Vacarme 23 / Processus

La différence entre nous (ou comment tourne des Straub à Costa la table de montage)

par

1. Machine avant. La comédie de remontage

Toutes ces conneries dont chacun dans la vie est champion : c’est dans leur voisinage redoutable que non loin du début d’Où gît votre sourire enfoui ? Jean-Marie Straub situe une des plus hautes difficultés du cinéma. À force d’obstination, les films imposent une trêve hélas bien précaire, geint-il, puisque toujours on recommence à dire n’importe quoi et perd une partie du terrain conquis. Vingt secondes plus tôt, Danièle Huillet avait pourtant lancé, remède brutal à appliquer sans délai : « Non, Jean-Marie, pas si sorcier de ne pas raconter de conneries, il suffit de se taire. »

Maintes autres saynètes présentent semblable alliance d’austérité et de clownerie, dans la piaule où les Straub montent une troisième version de Sicilia !. Mais aucune ne fait gag si finement feuilleté de ce qui y ravit d’emblée, l’agressif et hilarant duo du cabot et de la taiseuse, dont le génie comique repose comme chez les meilleurs sur un mélange de disputes authentiques et de complicité longuement mûrie. Et aucune ne condense aussi bien la fonction de ce show dans le travail de montage.

Voyant-revoyant les prises, J.-M. et D. épatent par leur acuité à repérer tel détail microscopique, début ou pressentiment de geste, tel petit bruit ou légère modification de ton. Mieux, cet examen déborde sans cesse vers un babil qui tire de chaque carré du champ anecdotes drôles et récits instructifs. Une minauderie timide de la mère amène, pour faire contrepoids, le souvenir ému d’une visite au domicile d’un vieil acteur de Berlin-Est, où s’associent HLM de vingt étages, café + Kuchen, piano derrière la porte et salut à Brecht. Du final avec le rémouleur naît une bisbille quant à la provenance de sa chemise écossaise, volée par D. en période de soldes, ou ramassée par J.-M. dans une poubelle romaine. Partout, les Straub dégagent du plus profond des plans une provision inépuisable de contes, blagues et légendes qui, mieux que tout compte maniaque de leurs attributs visuels et sonores, en garde fraîche la terre et intacte la promesse.

Étape suivante, la coupe. Pour la soutenir se bousculent théories, références explicites ou opaques, private jokes et chansons. Ce ping-pong dramatise la compétition des arguments entre J.-M. et D., tend leur effort commun vers une décision entièrement fondée, et maintient simultanément en elle un élément de vitesse pure ou de strict affrontement personnel qui la couronne et la décoiffe. In extremis la rend à un éventail plus riche de décisions possibles. La comédie traverse de bout en bout la grande discipline straubienne. Au départ elle en est l’aiguillon efficace, à l’arrivée l’excès qui lui survit. Superbe victoire sur la dialectique par accélération et affûtage de la dialectique elle-même. La méthode, terme que les Straub ont toujours revendiqué, lie donc les films et la vie selon une économie que par définition nulle déclaration ne désigne convenablement. Le bavardage y est davantage que le mal bientôt éradiqué par le sérieux de l’art, davantage que le déguisement rigolo dont par fantaisie celui-ci fait parade : le large espace où le travail trouve sa liberté propre. Ou comment, d’un même élan, les radicaux duétistes se donnent la rigueur d’un calcul absolu et font droit à l’incalculable.

machine arrière. La hantise du film

Même sketch : J.-M. énumère les moyens curatifs du cinéma. Dynamiter les clichés, corriger, renoncer, revenir en arrière. Et en effet les Straub se livrent ici à une pratique serrée du rewind. Sans arrêt D. rembobine pour s’attarder encore sur trois images, deux syllabes, un regard. Cette opération est le plus matériel, le moins douteux du montage. Implacablement elle en marque l’ambition d’atteindre une clarté parfaite des paroles et des gestes. Néanmoins c’est le contraire qu’elle manifeste, non une sortie au soleil, mais une tenace nuit noire. Couinement de la pellicule, phrases qui en rebroussant chemin s’étranglent, rictus de fantômes, inversion de l’italien de Vittorini en vocalise de monstre. Au centre extrême du travail, le film éprouve son plus lointain exil. Effrayante proximité de l’œuvre et de son absence.

Échec alors aux doux rêves d’une chronologie linéaire de la création. La méthode, autant qu’elle prépare et progresse, recule, lutte en direct avec ce qui empêche le film, et par là dérange son système de valeurs. À l’instant elle croisait trois types de parlotte : les conneries continûment débitées par vous et moi, le turbo comique, le murmure incessant qui couve dans chaque plan. S’y agencent à présent trois espèces de retour en arrière. Technique : les rewinds de D. Esthétique : le cinéma comme sélection, élimination, ouvrage cent fois remis sur le métier. Politique : à nouveau, J.-M. assimile ici la révolution au saut du tigre dans le passé, à la restauration de certaines choses anciennes contre ce qui prolifère sous le signe désastreux du mehr und mehr und am Ende wird nichts, et dont une illustration frappante est fournie par un dîner Luis Bunuel / Nicholas Ray, où le second horrifia le premier en lui expliquant qu’à Hollywood chaque film d’un cinéaste devait coûter plus que le précédent.

Redistribuant les polarités, le montage donne accueil à des forces que les films s’emploient pour leur part à reconduire sur le seuil. Tantôt la piaule s’érige en un théâtre où joue à bâtons rompus un vaudeville dont la scénographie change peu. D. assise à la table, J.-M. qui déclame et gigote, file en coulisses se concentrer avant sa prochaine line. Sur ces plans dominent non seulement les âneries quotidiennes, mais avec elles une galerie de portraits désormais familière – l’histoire du cinéma selon Jean-Marie Straub, ses héros et ses traîtres de toujours. Tantôt la piaule évoque quelque chambre hantée. Cris de la machine, demi-jour angoissant, clignotements de la lampe, D. de dos et J.-M. qui apparaît fordiennement sur le pas de la porte, marmonne puis va dans le couloir secouer ses chaînes. Triomphe alors du vague, de l’inarticulé, de tout ce pour quoi les Straub possèdent une précieuse collection de sobriquets. Informe infâme, p’tit coup de pinceau, caoutchouc, chewing-gum, soupe, sauce sur les cailloux, Schlampishkeit. D’un côté, un défilé de figures aux contours trop nets. De l’autre, la menace d’une défiguration. Des deux côtés les Straub font le grand écart, négocient avec leur pire ennemi, tutoient un délire qu’ils écartent et entretiennent aussi bien. Merveille d’une méthode dont la rectitude ordonne une générosité.

stop ou encore. Le premier mot du couple

Non loin de la fin maintenant, la pression se relâche et, comme au cours des longues soirées d’hiver votre vieil oncle, ayant posé un coude sur la cheminée, se remémore tel exploit de jadis, Jean-Marie Straub raconte la naissance de son amour pour Danièle Huillet. 1954, lycée Voltaire, prépa IDHEC, d’où J.-M. fut viré après trois semaines parce qu’il était l’homme qui en savait trop sur Hitchcock. Ils sont assis à quelques rangs d’écart, sont encore l’un pour l’autre des étrangers. Dans ce flash-back, tout se rassemble et gagne une dimension supérieure. Le goût pour les fables d’autrefois, la répartition des rôles, J.-M. au micro et D. qui veille au total respect d’un épisode qu’elle connaît évidemment par cœur.

Mais plus encore s’imprime ici une ambivalence centrale. J.-M. dévoile une scène bizarre, puisque s’y joignent son béguin et le don que, pour cette raison sans doute, les autres élèves lui prêtèrent de déchiffrer les interventions de D., chinoises au reste de la classe. Et qu’à cet endroit de la narration D. pose à J.-M. la question brûlante : « Compreniez-vous ? » À quoi celui-ci répond, pas moins finaud : « Mystère. » Dans ce brouillard lorrain perce toutefois l’essentiel. C’est par une pirouette qui est elle-même le produit d’une entente royale qu’est jeté le trouble sur cette bonne entente supposée comme cause ou preuve de l’amour, et relancée l’équivoque de ce qui fait tenir ensemble J.-M. et D..

Dans la piaule, le cirque alimente une hésitation qui à aucun moment n’est décidable. Impossible de qualifier ce qui s’y expose. Spectacle flamboyant destiné à un public ? Ou vérité sans fard, électrique train-train du ménage Straub ? Peut-être le tendre langage de l’intimité est-il réservé à de plus paisibles occurrences : mystère. Même quand il rappelle ses prémices, ce couple est pris dans une spirale d’auto-citation qui balaie toute éventualité d’en apercevoir un jour le réel visage. Ainsi s’affine l’économie straubienne qui règle la circulation vie / œuvre. Entre elles nul cousinage bête ou commode explication symétrique. Comme l’œuvre est portée par un match subjectif qui lui procure jusqu’au bout sa vibration essentielle, la vie a pour pilier majeur le couple en tant qu’œuvre, texte, tradition, répétition qui moque et abolit son origine.

Un autre gag en fixe très tôt le lieu commun. À propos du vendeur d’oranges, J.-M. et D. ont un désaccord qui porte sur un seul photogramme, que tout de suite ils surnomment « le photogramme de différence entre nous ». Tatouée sur la pellicule elle-même, la distance interne aux Straub montre un écart minuscule dans l’ouverture de la bouche de l’acteur à l’instant où il va parler. Fluide, bloquée voire suspendue dans son trajet, la voix est la grande puissance straubienne. Partout elle demeure et dirige. 1954, déjà, identifiait l’amour à une énigme vocale. La voix énonce et lit, crypte et traduit, invente et mime. Parce qu’ils sont deux, cette double bande noue chez les Straub une tresse unique. Égalité complète, dans la voix quoi qu’elle émette, de la vie et de l’œuvre.

2. montage 1. La bonne étoile

Motus jusqu’ici sur Pedro Costa. Lui seul pourtant signe Où gît votre sourire enfoui ?, dont les Straub après tout ne fournissent que la trame globale et le tandem star. Reste à creuser ce qu’avec ce casting coriace et sur ce canevas le cinéaste construit.

Plein cadre s’affichent les prises livrées à l’expertise de J.-M. et D.. Ce choix de mise en scène trouve naturellement appui dans le projet didactique de présenter un aperçu exhaustif de leur méthode. Pas si sûr : pister dans toutes ses chicanes le travail de monter n’autorise pas sans discussion de convertir en plans irrévocables ce qui en constitue seulement des ébauches. Pire, ces plans déclarent homogènes le petit écran et la pièce dont il n’est qu’un meuble. Tricherie flagrante, non-restitution des espaces dans leurs justes proportions, odeur pénible de caoutchouc mou. Pis que pire, les rewinds, plein cadre également, mâchent une affreuse langue de dément. Charabia, sauce grumeleuse, chewing-gum pour tous. Costa inconséquent ? traître aux Straub par étourderie ? Ce serait un peu simple, surtout dans un film dont l’intrigue fait haletant suspense d’une ascension vers un montage pied à pied justifié.

De toute façon le plus curieux n’est pas là, mais dans un bref supplément à Sicilia !, havre silencieux où la machine elle-même retire sa plainte. Dans l’âtre grille un hareng qu’auréole en montant et descendant une colonne de fumée. Puis, sombres sur fond pâle, deux silhouettes, la mère et le fils, sortent à reculons de la maison, s’embrassent, rompent la posture, se réembrassent. Plusieurs explications tournent autour de ces vignettes. Refus du bavardage, rembobinage manuel, nostalgie du muet, prise à la lettre de l’injonction au retour. Toutes pourtant manquent l’élémentaire prodige : enchaînées sans accident ni douleur, marche avant et marche arrière y sont sœurs quasi jumelles. Les volutes tracent la même torsade, qu’elles tombent ou s’élèvent. Retrouvailles ou adieu, l’accolade pareillement demeure. Cette halte propose donc davantage qu’un détournement exotique. À deux plans de Sicilia ! elle fait cadeau d’une pulsation infime qui, du film à sa disparition dans le rewindet jusqu’à son remake par inversion, scelle une éphémère union sacrée.

Brille maintenant la nécessité de ce qu’ose Costa. En trahissant quelques principes du travail il dégage l’horizon d’une définition du montage, envisagé désormais moins comme moment technique que comme art. Et moins comme choc et nœud entre deux plans que force qui traverse chacun. La clairière bénie s’ouvre à un carrefour où toutes les règles sont à la fois appliquées et enfreintes. Ailleurs, l’écran de la table se remplit en fin de bobine de poussières puis, toute pellicule déroulée, d’un blanc immaculé. À nouveau, le parcours fléché d’une visite en atelier bascule vers l’absolument autre – deux paysages abstraits qui obéissent à un code moins documentaire ou straubien qu’expérimental. À nouveau deux directions opposées manifestent une continuité inédite et s’épousent. Première formulation de ce qui cimente un plan : un croisement que rien ne prépare, une bonne étoile. Loi cassée en deux, (r)accord heureux d’une liaison et d’une déliaison. Noce de cette théorie-ci et de cette pratique-là.

montage 2. Le sourire enfoui

Quel nom unique pour ce toujours double (dé)montage ? La réponse est dans la question qui donne le titre, Où gît votre sourire enfoui ? Empruntée à l’exergue de Du jour au lendemain, d’après un graffiti repéré dans une rue de Francfort, aux cinéastes elle demande à peu près : « Quel est votre secret ? » Et déjà s’y annonce le dialogue où lui voit poindre, elle non, un pli railleur au coin des lèvres du fils dans le train, indice tangible selon J.-M. qu’il a compris que son vis-à-vis n’est pas employé du cadastre, malgré ce qu’il vient de claironner. Dix fois, le plan repasse, et dans cette querelle les Straub, semblant découvrir ce qu’ils ont voulu et disposé, tâtonnent comme tout spectateur en quête d’un sens dont ils n’ont pas le contrôle exclusif.

Précision telle qu’elle jouxte l’hallucination, défaite joyeuse de la maîtrise, paradoxe rare d’un sourire qui gît et affecte à peine la peau, diable prêt à bondir dans sa boîte. Tel serait l’universel blason du cinéma. La méthode straubienne parie sur la combinaison d’une chasse aux fantômes et d’une comédie multi-pistes. Plus décisif : elle s’enroule sur elle-même en un élan d’exorcisme et de parodie qui est son péril propre, le profil d’une folie jamais vaincue, mais aussi la seule garantie d’un dosage adéquat entre haut et bas : entre le respect obligatoire de certaines ambitions générales et la cuisine, cet artisanat pur où l’on s’enfonce tout entier.

À son tour, le plan appose ensuite l’empreinte d’un sourire enfoui. N’oubliez pas ce poisson que son âme tarde à quitter, ni cette paire de spectres échappés des courts-métrages de Chaplin que J.-M. aime tant. Et Sicilia !lui-même s’avance en deux endroits vers le fantastique et vers la bouffonnerie. Panorama tout son coupé de la côte sicilienne, qu’à la sortie J.-M. comparaît à la vue d’un désert lunaire dans une série B de science-fiction, et que D. rend à son ascendance mizoguchienne en chuchotant : Conte de la lune vague. Transe du rémouleur, où la révolution paraît moins un flash-back que l’issue forcée au devant de nous par une divagation mixant tous les registres de vocabulaire.

La férocité des Straub et leur colère toujours jeune assènent peut-être une vérité unique. Pas de montage sans concurrence d’une différence voulue et d’une différence subie, sans l’équation : monter = être monté. Ce clou double pointe, Costa l’enfonce pour son propre compte en dressant un édifice qui, à tous niveaux, décrit et prolonge sous la figure du sourire enfoui le combat de la division avec elle-même. Le comique s’en saisit de l’intérieur, la tord et l’aggrave. D’une même poussée la distribue tous azimuts et rend son empire moins douloureux. Mais dans la hantise au contraire, elle revient sans cesse, d’elle-même et sans invitation, de dehors vers dedans, du couloir où on croyait l’avoir confinée jusqu’au beau milieu de la piaule.

C’est leur rencontre qui fabrique le montage. Dans l’engendrement autophage de la méthode. Dans le rayonnement du plan. Dans les audaces de Costa, qui à l’égard de J.-M. et D. alterne irrévérence et piété filiale. Dans chaque gag ou frisson. Conneries en vrac, (non-)respect du travail en sa gradation, bonds d’une limite l’autre, métamorphose du temporaire en définitif, migration d’un morceau de Sicilia !vers Où gît votre sourire enfoui ?, plans portant la double griffe Costa et Straub. Dérapages de la théorie dans la pratique, remontée surprise de la pratique dans la théorie. Expulsion off du in, surgissement in du off. Dans cette pichenette enfin par quoi un film achève sa méthode et rompt avec elle, accomplit le périlleux saut sans quoi il n’y a pas d’œuvre. Bien sûr, ce montage suprême lie aussi Costa à son modèle vécu-parlé-filmé. Sur ces sommets tout s’arrange en quinconce et chante en canon. Décentrements, photogramme(s) de différence, superposition de sourires enfouis.

stop ou encore. Le dernier mot de l’hommage

L’épreuve du travail interdit à Costa tout mimétisme, toute prévision aussi de sa fidélité. Contre les mythes du cru et du cuit, elle commande à l’inverse la rivalité de deux films : un document vrai sur l’entreprise J.-M. et D. et une fiction dont ils sont les vedettes bondissantes. Indispensable à l’hommage, ce jeu organise une redistribution qui le porte au-delà du compliment et permet seul un point de vue neuf sur les Straub.

Mais ce réenchantement a d’abord exigé une élision dont Où gît votre sourire enfoui ? efface jusqu’au vide. Nulle trace en effet n’y subsiste de ce qui fut sa chance, l’invitation faite aux Straub par le Fresnoy de donner à une dizaine d’étudiants un cours en situation réelle de montage. À l’écran, absence totale et silence de cet auditoire pourtant bel et bien là, assis au fond de la salle. Ne demeure que le colloque J.-M. et D. / Sicilia !, où la voix a pouvoir magique de relais et d’appel réciproques. Demeure surtout l’immersion dans la piaule aux images, trait commun aux meilleurs films actuels. Dans un cagibi de l’anonyme New Rose Hotel, Ferrara installe X, son baluchon et le stock avarié des souvenirs qu’il garde de Sandii. À l’astronaute veuf de Mission to Mars, De Palma révèle au terme de son voyage le paradis d’une fontaine de lumière où tout lui est restitué en rafales féeriques. Almodovar et Parle avec elle allongent sur un lit d’hôpital une danseuse dans le coma, dont le corps gigantesque devient pour son infirmier un foyer fertile de fantasmes. Shyamalan, dans la trilogie Sixième Sens/Incassable/Signes, aménage des cadres domestiques (maisons, caves, placards) pour des visions venues de très loin (l’Au-delà, l’Histoire, l’Espace). Kiarostami lui-même enferme l’énorme Ten à l’intérieur d’une voiture qui abrite deux caméras, et dont les fenêtres découpent des rectangles tremblés de ville. Où qu’on aille, les plus grands cinéastes ont désormais élu résidence dans le domaine clos d’une intimité de l’homme avec « ses » images.

Sous-titré Pédagogie straubienne, le Tombeau pour l’œil de Daney avait orienté pour longtemps le therrorisme seventiesdans le sens d’une ouverture double. Éducation sévère du spectateur et pensée du plan comme mémoire vivante des luttes, réserve souterraine (sourire enfoui), mouvement d’une parole qui s’envole et s’ensevelit alternativement. En bouclant ce cycle air / terre dans un espace où le cinéma n’embraie en dernière instance que sur lui-même, Costa isole le problème actuel : quelle radicalité pour les années 2000 ? Admirez la haute amitié qui attache J.-M. et D. à leur film, et le ballet qu’en leur honneur compose Où gît votre sourire enfoui ? Dans la piaule aux images, le cinéma se récupère et se remuscle, reconquiert une dureté théorique-et-pratique, une souveraineté formelle, une fraternité avec lui-même et avec ce qu’il peut, qu’ailleurs il n’a plus. Mais écoutez aussi les soupirs de D. et les râles de J.-M. qui a mille ans et fonce à chaque pause vers le couloir où perce un mince bout de ciel. Voyez tous ces héros dont les prouesses ne dissimulent pas une fatigue qui jour après jour va s’accroissant. Et voyez les moulinets énervés qu’aux secondes finales de Sicilia ! le rémouleur dédie au vaste monde. Dans cette piaule le cinéma rêve et trépigne encore, mais pour combien de temps, d’à nouveau franchir la porte pour regagner l’extérieur et se livrer à plus ample que lui.

Relogement provisoire ou tombeau ? Bunker pour perfectionner fusils, mitrailles et grenades en vue d’une guerre imminente ? Ou séjour ultime d’un art voué au solipsisme et à l’inventaire éternel de son antique trésor ? Aux films qui viennent, Costa, via Straub (via Daney), confie mission d’œuvrer dans la fracture de ce cruel montage.