Vacarme 23 / Processus

Les chambres du cinéaste

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Qui voit Où gît votre sourire enfoui ? après Dans la chambre de Vanda ressentira bien sûr d’abord les homologies qui traduisent le style de Pedro Costa. Un même lieu clos, une même tonalité vert d’eau, une même dominante de pénombre semblablement trouée par trois rectangles ou cercles de lumière : une porte, sur le côté droit, ouvrant sur un couloir ; un écran de télévision au fond – meuble familial chez la mère de Vanda, où nous discernons vaguement un tour de chant ou un paysage marin, moniteur de travail dans le studio du Fresnoy où s’inscrivent les images de Sicilia ! dont Danielle Huillet opère le montage ; un halo de lumière enfin : lampe de travail dans le studio fonctionnel ou lueur vacillante de bougies dans l’appartement squatté. Deux personnages le plus souvent suffisent à occuper l’espace ainsi resserré. Il est même fréquent que l’un d’entre eux – masculin le plus souvent – n’y figure que par sa voix tandis que l’autre – ordinairement féminin – s’occupe avec ses mains : Vanda prépare la drogue ou Zita fait des écheveaux pendant que Nurro ou Pedro racontent leur déréliction ; Danielle Huillet porte les bobines, fait défiler les images, colle la pellicule pendant que Jean-Marie Straub entre et sort de la pièce en enchaînant professions de foi sur le cinéma et anecdotes significatives. Une même énergie engagée dans un geste infime, une parole qui, à l’inverse, s’installe dans le ressassement interminable. Dans les deux cas l’histoire se ramène à des gestes et à des paroles, infiniment réitérables et en même temps happés par la fin proche : l’achèvement du film des Straub sur l’appel aux armes du rémouleur ou l’achèvement du travail des pelleteuses qui démolissent le quartier de Vanda.

Reste à savoir comment cette ressemblance à soi permet de rendre compte du travail d’un autre. Comment la poétique de la chambre peut-elle parler de ce film dans le film, ce film objet du film, qui s’appelle Sicilia ! ? Si les images télé flottent à l’aise dans la salle commune de la maison de Vanda, entre les cageots de légumes, le canapé de skaï rouge et la machine à laver, est-ce au même régime que peuvent être vus les photogrammes de Sicilia ! sur le moniteur du studio ? Ce film assurément est un film d’hommage et l’on voit bien ce qui lie Pedro Costa à ses aînés : la même affirmation d’un art matérialiste, un art du temps, des gestes et des paroles, insoucieux de raconter des histoires et excluant la « soupe » musicale qui fait généralement tenir les films, à défaut d’idée et de travail sur la forme ; un art ancré également dans une conscience politique qui ne se résigne pas à l’ordre du monde. Mais, une fois cela posé, comment ne pas ressentir, en voyant les morceaux de Sicilia ! dont le montage donne au film de Pedro Costa son « sujet », tout ce qui sépare les deux manières de faire ? Des deux côtés, sans doute, le cinéma construit des huis-clos, libérés de ces situations et événements, actions et sentiments qui font la matière ordinaire des films. Mais est-ce la même logique qui assemble les paroles et les gestes dont la matérialité constitue la texture du film ? On ne cesse de parler dans la chambre de Vanda comme dans Sicilia ! ou dans Operai, Contadini. Mais cette parole, proférée par des corps couchés sur des lits ou affalés sur des chaises, coupée par la toux ou assourdie en plainte à peine audible, parasitée par les éclats de voix de l’autre côté de cloisons toujours trop minces ou perturbée par les bruits de la pelleteuse, est la parole d’un état, l’état de ceux qui vivent entre le murmure incessant de la vie anonyme et le silence d’une condition immuable. La chambre close est toujours une chambre poreuse, la voix est dévorée par la vie qu’elle module. La matérialité de la parole est celle de la respiration difficile, de l’aphasie qui gagne les voix comme l’apraxie gagne les petites actions, comme le vert d’eau de ces chambres-aquariums où les moustiques pullulent comme autour des mares absorbe les corps pendant que le bras de la pelleteuse dévore, une à une, les maisons marquées d’une croix jaune. L’art de Pedro Costa épouse cet épuisement des corps mangés par la couleur glauque, ce continuum que les voix individualisées du champ font avec les voix indistinctes du hors-champ et la rumeur diffuse de la vie pauvre. Sa méticulosité s’accorde avec l’entêtement de l’obsessionnel qui gratte inlassablement la saleté sur la table qu’il va abandonner aux démolisseurs, parce qu’il aime les choses rangées. Son sens de la couleur se plait au vert rompu des chambres-aquariums comme au bleu ou au rose francs des pans de murs à nu des maisons éventrées, son sens de la lumière au brasero allumé pour faire la cuisine sur la voie publique et autour duquel tournent les enfants, comme à ces petites bougies qui donnent à la chambre des squatters en train de préparer leur shoot dans un taudis sans électricité l’intimité chaleureuse des intérieurs hollandais du siècle d’or.

Non qu’il se complaise en esthète au spectacle de la misère et des vies perdues. Rien chez Pedro Costa ne rappelle la complicité de l’art d’un Bruno Dumont avec la vision d’une humanité animale, ramenée au grondement originel ou à l’aphasie finale. Mais son cinéma se loge naturellement dans ces intermondes où l’anonymat de l’art rejoint l’anonymat de la vie. Il s’inscrit dans cette tradition qui remonte au roman réaliste et qu’ont poursuivie les révolutions de la peinture comme les découvertes de la photographie et du cinéma. Cette tradition annule l’inégale dignité des sujets et des actions par la puissance égale de la phrase, de la couleur et de la lumière. Elle fait voir sur un pan de mur à la fois les signes d’une histoire et la splendeur nue de la chose désaffectée, rendue à la grande égalité des choses sans raison.

Rien de plus opposé en apparence à cette poétique que la conception et le dispositif des Straub. Le huis-clos qu’ils organisent enferme les personnages non dans le décor de la vie anonyme mais dans la puissance d’un texte littéraire. À l’égalité de la couleur picturale ou de la phrase romanesque qui absorbe la singularité des figures, ils opposent fermement les différences de la parole poétique ou théâtrale qui les statufie. Même lorsqu’ils « adaptent » Vittorini, au lieu de Brecht, Corneille ou Hölderlin, c’est au prix de soustraire les épisodes et les paroles au continuum romanesque, de les ramener à des échanges dramatiques ou à des affirmations lyriques. La parole, chez eux, n’épouse pas le mode dépersonnalisé du récit. Le « grand lombard » ici déclare, à la première personne, cette possession de terres, de cavales et de trois belles filles que le narrateur, chez Vittorini, rapportait au style indirect. La parole ne décrit pas, elle ne traduit pas non plus un état. Délibérément sur-articulée, proférée par des corps dressés, sur une scène où la lumière sculpte exactement les corps et leurs ombres, où les éléments sont comme pris à témoins, la parole est un acte. Toujours elle affirme : un argument dans une querelle dialectique, une vérité de fait face à un enquêteur, un doute à l’égard d’une affirmation, la fierté d’une vie face à un témoin prêt à compatir ou à un juge supposé. Dans tous les cas, c’est un corps qui y prend âme, qui y affirme sa dignité. L’égalité straubienne n’est pas celle du fond qui absorbe ou de la couleur qui glorifie, elle est celle du mouvement par lequel un corps se dresse pour s’approprier la parole, pour affirmer, à travers la maîtrise de ce que la langue a de plus relevé, la capacité d’action et la puissance de pensée de ceux qu’on appelle les dominés.

Aucune chance par exemple que figure sur l’écran de Sicilia ! l’épilogue de Conversation en Sicile qui nous montre la mère lavant les pieds du mari volage, rentré à l’état de loque humaine au domicile conjugal. Seule restera pour nous l’image de la femme fière, méprisant ce mari geignard et sentimental, qui avait besoin de traiter ses maîtresses en reines de poésie ou évoquant la gloire d’un père socialiste conduisant la cavalcade de saint Joseph. Nous sentons ici sa parole monter en puissance, en évoquant le faste de cette cavalcade face à une fenêtre qui regarde la gloire des cavaliers d’hier et du soleil de toujours, le dos tourné à cet ignorant de fils qui a oublié, sur les circuits modernes du travail salarié, qu’une cavalcade est une affaire de chevaux et non de prêtres et qu’au surplus, un grand homme du peuple est un homme qui a assez de place dans sa pensée pour y loger ensemble le socialisme et saint Joseph. Ôter la cavalcade aux prêtres pour la rendre, par la médiation des chevaux, aux hommes du peuple fiers, tel est en somme le programme esthétique et politique des Straub. Ce programme est ici redoublé par le choix de confier le texte à des non professionnels qui découvrent à travers lui et la littérature et leur propre puissance de parole.

La fierté affirmée de la mère s’accorde ainsi exactement avec l’attention du cinéaste aux infimes détails par lesquels s’affirme la puissance de la parole, par exemple la prononciation d’un n (le « non si vendono » du vendeur d’oranges sans clients). Affaire de chevaux, non de prêtres – avec l’accent tonique sur cosa et non sur preti —, cela veut dire : il n’y a que de l’actuel, que de l’idée devenue forme, que de la parole affirmée et exprimant la puissance d’un corps. L’éthique du personnage qui affirme la grande noblesse du matérialisme populaire s’accorde ainsi exactement avec le programme – esthétique et politique – d’un art matérialiste. Mais ce matérialisme peut-être a légèrement changé de sens. La dialectique marxienne naguère accomplie en éducation brechtienne aux lois cachées de l’oppression et aux paradoxes de l’action révolutionnaire tend à faire retour vers l’immanence feuerbachienne du divin aux gestes et aux paroles de la vie simple. Et si l’on pense à Vertov, c’est pour sentir l’écart par rapport à la tradition dialectique du montage : ce qui compte dans Sicilia ! c’est moins la puissance de la liaison qui donne vie aux fragments de pellicule morts, que l’effort pour saisir, à un photogramme près, la force positive de ce qu’on appelait jadis l’« instant prégnant », celui où s’affirme la puissance d’un corps. Du même coup, la tension dialectique d’antan entre la forme et le contenu (les acteurs en toges de sénateurs romains de Leçons d’histoire, discutant devant les hortensias d’un jardin d’aujourd’hui les affaires de Monsieur Jules César) tend à céder la place à un accord lyrique entre la forme – la souveraineté de l’actuel, du geste et de l’articulation exacts -, le représenté – la positivité de la vie populaire, de ses actes quotidiens et de ses parades glorieuses – et le message : le communisme comme « défense de la terre », revenu des orgueils de la conquête ouvrière vers la puissance paysanne des gestes accordés aux pulsations de la nature, et des enchantements de la dialectique à la reconsidération de la force immémoriale des mythes.

Tout se passe alors comme si la poétique de la chambre venait remettre de la dialectique dans le dispositif des Straub. Une dialectique assurément différente de celle qui triomphait dans Leçons d’histoire, et que l’on pourrait qualifier d’un terme emprunté à Althusser : dialectique à la cantonade. Cette expression, Althusser l’avait forgée pour parler de la mise en scène réalisée par Giorgio Strehler pour El Nost Milan de Bertolazzi. Elle qualifiait pour lui cette « histoire » dérisoire d’honneur perdu et vengé qui se déroulait dans les marges de la représentation d’un sous-prolétariat enfoncé dans l’inertie d’une vie répétitive. La force de la mise en scène de Strehler était selon lui d’avoir mis en évidence le déphasage de cette dialectique à la cantonade, par rapport à la dialectique effective des rapports sociaux historiques, productrice de cette vie « sans histoire ». Or c’est bien une autre forme de « dialectique à la cantonade » que nous présente cette dramaturgie de scène de ménage qui habite le studio fonctionnel, ces allers et retours d’un Straub désœuvré, mis à la porte par Danielle Huillet, et proférant, souvent dans la pénombre, de dos, hors champ, ou bien devant les fauteuils vides de la salle de projection, des propos qui mêlent des idées générales sur l’art ou le monde à des mouvements d’humeur et à des plaisanteries ou allusions parfois opaques. Mais ce n’est plus la « mauvaise » dialectique de la belle âme qui s’oppose à la dialectique effective de la lutte des classes et de sa compréhension théorique. C’est la « bonne » dialectique marxiste qui s’oppose à elle-même dans la scène de ménage théorique que fixe la caméra de Pedro Costa : l’art des Straub y est comme divisé en deux : d’un côté la « concentration » de la monteuse, tenant la pellicule en main, les yeux fixés sur les photogrammes ; de l’autre, la dissipation du metteur en scène, donnant sur les coupes à opérer des avis sèchement renvoyés à la vanité de la parole (ça c’est de la théorie ; dans la pratique, il s’agit de savoir où on coupe…), et se vengeant de ces rebuffades par des déclarations expéditives ou des plaisanteries adressées au vide du couloir.

Bien sûr la scène de ménage est une comédie. Le metteur en scène envoyé à la porte et la monteuse concentrée sur son travail sérieux sont complices. Ils font le même travail. Mais, dans la chambre du cinéaste, ce travail se divise en deux : il doit se perdre d’un côté dans la logorrhée du grincheux pour s’effectuer de l’autre dans la bonne coupe qui met en valeur la prononciation d’un n, la flexion d’un poignet ou le sourire incrédule des yeux qui affecte – qui affecterait, ils ne sont pas d’accord là-dessus – l’énoncé d’un davvero ? Le visible et la parole que la bonne dialectique disjoignait pour éduquer la vigilance de la pensée, que le lyrisme nouveau de la grandeur populaire tendait à rendre conformes l’un à l’autre, viennent ainsi se séparer à nouveau. Mais cette séparation elle-même s’entend de deux manières. Dans la chambre de Pedro Costa, le geste précis de la monteuse semble condamner le discours de l’œuvre au bavardage, le rapprocher de la parole vide, par exemple du soliloque de ce Nurro qui ne cesse de dire, fixé à sa chaise, qu’il doit absolument faire quelque chose. Mais à l’inverse, la mise en scène de la chambre réintègre l’écart du commentaire dans la nécessité de l’œuvre. Il n’y a pas de travail précis pour faire parler les corps qui ne s’enlève sur le grand bavardage du monde. La rigueur de l’œuvre est toujours l’autre face d’un désœuvrement de la parole. L’art du cinéaste des corps désœuvrés et des villes en démolition est de tracer cette fragile ligne de partage qu’effacent dans leur travail les cinéastes des corps érigés et de la parole fière.

Ce « désœuvrement » introduit dans le studio fonctionnel où les dialecticiens s’emploient à fixer le moment exact où la signification investit les corps permet peut-être, en retour, de voir autrement ce qui se passe dans la chambre de Vanda, comme dans celle de ses sœurs, la Tina d’Ossos ou l’infirmière de Casa da lava. Il ne s’agit pas seulement de constater que Pedro Costa aussi s’emploie à construire, à couper et à monter, loin de toute complaisance envers l’expression de la « vie comme elle est ». Il s’agit de ressentir comment il introduit, dans la chronique d’un univers en démolition, quelque chose de l’héroïsme des attitudes straubiennes. La chambre de Vanda et les ruelles du quartier en démolition sont aussi le théâtre d’une activité incessante – bricolage de lieux où vivre, vente de salade ou de fleurs, trafic d’oiseaux ou de cuillers volés – ne serait-ce que pour payer la dose du jour ; elles sont le théâtre d’une parole qui n’est pas simple plainte mais débat aussi pour savoir si la vie est où non celle que l’on a choisie. Elle débat à côté, sans doute, mais c’est le destin normal de la parole que de toujours être à côté, en supplément du visible, en décalage de l’action. Remettre en flottement la trop belle adéquation sur l’écran straubien des paroles de l’écrivain et des gestes de la ménagère, c’est, à l’inverse, remettre de la tension dans la complicité toujours menaçante entre la magnificence anonyme, non voulue, de l’art et la représentation d’une vie qui s’enfonce dans le néant du vouloir, de l’action et de la parole.

C’est ce que peut nous montrer une scène de cuisine apparemment bien éloignée de l’idylle construite autour de la cheminée où la mère fière fait cuire son hareng. Il y a dans Ossos une étrange séquence qui semble s’achever en gag : Tina, la jeune mère accablée et mutique, comme prise d’une subite résolution, traîne la bouteille de gaz auprès du canapé où repose le nouveau-né ; elle s’en va ensuite tirer de son lit et traîner de même aux côtés de la bouteille le père inconscient. La caméra nous laisse devant ces trois corps affalés, apparemment voués à périr ensemble puis raccorde sur un matin où rien ne se sera passé sans que ce rien soit jamais expliqué. Libre à nous d’imaginer que, comme dans ces pendaisons burlesques où le poids du corps fait écrouler la poutre pourrie, le gaz même a manqué à celle que son dénuement poussait à vouloir quitter la vie. L’essentiel est ailleurs : il est dans l’accord qui s’établit entre la force inattendue des gestes de Tina et les ruptures de causalité que s’autorise l’art ; dans l’écart ainsi creusé entre deux « absences de raisons » ; entre la logique d’un état de survie et la logique des gestes que le cinéma invente et enregistre pour nous parler de cet état, pour le délier de toute nécessité et le rendre à la contingence de ce qui pourrait aussi bien ne pas être. La bouteille de gaz de la misère suburbaine sans phrase communique alors, dans la même indécision – c’est-à-dire la même exigence de décider à l’égard des « offenses » faites au monde – avec les couteaux et ciseaux, piques et arquebuses réclamés par le repasseur de lames villageois. Ainsi la chambre des vies démolies et celle de l’art construit se réfléchissent-elles l’une dans l’autre.