce que je cherche, tout en sachant que c’est impossible à calculer. Ce que je peux faire, tout au plus, c’est d’essayer de me raconter plusieurs histoires avec la même « phrase », avec le même agencement de syllabes. Ou de phraser différemment, pour voir s’il peut surgir une autre musique.

Et parfois, oui, je calcule. Notamment lorsque je veux qu’il n’y ait pas d’histoire du tout.

Moi – Serais-tu d’accord pour dire que ton écriture vise quelque chose qui a la forme ou la structure du secret, mais sans secret déterminé ?

Lui – Je pense souvent à ce que j’invente comme à une, ou plutôt des langues, qui auraient pu exister il y a très longtemps. C’est comme si, en travaillant musicalement les syllabes, les phonèmes, je tombais sur de vieux récits devenus incompréhensibles.

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«  La littérature garde un secret qui n’existe pas, en quelque sorte. Derrière un roman, ou un poème, derrière ce qui est en effet la richesse d’un sens à interpréter, il n’y a pas de sens secret à chercher. Le secret d’un personnage, par exemple, n’existe pas, il n’a aucune épaisseur en dehors du phénomène littéraire. Tout est secret dans la littérature et il n’y a pas de secret caché derrière elle, voilà le secret de cette étrange institution…  »
– Jacques Derrida, Papier Machine

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Moi – Tu me parlais il y a quelque temps de la lenteur, du retard inhérent à ce qui serait la dimension politique de la musique. Qui n’apparaît (si jamais elle apparaît) que toujours plus tard, infiniment plus tard peut-être. Bien plus tard, en tout cas, que ses effets immédiats, ceux que l’on serait tenté de verser au compte d’un engagement, comme on dit.

Tu me disais – écoute, je t’ai enregistré :

« Je suis arrivé en France en 1963, à une époque très politisée. J’ai connu des gens, certains merveilleux, passant leur vie au service d’idées, de partis… La musique relève d’une autre politique, d’un autre temps. Plus lent, plus insidieux, qui passe par le corps. La musique peut fournir des armes, mais avec toujours quelques batailles de retard. En tant que musique, elle fournit du combustible pour après. Secrètement, sans manifestes. Et il arrive que sa lenteur gagne sur la vitesse. »

En te réécoutant, je songeais : on a souvent affirmé que, précisément dans la mesure où certaines musiques s’adresseraient au corps (dans la mesure où, comme tu me le disais encore, « on ne peut pas les écouter assis », ces musiques, par exemple la militaire ou la dansée, ont une portée immédiate. Tu sembles penser au contraire que son incorporation est longue.

Comment entends-tu dès lors ce lieu commun, à la fois banal et si difficile, qui voudrait que la musique soit une langue d’avant la langue ?

Lui – Je rêve souvent sur le moment mythique de l’invention des langues. C’est un peu un rêve d’enfant ; le rêve de celui pour qui le nom donné à la chose est la chose…

Ce pour quoi j’ai aussi toujours une oreille attentive, c’est la façon dont les langues se pétrissent, se façonnent. Dans les argots, par exemple, les mots sont coupés, inversés. Ils subissent, mais comme en accéléré, cette usure qui en fait des cailloux dans un fleuve. Dans les argots, les mots sont sculptés beaucoup plus vite que lors de leur lent polissage au sein d’une langue.

Moi – N’est-ce pas ce que tu fais aussi : présenter en accéléré la sculpture des langues ?

Lui – Dans Énumérations, ou dans Récitations, c’est vrai, je voulais qu’on entende le retour des mêmes « mots » (des mêmes compositions de phonèmes) avec une variation, une légère altération qui chaque fois les rende différents.

Souvent, dans mon travail, j’ai cherché à présenter, à donner à entendre la formation d’une sorte de faux dialecte ; ou encore, notamment avec Sextuor [1992, pour cinq voix de femmes et violoncelle], la résurgence d’une langue oubliée, comme une espèce éliminée qui reviendrait malgré les lois de l’évolution.

Ces manières de parler – qui toutefois ne disent rien –, ces patois sont pour moi comme des maladies venant affecter le corps prétendument sain de ce qu’on appelle la langue. Ce sont des sortes de symptômes, des manifestations éruptives sur la surface cutanée de la langue. Mais, si maladie il y a – et c’est, de fait, une maladie écrite,pour des voix parlées ou chantées –, aucun diagnostic précis n’est possible.

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«  … la musique est comme la langue d’une ère engloutie sonnant au cœur d’un monde neuf et étonné, elle vient trop tard…  »
– Nietzsche, Humain, trop humain, II, § 171

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Moi – Ce mot de maladie, il revient souvent quand tu parles de ton écriture.

Lui – Quand j’écris, je ne sais pas où je vais. J’ai entre les mains des motifs, des agencements de phonèmes ou de notes. Et j’essaie de fabriquer avec eux des tissus qui prennent.

Mais il arrive souvent qu’un autre motif, étranger, fasse irruption au milieu d’un tissu qui dès lors menace de se déchirer. La question, c’est : faut-il l’accueillir ou non ? Faut-il le laisser proliférer, comme une sorte de virus ou de cancer ?

Dans l’écriture, je suis face à une double nécessité : je dois contenir des forces qui risquent de tout submerger ; et, en même temps, c’est l’irruption de ces forces hétérogènes, voire pathogènes, qui, souvent, donne une nouvelle perspective à ce qui était déjà là.

(Me montrant la partition d’orchestre de Dark Side, la pièce qu’il est en train d’écrire.)

Tu vois, il m’arrive même de ménager exprès, au milieu d’un tissu musical qui se forme, de grandes enclaves vides. Afin que ces portées vierges accueillent, voire appellent une intrusion dans le tissu. Qui donc se reformera ensuite autrement, dans un espace tout autre. Comme si, en l’exposant au danger d’une irruption, je l’avais placé dans une nouvelle chambre d’écho, ou d’écoute. Où il me découvre d’autres murs, d’autres ouvertures, des portes cachées qui conduisent ailleurs.

Moi – Ce que tu dis me fait penser à une note de Schoenberg, qui n’a été publiée que bien après sa mort, en 1995. Traitant d’un problème d’apparence purement technique (sans doute à l’intention de ses étudiants en composition), il use d’un lexique qui pourrait décrire la résistance à une attaque virale. Il écrit :

« Les plus petites notes qui apparaissent dans une pièce ont tendance à envahir (überziehen) toute la pièce… Elles commencent le plus souvent subrepticement (unbeachtet) dans une voix secondaire, elles se faufilent par une porte non close dans n’importe quelle partie de la mesure, pour apparaître bientôt dans une autre partie, souvent déjà plus nombreuses, puis dans une autre partie encore, puis dans plusieurs et enfin dans toutes. La méthode pour les stopper est la même que celle pour les éliminer. C’est un procédé de dissolution (= liquidation) qui consiste principalement à inverser leur mode d’incursion : on omet une ou plusieurs attaques, d’abord une fois, puis dans d’autres parties de la mesure, etc., jusqu’à ce qu’elles soient éradiquées (ausgerottet). Et elles seront stoppées de manière semblable : on leur oppose des figures qui contiennent de moins en moins d’attaques. Car, autant elles se développent sans retenue (hemmungslos) si on ne les en empêche pas, autant elles s’atrophient d’elles-mêmes si on les combat. »

Il y aurait donc une sorte de guerre intime, une micropolitique organique inhérente à l’écriture musicale. Dont l’apparente innocence, que certains souhaitent, ne peut jamais être qu’une innocence seconde, conquise par une sorte de refoulement.

Lui – C’est ce que je vis chaque jour. Et je cherche à ce que cette guerre aussi s’entende. Pour ne pas tomber dans l’indécence ou l’indigence des enveloppes lisses ; ce sont les plaies, les sutures, les déchirures qui m’intéressent. Comme je les vois dans les dessins d’Artaud, par exemple, avec leur papier troué par l’incandescence d’une cigarette. Or, cette brûlure, on ne la calcule pas. On la donne à entendre en espérant sortir relativement indemne de l’expérience. Et même parfois, comme malgré soi, en s’en défendant.

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«  Toujours, quand vous applaudissez et acclamez, vous avez la conscience des artistes entre vos mains, – et malheur s’ils s’aperçoivent que vous ne savez pas distinguer entre musique innocente et musique coupable ! En vérité, je ne veux pas parler de « bonne » ou de « mauvaise » musique, – l’une et l’autre se trouvent des deux côtés ! Mais je nomme musique innocente celle qui pense exclusivement à soi, ne croit qu’en soi, et a oublié le monde au profit de soi…  »
– Nietzsche, Aurore, § 255

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Moi – Un peu comme moi venant du hongrois, tu es entré dans le français en arrivant d’ailleurs : du grec. Mais beaucoup plus tard que moi (j’avais trois ans).

Lui – Quand je parle grec, j’ai toujours l’âge que j’avais en quittant la Grèce, à dix-huit ans. Et j’en ai aussi le vocabulaire. Je serais par exemple incapable de parler de musique en grec.

Mais il y a surtout des choses que je ne peux pas dire dans ma langue, qui n’est d’ailleurs plus ma langue. Pas plus que ne l’est le français, que je vois plutôt comme une sorte de masque. Toujours est-il que j’écris et travaille en français. Il m’est arrivé de voir traduit en grec un texte dont je m’étais servi. C’était comme si, après m’être habitué à regarder les formes avec des yeux de myope, on me chaussait tout à coup des lunettes rétablissant brutalement la pleine acuité de la vue. Ce fut un choc. Le français me sert en quelque sorte d’hygiaphone. Pour me tenir à distance ; pour garder la santé.

Moi – C’est une chose que de parler de musique (c’est ce que je fais moi-même, et je le fais en français). Mais, toi qui inventes des langues secrètes, des langues fantômes, toi qui réinventes des langues oubliées, des jargons et des argots musicaux en tout genre, te semble-t-il même pensable d’essayer de les situer, de les localiser sur une sorte de carte linguistique ?

Lui – Au risque de paraître paradoxal, je dirais sans hésiter : c’est du français ; ce sont des syllabes françaises. Je soupçonne qu’il y a, pour moi, un secret dans la langue grecque, un secret assez terrible, à la fois fascinant et terrifiant. Je ne veux pas voir ce que c’est ; c’est pourquoi je ne l’approche pas trop.

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«  Lorsque, racontant le mythe de Babel, dans le De vulgari eloquentia, Dante dit que chaque catégorie de constructeurs de la tour reçut une langue propre incompréhensible pour les autres, et que de ces langues babéliques dérivent les langues parlées de notre époque, il ne fait pas autre chose que de présenter toutes les langues comme des argots (la langue de métier est la forme par excellence de l’argot). Et, contre cette intime argotisation de toutes les langues, il ne suggère pas (selon une trahison séculaire de sa pensée) le remède d’une grammaire et d’une langue nationale, mais […] une sorte d’affranchissement – non pas grammatical, mais poétique et politique – des argots eux-mêmes en direction du factum loquendi.  »
– Giorgio Agamben, Moyens sans fin

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Moi (hésitant). – Tu crois qu’on pourrait montrer une photographie, une sorte d’instantané ou d’arrêt sur image de l’un de tes jargons composés ? Certes, il y manquera toujours la voix qui le dit, et le corps…

Lui (encore plus hésitant, fouillant longuement parmi les papiers sur sa table). – Je ne sais pas. Ceci, peut-être ? Ça s’appelle Hoquet. Ça ressemble à un texte codé. Au centre Acanthes, à Villeneuve-lès-Avignon, quelques-uns de mes stagiaires l’avaient dit et même dansé, au rythme des pulsations qui s’y marquent. C’était comme une sorte de folklore imaginaire :

Hoquet Hoc Hé T’QueH Hoqueton
Ho Hoquet Hoc HoE Hoc Hoc K’ton Hoc
Oh K’ton Ho Hoé Ho Hoé Hoc-Hoc
Hoqueté Hoquet Hoé Hot-Hot Hoc
T’QueToh Oh Toh Hutoh Hutohoc Hoc
Hoc Hoc-Hoc Hoc Hoé Hoc-Hoc Hét
T’Quekot’Hot HoE T’QueH Hot-Hot Hoqu’T
QueH-QueH Hoc-Hoc HoE-HoE Hoqu’T-Hoqu’T
KéH quetoH KéH quetoH Eh Toh TuoH’ton
Huoc Huc Huquet’QueH Houc HouqueteH
Houé Hou Houé Ek-Ek Ot Hé K’TeH
T’KoH Kohé Kohéké KoH K’TeH OnK’Té
Ho-Ho Oquet’Ké Hoc Hé Uh Huquete
Huqueté HuquetéHu HuquetéHuc HuquetéHuK’té
HuquetéHuK’téHué HuquetéHuK’TéHuéHou
HuquetéHuK’TéHuéHouK’té
HoqueT’HuquetéHuK’TéHuéHouK’TéHoé
KohéHoqueT’HuquetéHuK’TéHuéHouK’TéHoéHoc
QuetoH’KohéHoqueT’HuquetéHuK’TéHuéHouK’TéHoéHoc’HoqueteHoqueT’Hoc

Post-scriptum

J’essaie, en relisant ce qui précède, de redonner voix, corps, rythme, à ce bégaiement qu’il a composé. (Georges m’a expliqué que les lettres en majuscule doivent «  sonner en dehors du mot  », comme des percussions.)

J’y croise, fugitifs, des fantômes de mots français (hoquet), latins (hoc), hongrois (hét veut dire « sept » à mes oreilles) ou encore de langues extrême-orientales (huoc). Simulacres, ombres de langues formant jargon.

J’ai surtout l’impression de tousser en aspirant ou en expirant les H de cette respiration haletante et hoquetante. Et je suis la proie de la prolifération qui, à partir de la quatorzième ligne, fait gonfler les mots, peu à peu, jusqu’au spasme infini du mot-monstre, du mot fou, du mot irrespirable car infini de la fin…