Vacarme 23 / Processus

Tombeau pour la dernière colonne

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Colonne debout, colonne tombée : le motif était à l’œuvre dans la sculpture de Robert Morris, Richard Serra, Carl Andre ou Alain Kirili, pour ne citer qu’eux. Vu d’aujourd’hui, il fait rétrospectivement écho au sort de la dernière colonne du World Trade Center, et des tours elles-mêmes. C’est l’hypothèse qu’Arnold Pierre [1] suit dans la carte blanche que nous lui avons confiée.

L’un des objectifs de ce texte serait atteint s’il contribuait à faire s’apercevoir d’une chose à la fois très simple et généralement peu prise en compte : à savoir que tous les événements – absolument tous – surviennent à travers une forme visuelle, et que celle-ci, alors qu’elle n’informe pratiquement jamais les commentaires de l’événement, constitue une voie d’accès possible à son interprétation et à la compréhension de ses répercussions dans nos cons-ciences. S’il en est un qui ne cesse de produire chez tout un chacun ce travail souterrain, c’est bien évidemment celui qui a marqué la date du 11 septembre 2001. Mais le flot médiatique qui a suivi l’attentat contre les deux tours du World Trade Center à New York n’a pas toujours charrié les mêmes informations, ni selon la même hiérarchie.

C’est ainsi que l’on n’a pas beaucoup entendu parler, de ce côté-ci de l’Atlantique, de l’étrange cérémonie qui s’est déroulée le 30 mai 2002 à Ground Zero en commémoration de la fin des travaux de déblaiement du site où s’élevaient les Twin Towers. Ce jour-là, à 10h29 (l’heure précise où s’était écroulée la deuxième tour), s’est ébranlée la procession emportant vers sa dernière demeure l’ultime vestige architectural du World Trade Center : un énorme pilier d’acier de section rectangulaire, pesant près de soixante tonnes pour douze mètres de long, couché à l’horizontale sur la plate-forme d’un camion. Précédé des porteurs d’une civière vide, symbole de tous ceux dont les restes ne seront jamais identifiés, et d’un cortège composé de personnalités officielles et de proches des victimes, le camion s’est frayé un chemin, au son des tambours et des cornemuses, entre les rangs de représentants de la police, des pompiers, des services de secours, des services municipaux et des corps de métiers qui s’étaient activés jour et nuit des mois durant à l’évacuation des décombres. Après être passé devant une banderole portant l’inscription « we will never forget », le camion aemprunté la voie rapide du sud de Manhattan vers l’aéroport JFK où un simple hangar accueille aujourd’hui la colonne, en attente d’une possible affectation au mémorial qui devra s’intégrer au sein des projets de reconstruction du site. Mais à vrai dire, la « dernière colonne » – plus exactement le pilier 1001B de l’angle sud-est de la tour sud du World Trade Center – avait déjà rempli l’office de monument improvisé. Seul élément structurel à avoir conservé après le désastre sa position verticale, les ouvriers et forces de secours travaillant sur le chantier l’avaient spontanément recouvert de pensées ou de messages personnels, y avaient collé des photographies des victimes et inscrit les noms des leurs, tombés alors qu’ils s’efforçaient de sauver des vies humaines. L’avant-veille de la cérémonie, tandis qu’elle se dressait encore isolément dans le site arasé, la « dernière colonne » fut sciée à sa base et mise à terre, puis chargée sur la plate-forme du camion. C’est alors qu’elle fut recouverte d’un linceul noir et d’un drapeau américain, puis qu’on y déposa une couronne de fleurs blanches, ce qui la fit comparer par un chroniqueur du New York Daily News au « cercueil d’un géant ».

Il est frappant de voir à quel point le destin de cette colonne rassemble en soi celui des tours auxquelles elle appartenait : dans le passage qu’elle s’est vu imposer de la station verticale à l’horizontale, se réitérait symboliquement la chute des Twin Towers. Cette identification métonymique se renforce d’une proximité visuelle dont on ne peut que relever l’évidence : la silhouette élancée des deux bâtiments édifiés entre 1968 et 1972 par l’architecte Minoru Yamasaki, dynamisée par les nervures verticales de ses façades (formées de tubes creux montant de fond, sans interruption, jusqu’au 110ème étage), les faisait immanquablement ressembler à deux gigantesques colonnes ne soutenant pas moins que la voûte céleste, bien au-dessus du reste du skyline new-yorkais. Dans ses Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, l’historien de l’art Heinrich Wölfflin fait de la colonne la structure manifestant par excellence la résistance contre la tendance de la matière à toujours pousser vers le bas et à « s’étaler sans forme sur le sol ». Cette force de réaction, il l’appelle « force formelle » ; agissant verticalement, elle s’identifie au fût vertical de la colonne, ou aux arêtes vives du pilier de soutènement. Cet exemple, repris par Theodor Lipps quelques années plus tard, servait une théorie de l’empathie selon laquelle les formes architecturales sont investies subjectivement par nous de qualités et de propriétés humaines et corporelles : la dynamique verticale de la colonne est celle de la charpente du corps humain résistant en permanence à la force de gravité. De ce point de vue, la colonne couchée de la cérémonie du 30 mai 2002 ne vaut pas seulement comme image des tours-colonnes du WTC mises à terre, mais en appelle à celle de tous ces corps effondrés, disparus dans la violence des événements.

Ce qui était destiné à favoriser l’érection, et à incarner la puissance de l’élan vertical, se trouve donc, par le processus de l’horizontalisation, montré dans l’anéantissement de cette fonction vitale et édificatrice. Dans cette perspective, la « dernière colonne » du WTC peut être regardée comme l’ultime avatar d’une série de colonnes effondrées apparues dans la mouvance bien nommée de l’antiform – et, au premier chef, dans l’œuvre de celui qui imposa cette notion décrivant un certain état de la sculpture autour de 1970 : Robert Morris. En 1961, celui-ci avait conçu pour le Living Theater un événement simplement intitulé Column, au cours duquel un parallélépipède gris, dressé sur la scène, tombait brutalement sur le sol ; initialement provoqué par Morris dissimulé à l’intérieur de la colonne, le mouvement de renversement fut activé par un dispositif mécanique après que l’artiste se soit blessé dans une des chutes. Dans la continuité de cet événement, il devait réaliser une installation comprenant cette fois-ci deux colonnes absolument identiques en matériau, couleur et dimensions, l’une étant présentée verticalement, l’autre couchée au sol. Cette différence de positionnement spatial suffisant à mettre en valeur les qualités physiques propres à chacun des éléments : à la première, ne touchant le sol que par la plus petite de ses faces, la légèreté et le dynamisme associés à l’élan vertical ; à la seconde, en contact avec le sol par son grand côté, la sensation du poids et de l’immobilité figée.

Que la sensation du poids s’accroisse au fur et à mesure que la forme s’horizontalise, c’est aussi ce que mettent en évidence certaines situations spatiales créées par Richard Serra. Avec Stack Steel Slabs, par exemple, le sculpteur produisit en 1969 une vision saisissante de l’effondrement encore suspendu à sa très probable et irréversible survenue. L’œuvre n’est pas encore une colonne à terre, mais une colonne clastique entraînée dans un début de chute par le poids de ses propres matériaux, d’énormes brames d’acier empilées les unes au-dessus des autres jusqu’à la limite de la rupture d’équilibre. Une autre œuvre de Morris, à la même date, permet d’ailleurs de visualiser ce que serait Stack Steel Slabs si le processus d’effondrement avait été mené à son terme : Untitledde 1969 est un arrangement de douze carrés d’acier alignés au sol, en appui les uns sur les autres, qui donnent l’impression d’être les éléments structurels d’une pile ayant versé sur le côté. De ces colonnes déchues, démenties dans leurs facultés architectoniques, Carl Andre aura donné d’autres versions célèbres, lui dont la principale conquête sculpturale résidait précisément, selon ses propres termes, dans le fait d’avoir couché à terre la Colonne sans fin de Brancusi – avec Lever, par exemple, dès 1966, alignement horizontal de 137 briques réfractairesposées sur champ les unes à la suite des autres. Chez lui aussi la dimension horizontale, dans laquelle se développe depuis lors la part la plus importante de sa sculpture, est celle du poids, de la masse et de la densité qui entraînent jusqu’à l’œil lui-même dans leur mouvement de chute ; forcé à constamment se rapporter au sol pour envisager les formes qui s’y trouvent répandues, le regard semble soumis à l’attraction du champ de gravité qu’est devenue la sculpture. Dans un autre contexte, et sans pour autant viser à l’exhaustivité, un dernier parallèle peut être tenté entre le monument spontané qu’était devenu le pilier 1001B du WTC et l’anti-monument paradoxal édifié à Hambourg par Esther et Jochen Gerz en 1986. Anti-monument paradoxal, car le Monument contre le fascisme est une colonne en plomb de douze mètres, de section carrée, vouée, elle aussi, à la disparition : au fur et à mesure que se gravent en elle les signatures des passants, ou les cicatrices des agressions dont elle est aussi l’objet, elle s’enfonce un peu plus dans le sol, selon une dynamique négative qui signifie le refoulement sur lequel fonctionne toute mémoire de l’histoire.

De refoulement, il est tout le temps question dans les parages de l’antiform, où la sculpture ne cherche plus à ériger mais se soumet aux processus entropiques du poids et à la loi de la chute des corps. « En règle générale, dit Carl Andre de manière on ne peut plus évocatrice, la sculpture est priapique, le phallus est orienté vers le haut. Chez moi, Priape est allongé, on s’engage en parcourant la surface de la terre. » Défaite, détumescente, la forme ne touche plus au ciel ; pesante, tellurique, elle ne cherche plus à se dégager de l’emprise terrestre. La dimension puritaine contenue dans cette approche désublimante a bien été cernée par Alain Kirili, dont l’œuvre compte au nombre de celles qui ont réagi avec le plus de conséquence aux tendances de l’antiform, en réaffirmant le parti du monolithe dressé dans la verticalité. En contact direct à partir de la fin des années 1960 avec les acteurs américains de l’antiform, et après un petit nombre d’installations horizontales, il prend de nouveau le parti de la « statuaire », comprise en accord avec l’étymologie du mot : de stare, ce qui se tient debout, ou mieux, ce qui se lève – or « seule l’énergie dresse les choses, sans elle, elles s’affaissent », rappelle Thierry Dufrêne, avant d’en conclure : « La statuaire c’est donc la mobilisation verticale de l’énergie. » Ce faisant, Kirili s’appuie sur une autre tradition, qui passe par les colonnes de Brancusi, les figures longilignes de Giacometti et les Here de Barnett Newman – Barnett Newman, précisément, qui morigénait Robert Morris en lui déclarant au sujet de ses œuvres : « Tout est si bas, rivé au sol. Vous ne savez donc pas que le plus difficile, ce serait de les faire tenir debout ? »

Cette dialectique de l’horizontal et du vertical, de l’antiform et de la « force formelle » n’est pas sans rapport avec les événements qui nous retiennent, comme l’indique dans un premier temps la réaction publique d’Alain Kirili aux attentats du 11 septembre. Dans un texte intitulé « L’art contre les deux intégrismes », il revenait sur le déni du corps dont témoignait l’absence de représentation de la mort dans le paysage médiatique américain, en craignant qu’un des objectifs des terroristes ne fût atteint : l’anéantissement de toute force de symbolisation, de toute énergie de création – l’impossibilité, en somme, d’un nouveau Guernica (ce que ne dément effectivement pas l’approche désespérément littérale des événements dans les œuvres récentes de Tony Oursler [Nine-Eleven, 2001] ou Wolfgang Staehle [Sans titre, 2001] actuellement présentées dans l’exposition Ce qui arriveà la Fondation Cartier). Dans le même esprit, Kirili rappelle aussi volontiers comment, quelques mois plus tôt, les talibans au pouvoir en Afghanistan s’en étaient pris à la statuaire, en détruisant les grands bouddhas dressés de Bamiyan. Cette série de faits et de constatations finit de creuser une perspective inexorablement orientée sur notre sujet lorsqu’on y ajoute un dernier document, plus troublant encore en ce qu’il révèle du cheminement obscur et erratique de ces « forces de symbolisation » dont parle l’artiste. Il se trouve en effet que la rédaction de la revue L’Infini, à laquelle Kirili était lié par son amitié avec Philippe Sollers, a publié à la dernière double page de son premier numéro (hiver 1983) un montage photographique dont le message prend une force rétrospective très étonnante. La page de gauche reproduisait une vue de Cortège, œuvre de 1982 exposée à la galerie Sonnabend de New York ; ce groupe sculptural, composé de barres verticales pincées à leur extrémité supérieure, comme pour marquer la présence d’une « tête » qui anthropomorphise leur silhouette, était confronté, sur la page opposée, à une vue en contre-plongée prise quasiment au pied des Twin Towers, s’élançant dans toute la hauteur du cadre. On n’aurait mieux su affirmer le paradigme verticaliste sur lequel s’appuyait alors le sculpteur, admirateur des tours décalées du WTC auxquelles il ne pouvait s’empêcher de superposer la vision des deux lignes dressées de Here I (1950-1962), de Barnett Newman, le montage de L’Infini reflétant aussi les discussions entre Sollers et Kirili à New York chez le sculpteur, dont les fenêtres ouvraient à la fois sur les Twin Towers, cette « victoire de la verticalité », et, au-delà de la rue, sur l’ancien atelier de Barnett Newman.

Le parallèle suggéré par le montage de L’Infini justifiait donc par avance celui, beaucoup moins héroïque, que l’on vient de produire entre les tours basculées du WTC et les colonnes gravitaires de l’antiform. On pourrait encore le prolonger, du reste, par d’autres mises en rapport, qui incluraient ces nombreuses apocalypses de la matière effondrée apparues dans la même mouvance, traduites en dispersions aléatoires de matériaux (Scatter pieces de Carl Andre, Robert Morris et Richard Serra, mais aussi de Barry Le Va ou d’Alan Saret), d’empilements hasardeux et d’entassements branlants – The Pile, le tas, est le nom terrible que les hard hats, les ouvriers du chantier de déblaiement, avaient fini par donner à l’enchevêtrement des décombres de Ground Zero. « Le désengagement des formes » promu par un Robert Morris devait même déboucher sur la paradoxale activité d’édifier de la ruine. « Par le passé – déclarait-il en 1967, au moment où il commençait à remettre en cause certains fondements idéalistes de la pulsion édificatrice – il était toujours question de construire, mais cette fois cela n’aura rien à voir avec la construction et ça ne tiendra pas debout. » Ce que montrait une installation comme Continuous Project Altered Daily en 1969 à la galerie Leo Castelli, que l’artiste, étrange Pénélope, modela, fit et défit chaque jour que dura l’exposition ; ou encore Partially Buried Woodshedde Robert Smithson (1970), une baraque en bois écroulée sous le poids des tombereaux de terre que l’artiste déversa sur son toit – monument funèbre par anticipation, puisqu’il fut réalisé sur le campus de Kent State University quelques semaines à peine avant les émeutes qui feraient plusieurs morts parmi les étudiants.

Précisément, la mélancolie et le funèbre sont partout présents dans l’antiform, et accompagnent toute son histoire. Pour Richard Serra, la sculpture en tant que poids, masse pesante, en appelle à l’image du tombeau et du sarcophage, et fait se lever les perceptions écrasantes du poids de la répression, de la contrainte, de la destruction et de la mort. Chez Robert Morris, l’effondrement horizontal de la sculpture traduit les maux de l’époque : « Corps qui tombent. Cambodge, Kent State, assassinats de tous côtés, ou de la droite à la gauche. Horizontal comme un alignement de body bags. » Même chez Kirili, mais d’une manière qui enrichit encore la signification actuelle du montage de L’Infini, ces connotations n’étaient pas totalement absentes : Cortège fait en effet partie d’une série d’œuvres où la revendication de la verticalité s’accommode de l’inclinaison plus ou moins prononcée de certaines composantes de la sculpture – cela pour mieux rappeler leur source d’inspiration : les pleurants des tombeaux bourguignons.

Ces perceptions mélancoliques étaient aussi présentes dans la psychologie de l’architecture de Wölfflin, où elles sont liées à « un état d’absence de forme » contre quoi la « force formelle », qui s’oppose à la pesanteur, à la gravité, c’est-à-dire à la « diminution des forces vitales », a justement pour fonction de réagir. Dès lors, au terme de ces nombreux détours, il apparaît peut-être plus clairement que ce à quoi s’en sont pris les responsables de la destruction du World Trade Center, ce n’est pas seulement aux personnes et aux symboles, économiques, commerciaux, financiers, – c’est aussi, pour reprendre le mot de Wölfflin, à la « force formelle » de la société qui avait élevé ces monuments.

Mais une question reste en suspens : celle du devenir de la « dernière colonne » avec laquelle la « force formelle » a donc été mise en bière. Sera-t-elle finalement intégrée aux projets de mémoriaux et, si elle l’est, dans quelle configuration spatiale se présentera-t-elle : horizontale, ou verticale ?

Notes

[1Arnauld Pierre enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’université Paris IV. Francis Picabia, la peinture sans aura (Gallimard, 2002) est son dernier livre paru.