Vacarme 23 / Chroniques

Impressions d’histoires (pistes pour un film documentaire)

par

1 Octobre 1938 : l’Allemagne annexe 30 000 km2 du territoire tchèque ; en mars 1939, la Tchécoslovaquie est démantelée, la Bohème et la Moravie deviennent protectorats du Reich. En juin 1940, les troupes allemandes envahissent l’Alsace et la Moselle, qui sont annexées au Reich. En septembre, Vichy émet une faible note de protestation, à laquelle il ne sera pas répondu.

Août 1939 : dans son Alsace toujours française, Georges Avril, de la manufacture de verre optique V. Avril, reçoit dans une réalité prémonitoire une enveloppe à l’en-tête modifié, biffures et tampons à l’encre rouge, expédiée par Edmund Elstner, verrerie de Morchenstern, en Tchécoslovaquie – non, Allemagne, Smrzovka – non, région des Sudètes.

Georges Avril a-t-il entrevu que son tour viendrait de raturer les en-têtes de la manufacture, dans une Saverne devenue Zabern ?

2 Parmi les innombrables mesures de « mise au pas » immédiate des territoires annexés, l’administration nazie lance une vaste opération de défrancisation. Les ordonnances visant la suppression de tout signe français se succèdent à un rythme frénétique : germanisation des noms des localités, des rues, des commerces, des entreprises, des monuments ; défense de parler, de lire et d’écrire en français, et interdiction de porter le béret basque ; suppression de tout décor francophile, jusqu’aux indications « chaud » et « froid » sur les robinets, « farine » ou « sel » dans les cuisines.

La germanisation des prénoms et des noms fait l’objet de décrets en pagaille jusqu’en octobre 1944 et se solde par la plus grande confusion dans les fichiers d’état civil.

Face à la volonté nazie de « rendre à l’Alsace son vrai visage », toute « attitude anti-allemande » peut valoir condamnation à une amende, une peine de prison ou la déportation.

En décembre 1940, la pratique adoptée chez Kuhn était celle du tampon aux indications en allemand, à appliquer en rouge sur l’impression bleu sombre de l’en-tête en français. L’allemand est à peine lisible, comme repoussé sous le français, et Hindenburg sur son timbre pique du nez.

Est-ce suffisant pour en conclure que l’entreprise affichait des sentiments antinazis ?

Aujourd’hui Kuhn SA, toujours à Saverne, va fêter ses 175 ans. La plaquette historique de l’entreprise décrit la situation florissante de 1928, puis saute à 1945 : « L’usine reprend ses activités interrompues pendant la Seconde Guerre mondiale. » Quelle est la nature de cette interruption ?

3 L’on ne jette rien, surtout pas le papier dont la pénurie ne fait qu’augmenter au cours des années de guerre. Les entreprises interrogent leurs stocks de papiers commerciaux à en-tête français. Pour certaines, la rupture se fera très vite, d’autres tiendront toute la guerre. Toutes ont à mettre au point un système respectant l’obligation de germaniser leur nom, leur raison sociale, leur adresse. Selon les moyens du bord, l’imagination ou le degré d’adhésion idéologique, elles feront disparaître les indications françaises un peu, beaucoup ou pas du tout, et afficheront les données en allemand sur le mode correspondant.

Quatre coups de plume, et Victor devient Viktor, Mulhouse devient Mülhausen. Haut-Rhin est tout simplement rayé. Dolle qui sonne français peut cependant être lu en allemand et signifie alors « débile » ou « dingue ». De quoi faire rire les fonctionnaires à l’affût de sentiments antinazis et leur faire oublier que c’est bien tard, en février 1943, que cette enveloppe circule.

Qui est ce flegmatique Viktor ?

Les Frères Buckenmeyer, fabrique de sièges et de meubles de style, ont changé la couleur de leur en-tête. Ils ont choisi le marron pour, en un seul passage, imprimer la nouvelle dénomination en allemand et couvrir leur identité française par un jeu de blocs à la disposition adaptée. Pas un centimètre carré d’encre ne sera gaspillé. Mais le marron ne couvre pas le noir et sous les pavés apparaît la belle typo douce d’avant l’annexion.

4 En juillet 1940, dès l’annexion, est promulgué l’ordre de confiscation des biens appartenant aux « ennemis du peuple allemand et du Reich ». Ceux-ci, juifs, francs-maçons, francophiles, sont expulsés en plusieurs vagues.

Le tampon indique que les établissements « anciennement Julius Hirsch & Co. » se trouvent sous « administration provisoire du commissaire Philipp Pulfermüller » en attendant d’être attribués à un nouveau propriétaire.

Non seulement Jules Hirsch a vraisemblablement été dépossédé de son entreprise, mais il a de surcroît subi la germanisation méthodique et inutile de son prénom.

Les timbres aussi sont tatoués : en avril 1941, en Alsace et en Moselle, le service des postes du Reich ne vend pas de timbre à l’effigie de Hitler. Écoule-t-il ainsi le surplus de timbres Maréchal Hindenburg, repassés en machine pour y recevoir la surcharge « Elsaß » ou « Lothringen » ?

L’Émaillerie alsacienne S.A. a été à la tête de la production française de plaques émaillées dès la fin des années 1920. Une récente pleine page des Dernières Nouvelles d’Alsace retrace l’histoire de la société, de sa création en 1923 à sa mise en liquidation en 1992. On n’oublie pas d’y raconter les saucisses que les ouvrières faisaient griller en fraude dans les fours à cuisson des plaques émaillées. On y dit aussi que le fondateur, Georges Weill, est décédé en 1946 – c’est l’année qui suit la Libération. Les années 1940 à 1945, en revanche, n’ont pas droit dans l’article à un seul mot.

Placer les enveloppes sur la ligne de cet historique, tracer le segment qui démarre avec la première, en 1938, logo français, timbre français, et, avec la seconde, s’arrêter pile dans le silence : en 1944, l’Émaillerie alsacienne s’appelle « Elsässisches Emaillierwerk » et est entre les mains de Bossert & Co., GmbH.

Quand l’entreprise a-t-elle été confisquée ?
Où les Weill ont-ils passé les années de l’annexion ?
Où est allé Bossert en 1945 ?

Le 24 décembre 1940, moins de cinq mois après l’ordonnance sur la germanisation des noms des entreprises, voilà un imprimeur qui contredit le dicton du cordonnier le plus mal chaussé : recherche typographique, impression trois couleurs sur enveloppe vierge, en-tête entièrement en allemand.

L’imprimerie – propriété familiale d’un Alsacien expulsé pour francophilie, m’a-t-on dit – aurait été attribuée à un Allemand du nom de Kruel…

Pourquoi, si tout cela est exact, Kruel a-t-il jugé opportun de maintenir la mention « fondée en 1812 » ?

5 Sociétés sportives, associations de jeunesse et confessionnelles, fédérations en tout genre et syndicats sont dissous méthodiquement de 1940 à 1941 et remplacés par les organisations nazies.

Collage artisanal mais soigné : il ne reste de l’en-tête qu’un filet surmonté d’une ligne de colle durcie, il a disparu sous un rectangle vierge dont la teinte beige et le grammage sont semblables à ceux de l’enveloppe. Il y aurait donc eu partage du stock, d’un côté la pile d’enveloppes dans lesquelles glisser les courriers, de l’autre la réserve dans laquelle découper les bandes.

La lecture à l’ampoule révèle que la « Fédération des S. M. d’Alsace, Le Médecin d’Alsace et de Lorraine », était sise à « Strasbourg, 3 rue Maréchal ». « Pétain » est plus long à repérer sous l’épaisseur du timbre et le noir du tampon postal.

S’agit-il d’une des multiples fédérations dissoutes ?

Comment s’appelle aujourd’hui à Strasbourg l’ancienne rue Maréchal-Pétain ? Avait-elle été rebaptisée par les nazis ?

6 Ce qui est fait n’est plus à faire.

Les Frères Vincent ont pris l’annexion du bon côté, peut-être en cela aidés par un imprimeur en veine de créativité. Sélectionnant dans les casses typos trois motifs dont le pouvoir couvrant correspond aux différentes hiérarchies de l’en-tête français – qui reste lisible par transparence –, ils ont composé un véritable logo : l’ensemble offre tout à la fois une perspective dans le temps et le sentiment d’une mutation, une direction pour le regard mené avec une élégante autorité au nouvel en-tête, et une allégorie visuelle du produit fabriqué : les compteurs d’eau.

Rechercher des enveloppes de 1945, pour voir comment, après la Libération, ils ont fait machine arrière et par quelle astuce ils sont passés de l’allemand au français.

Couleur et noir, français et allemand, texte et illustration, on ne pourra pas dire qu’on ne sait pas ce que propose la maison Haemmerlin. Elle conserve sur ses enveloppes l’impression bleue de l’en-tête en français et d’une évocation visuelle de l’activité, et profite de la traduction pour préciser en allemand « petite tuyauterie et matériaux de voirie ». D’un dernier coup de tampon – un modèle commercialisé, entouré d’un filet –, on prévient que l’envoi est en règle : « anciens papiers commerciaux toujours utilisés pour raisons d’économie ». La pénurie elle-même a son laissez-passer…

Le tout pour le prix d’un « es » retranché au prénom Georges.

En février 1942, la société APTE se sert encore de ses enveloppes à en-tête français. Le tampon germanisant précise qu’il s’agit d’une « Aktiengesellschaft für Textilprodukte », société anonyme de produits textiles. En novembre 1943, sur les enveloppes nouvellement imprimées et parfaitement conformes à la loi, le nom, au lieu de subir une transposition littérale, reste inchangé : grâce à un glissement de la traduction qui n’a d’autre conséquence qu’un alourdissement linguistique, il est devenu l’acronyme de Aktiengesellschaft für Produkte aus TExtilien, société anonyme de produits entextiles.

Retrouver l’ingénieuse personne qui a permis à l’entreprise de conserver son nom français et examiner ses motivations (impératifs commerciaux, autres).

Rechercher s’il existe un lien quelconque avec la société APTE, Applications des plastiques thermoformés et extrudés, installée aujourd’hui en région parisienne.

7 En août 1940, sur le versant alsacien des Vosges, s’ouvre le camp de transit et de rééducation de Schirmeck. En mai de l’année suivante, à moins de 10 kilomètres, est mis en service le camp d’extermination du Struthof, le seul sur le sol français, où sont morts plus de 12 000 prisonniers, dont les membres du réseau de résistance Alliance.

À trois dates différentes, entre février et mars 1944, quelqu’un fait tamponner à la poste de Schirmeck trois enveloppes à l’en-tête du camp. Sur chacune d’elles, l’association particulière de timbres de différentes valeurs mène toujours au total alors en vigueur de 12 pfennigs, signe d’une démarche philatéliste. Le cachet postal de la ville vante la « Fraîcheur délicieuse de l’air en été » et la « Station de sports d’hiver ».

Les enveloppes ayant été retrouvées en Alsace, il est peu probable que le collectionneur ait été allemand. Début 1944, combien le camp de Schirmeck employait-il d’Alsaciens collectionneurs de timbres ?

8 Lorsque survient la Libération, ceux qui disposent encore d’une provision d’enveloppes en français – germanisées artisanalement au fur et à mesure des besoins – cessent tout simplement leurs retouches. Mais les grosses entreprises et les administrations ont pour la plupart épuisé leurs réserves et fait imprimer des enveloppes à en-tête allemand. La pénurie, aussi grave, voire pire, qu’en 1940, les contraint d’utiliser ces stocks en tendant vers un retour au français : nouvelle valse des ratures, surimpressions, repiquages, surcharges, tampons et frappes dactylo, cette fois sous les traits graves de la nouvelle et juvénile Marianne.

En août 1945, les Hospices civils de Strasbourg biffent au stylomine et à la règle leur intitulé en allemand et le remplacent par l’en-tête tamponné en français. Le tampon « Facture » a peut-être disparu dans les tourments de la guerre, car Rechnung est rayé sans équivalent. Au dos de l’enveloppe, le destinataire a écrit « refusé » et a signé ; au recto le facteur, fêtant ses retrouvailles avec l’accent aigu français, mais pas encore avec l’orthographe, a noté au crayon rouge : « rétour ».

La Caisse nommée d’épargne pratique elle aussi la récupération : l’enveloppe date de décembre 1950, cinq ans après la fin de la guerre ! Le repiquage répète sur deux blocs un minuscule motif et son inversion pour former une de ces frises qui ornaient les affiches, les diplômes, etc. Ce qui surprend, c’est que la frise ne cache pas l’allemand d’un en-tête, mais d’une réclame : « Tous les paiements peuvent être effectués commodément et rapidement grâce à un Giro-Konto (compte courant) auprès de la Caisse d’Épargne de Strasbourg. »

Comment expliquer la cohabitation de l’en-tête français et du message publicitaire allemand ? L’un a-t-il précédé l’autre ? Si oui, lequel ? Ont-ils pu être imprimés simultanément, avant la guerre par exemple, dans un souci de bilinguisme ?

C’est drôle à quel point les enveloppes ne mentent pas : les quelques pistes suivies jusqu’au bout n’ont, pour l’instant, fait que confirmer les déductions tirées de leur observation minutieuse. Mais, ici, aucune histoire ne se laisse lire. Institution bancaire = enquête difficile.

9 « Usine de Strasbourg » est raturé à la main. La date d’expédition, au vu du timbre avec surcharge, se situe entre juillet 1940 et août 1941. Alors les yeux scrutent par réflexe ce qui se cache sous les gros traits qui prennent « Olida » en sandwich, mais la lecture par transparence ne débusque sous les poutres noires rien d’autre qu’un efficace principe graphique…

Post-scriptum

Merci à Ivan – rencontré à l’occasion de l’exposition Signes de la collaboration et de la Résistance –, qui a constitué la collection dont sont extraites ces quelques enveloppes, et qui l’a confiée sans réserve.