avant-propos

How do you do ? (Comment faites-vous ?)

par

Impossibles à rabattre sur une grille de lecture préalable, trop mouvants pour en faire le socle d’une politique à venir, les attentats du World Trade Center et la guerre qu’ils ont déclenchée nous ont « frappés de stupeur », comme on dit. C’est-à-dire, littéralement, rendus stupides. Nous nous avouons en effet incapables de « penser l’événement », surtout s’il s’agit de comprendre en quoi, après le 11 septembre, « le monde ne sera jamais plus ce qu’il était ». Avouons aussi, pour être tout à fait francs, que nous n’en avons pas vraiment honte.

D’abord parce qu’il y toujours quelque chose de gênant à faire de l’événement un prétexte. Nous ne sommes pas sûrs de ce qui se joue en réalité à New York, à Kaboul ou à Bonn, mais nous sommes certains qu’une politesse minimale envers la réalité en question - en l’occurrence, des morts - devrait interdire à Jacques Julliard, par exemple, d’en faire une occasion de régler ses comptes interminables avec les intellectuels français, ou à Daniel Vaillant d’y lire la preuve que la sécurité est bien la première préoccupation des Français, ou à Pierre Lambert d’y trouver confirmation que l’Amérique libérale, c’est le Mal.

Ensuite, parce qu’il y a une forme de santé à être pris en défaut. C’est précisément ça, un événement : un moment qui, trop réel pour se laisser capturer par une théorie préalable, mais trop réel, aussi, pour qu’on lui échappe, défait les lignes, toutes les lignes, qu’elles soient « du Parti » ou « de fuite ». Pas d’autre choix, dans ces conditions, que d’explorer les contradictions auxquelles, par définition, il nous confronte.

La première, pour notre part, est une hésitation entre le pragmatisme et la vertu. La vertu voulait des manifestations contre la guerre, elle les a eues, sans rien changer à ce qu’elle dénonçait. Le pragmatisme, lui, plaidait l’opportunité : se servir, dans la lutte contre le sida, des entorses à la propriété intellectuelle consenties, anthrax oblige, par l’industrie pharmaceutique ; préférer que la politique étrangère américaine soit menée par un élu, même celui-là, plutôt que par ses seuls services secrets ; espérer que la nouvelle donne diplomatique force Sharon à fléchir ; se réjouir de la déroute d’un pouvoir sexiste et homophobe à Kaboul, etc. - détourner à notre profit, pour nos causes, les forces mobilisées par cette guerre. Objection de la vertu, et retour à la case départ : les bombes, tout de même.

La deuxième est une incapacité à séparer le jugement et l’affect. C’est-à-dire que nous ne voulons pas d’une politique qui consisterait à raisonner les passions (y compris la peur, sans doute le plus minoritaire des affects, au moins en ce qu’elle interdit une assurance de maître du monde), tout en sentant combien ces dernières sont disponibles au pouvoir (contre la peur, la sécurité, l’Etat, la Patrie). Ou encore : comment imaginer une résistance à la peur qui ne soit ni son déni, ni la police ?

La troisième est une difficulté à intervenir de loin. Cette difficulté apparaît dès lors qu’on refuse de couper la politique de l’expérience, ce qui est le parti pris de Vacarme. Elle a joué à chaque conflit international, soit en nous empêchant de parler (Kosovo), soit en nous divisant durement (Israël). Elle s’est encore compliquée après le 11 septembre, pour des raisons propres à l’événement et à notre situation : ici, une guerre dont nous ne sommes ni les combattants, malgré les efforts poignants de Jacques Chirac, ni tout à fait l’arrière, si on en croit le déploiement, plus tangible, de Vigipirate.

Plutôt que chercher à les dissoudre, nous avons choisi d’enquêter depuis et sur ces contradictions, en les portant, géographiquement et politiquement, à leur point d’intensité maximale : à New York, dans cette frange très minoritaire mais énergique de la gauche américaine qui se refuse à la fois au « vieux pacifisme » et au patriotisme, tiraillée entre l’insuffisance des modes d’action traditionnels et le refus de laisser à son gouvernement les mains absolument libres - comme nous, mais plus gravement que nous.

La question était très simple : Comment faites-vous ? Comment fait-on, en plein collimateur et au pied du pouvoir, pour être autre chose qu’un sujet consentant ? Et comment fait-on autre chose, alors, que sauver l’honneur ?Vous jugerez des réponses, bien sûr. Mais à notre avis, le seul fait qu’il y ait des gens, là où ils vivent, pour qui la question fait sens, valait le détour.