de la peur en temps de guerre

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Je ne suis pas un expert du terrorisme ou du Moyen-Orient, mais je sais quelque chose de la démonologie politique.

À 9h05 le matin du 11 septembre, j’entrais dans ma voiture quand mon voisin du dessus m’a appelé depuis le toit de notre immeuble. Une histoire d’avion qui rentrait dans le World Trade Center. J’habite près du musée de Brooklyn, et depuis le toit on a une vue honnête sur Wall Street. J’ai pensé qu’il était fou mais je suis monté - plus par politesse qu’autre chose. Quand je suis arrivé en haut de l’immeuble il m’a chuchoté, dans une buée trouble (il avait bu, confia-t-il plus tard) : « Deux avions se sont écrasés dans le World Trade Center. Ce n’est pas un accident. » J’ai flairé un théoricien du complot. Puis j’ai vu ces deux oreillers de fumée noire qui s’aplatissaient. J’ai regardé fixement, je me suis tourné vers lui et j’ai dit : « Deux avions se sont écrasés dans le World Trade Center. Ce n’est pas un accident. »

Parfois en politique, pour paraphraser Adorno, rien n’est vrai sinon les exagérations. Maintenant un mois a passé et les exagérations sont plus vraies chaque jour. Tandis que le champ de décombres à ciel ouvert où travaillent les sauveteurs et les équipes de récupération se transforme en un charnier impénétrable, une montagne d’acier pour les bulldozers et les boulets de démolition, une peur terrible s’installe. Peur de l’anthrax, d’une guerre qui se prolonge, de la perte de notre « style de vie ». On parle même d’une « économie de la peur ». Un ami me dit qu’il annule ses projets de conférence pour l’automne ; il ne peut se défaire de cette image du deuxième avion rentrant dans la tour sud comme s’il traversait un couloir d’air. Une autre m’appelle tard dans la nuit, saisie de panique à l’idée que la ville où elle aime se promener va devenir une zone de guerre permanente, avec des barrages routiers, des mitraillettes, et la Garde nationale.

Quand on en vient à la peur, on désire toujours éviter de parler de politique. Dans les mots de Raymond Aron, « la peur n’a pas besoin de définition. C’est une émotion primaire et, pour ainsi dire, sous-politique ». On suppose que la peur détruit nos attributs humains les plus précieux : notre raison, notre aptitude à agir volontairement, la civilisation elle-même. Parce que les terroristes ne visent à rien d’autre qu’à soulever la peur, parce que leurs armes et leurs buts sont tellement « dé-civilisant », on les situe nécessairement hors des limites de l’humain. La peur est une expérience tellement horrible que tout ce que l’on peut faire pour l’atténuer - par une violence extérieure contre des ennemis menaçants, ou par des mesures de répression intérieures contre ceux qui sont censés les choyer - est justifiable et ne peut faire l’objet d’un différend ou susciter un débat. En face du mal et de la mort, et de la peur qu’ils soulèvent, la raison, la discussion, et la politique doivent céder la place.

En tant que New-yorkais, je sais qu’il y a de bonnes raisons d’être effrayé ces jours-ci. Mais il est important de se rappeler que la peur n’est jamais une affaire seulement de danger objectif, mais également de politique et de morale. Parce que la peur est un état d’esprit, l’appréhension imaginaire d’un mal futur, elle se prête particulièrement aux suggestions extérieures, politiques. Ce qui nous fait peur, comment nous comprenons notre peur et lui répondons - ce sont des choix faits sous l’influence de l’opinion et de l’idéologie, dans l’ombre des élites et de la puissance des institutions. Il existe alors une politique de la peur. Cette politique a deux composantes distinctes : tout d’abord la façon dont nous interprétons et repoussons les objets de notre peur, puis la façon dont cette interprétation affecte chez nous l’exercice du pouvoir. Si nous voulons agir avec discernement dans les jours à venir, il nous faut comprendre ces deux choses.

Au cours du dernier mois, des experts et des politiciens nous ont offert des explications multiples et souvent contradictoires du terrorisme islamique. Mais la plupart d’entre eux refusent de penser ce nouvel ennemi en termes politiques. Ce faisant, ils augmentent plutôt qu’ils ne diminuent la peur que les citoyens ordinaires éprouvent déjà. Nos dirigeants et nos intellectuels prétendent que nous sommes confrontés à un ennemi de l’ombre, insaisissable, surgissant hors des limites de la politique normale et, en vérité, hors de la civilisation. Cet ennemi n’a pas de revendications politiques identifiables. Il n’utilise pas la terreur comme un instrument politique mais comme l’occasion d’épancher une haine inexplicable et inhumaine. Dans la mesure où le terrorisme n’a pas d’origine intelligible, poursuit cet argument, il repose sur l’insécurité générée dans le monde arabe par le passage à la modernité. La perte d’une culture traditionnelle a paraît-il rendu anxieux les gens du Moyen-Orient, créant une classe d’hommes jeunes sans liens avec des institutions établies. De tels hommes, nous dit-on, sont mûrs pour la pensée totalitaire du fondamentalisme islamique, où Allah sert de substitut à un sens perdu de l’autorité, la cellule terroriste remplaçant une solidarité sociale ruinée. Parce que cet ennemi n’est ni un État, ni un mouvement, mais un esprit immature, nous devons mener une guerre d’une nouvelle espèce contre lui, où il n’y aura pas de combat suprême, pas de champ de bataille localisable. Nous devons nous préparer à des avancées imparfaites et provisoires, qui exigeront de la patience, de la vigilance et une souplesse protéiforme.

Je ne suis pas un expert du terrorisme ou du Moyen-Orient, mais je sais quelque chose de la démonologie politique, de la façon dont les dirigeants tournent les conflits politiques en mélodrames psychologiques et en tragédies religieuses pour éviter de penser politiquement leurs peurs - et les nôtres. Pour deux raisons, je soupçonne que quelque chose de cet ordre est en train d’arriver. D’abord, les affirmations des experts et des politiciens contredisent à peu près tout ce que nous savons vraiment à propos des dix-neuf pirates de l’air et de leurs commanditaires. Bien que la plupart d’entre eux haïssent les États-Unis, et particulièrement sa politique étrangère, peu de ces terroristes expriment une quelconque hostilité générale envers l’Occident, quel qu’il puisse être. Ils semblaient à l’aise avec les pratiques dites occidentales, jouissant du style de vie de la classe moyenne aisée, participant aux institutions capitalistes et grimpant les échelons de leur carrière. Selon leurs amis et leurs relations, les pirates de l’air ont souvent mentionné des évènements politiques assez particuliers - le bombardement de l’Irak, le stationnement des troupes américaines en Arabie Saoudite, l’effondrement du processus de paix israélo-palestinien, la répression des dissidents religieux par leurs propres gouvernements - comme le moment de leur éveil. Et si ce qu’ils haïssaient vraiment était le libéralisme, la tolérance et la décadence, pourquoi avoir choisi parmi leurs cibles le Pentagone, et pas la Suède, les Pays Bas ou le Danemark ?

Ensuite, pour quiconque est familier avec l’histoire de la guerre froide, le discours conventionnel sur les pirates de l’air a d’étranges résonances. Nous nous souvenons de la lutte contre le communisme comme d’une bataille clairement définie contre un ennemi évident, mais les leaders américains de l’époque - politiques et intellectuels - pensaient que c’était tout le contraire. Lisez le célèbre article de George Kennan dans Foreign Affairs, celui d’Arthur Schlesinger dans The Vital Center, la cinglante attaque de Leslie Fiedler contre les époux Rosenberg. Remplacez communisme par Islam, révolution par terrorisme, et leurs arguments sont identiques à ceux que nous entendons aujourd’hui. Quand les frères Alsop, Stewart et Joseph - les Cokie Roberts et Sam Donalson de leur temps - écrivaient, au plus intense de la guerre froide, que chaque communiste « participait à la guerre sainte aussi fanatiquement qu’un derviche tourneur », peut-être anticipait-on le fait que le communisme allait céder un jour la place à l’Islam comme objet de notre peur. Arthur Schlesinger présageait ce que Thomas Friedman affirme maintenant à peu près chaque semaine, lorsqu’en 1949 il écrivait qu’une « économie industrielle moderne, basée sur l’impersonnalité, l’interchangeabilité et la vitesse » a déchiré les « voiles protecteurs du moyen-âge ». Pour ceux qui étaient déconcertés par ces mutations, le communisme promettait « la sécurité et la camaraderie d’une union qui part en croisade, poussée par une foi profonde et impérieuse » ; il « remplit le vide des existences ». C’est cela - et non « l’économie du Capital » - qui était la raison obligée de l’attrait du communisme.

Ces dernières semaines, l’administration Bush a mis un frein à sa rhétorique apocalyptique, renonçant à la vision d’une vengeance tonitruante s’abattant du ciel comme la pluie, pour adopter le ton plus en sourdine d’une urgence interrompue. Si certains ont accueilli favorablement cette évolution, elle me contrarie. Car l’Administration se prépare de toute évidence à une campagne prolongée - qui ressemble beaucoup à la guerre froide - où l’Islam radical sera traité comme une maladie psychologique ou culturelle plutôt que comme une réponse politique à une injustice politique, un problème politique qui doit être résolu par des moyens politiques. Bien que je refuse d’admettre que le terrorisme soit une réponse légitime ou même compréhensible à l’injustice, nous devons reconnaître qu’il est une réponse. Nous devons reconnaître que le terrorisme n’est pas un mouvement sincère pour la justice sociale - mais qu’en l’absence d’un tel mouvement, il remplit le vide. Il représente la combustion mortelle de décennies de mauvaise administration, impériale et locale, et la destruction de tout langage viable et laïque d’une opposition démocratique - une destruction, devrais-je ajouter, à laquelle les États-Unis ont participé d’une façon plus que significative.

Mais de cette sorte d’analyse politique, nous n’entendons rien. Nos intellectuels dirigeants considèrent en effet qu’une telle analyse est totalement hors du coup, qu’elle atteste de la défaillance morale des antiaméricains et d’une gauche aux réflexes automatiques. Les officiels du gouvernement et les élites culturelles prétendent que les terroristes nous ont déclaré la guerre, mais ils ignorent la maxime classique qui la définit - de la politique par d’autres moyens. Le prix de cet aveuglement volontaire sera grand. En refusant aux citoyens ordinaires les outils conceptuels qui permettent de penser clairement la dynamique complexe du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale, les experts et les politiciens ont fait du conflit politique entre un empire puissant, des potentats locaux et leurs opposants acharnés à tous deux, le théâtre d’une confrontation existentielle. Avec pour résultat que notre peur compréhensible des attaques terroristes se transforme en panique virulente.

Et comment la peur affectera-t-elle la politique intérieure ? Nous en voyons déjà les résultats - non seulement dans les attaques perpétrées par des milices contre des citoyens et des résidents de foi musulmane et d’origine ou de descendance moyenne-orientale ou sud-asiatique, mais aussi dans le contre-mouvement répressif envers toute forme de dissidence politique. Pour avoir critiqué à la télévision d’anciennes actions militaires américaines, Bill Maher fut forcé d’abjurer son hérésie devant une Inquisition télévisuelle. Maher, qui s’est bâti la carrière d’un gladiateur combattant un diable imaginaire nommé politiquement-correct, s’est soudainement trouvé en face de la chose elle-même - sans grand soutien, dois-je ajouter, de ces intellectuels que le spectre du campus PC avait conduit à des accès de rage dans les années 1990. Est-ce que Todd Gitlin roulera son drapeau et prendra une seconde dans sa journée chargée de Madame Bonnes Manières de la Gauche pour écrire un livre sur ce nouveau et bien plus toxique « crépuscule des rêves communs » ? Est-ce que Richard Bernstein du New York Times publiera une suite à La Dictature de la Vertu ? D’une certaine façon j’en doute.

L’effet intérieur le plus nocif de cette guerre qui commence contre le terrorisme sera son utilisation, comme ce fut le cas pour la guerre froide pendant le maccarthysme, pour régler des comptes, pour réduire au silence tout un rang de critiques et de mouvements qui défient les institutions américaines - même si celles-ci n’ont strictement rien à voir avec la politique étrangère ou la sécurité nationale. Les cibles de cette guerre à tir dispersé contre les dissidents seront toujours les mêmes - enseignants, gens de couleur, mouvement travailliste et autres activistes de la justice sociale. Edward Rothstein, critique d’art du New York Times, a déjà profité des attaques terroristes pour enfoncer le dernier clou dans les cercueils du post-modernisme et du post-colonialisme. Récemment, The New Republic a désigné le mouvement anti-globalisation comme un terrorisme d’avant-garde et, ressuscitant les expressions les plus sinistres du maccarthysme, a prétendu que dans le climat actuel « la dissidence politique intérieure est immorale sans une déclaration préalable de solidarité nationale, le choix de son camp ». Et, selon les éditeurs du magazine, comment les militants anti-globalisation feraient-ils un tel serment de fidélité ? En annulant leur manifestation prévue en septembre dernier à Washington contre le FMI et la Banque Mondiale - exactement ce qu’ont fait la ALF-CIO et les autres organisations, par une peur bien fondée, je suppose, de contrarier des intérêts puissants.

Durant la seconde moitié du siècle passé, les États-Unis ont perfectionné une marque nationale de répression politique, que j’appellerai, d’après un show télévisé des années 1970, « Fear, American Style ». En raison de ses traditions constitutionnelles, l’État américain du XXe siècle a rarement été le seul ou même le premier instrument de répression. La plupart des hommes et des femmes ont subi des sanctions pour leur activité politique au travers des institutions de la société civile, et particulièrement sur leur lieu de travail. La répression américaine est une initiative commune de l’État et de la firme, où la coercition est sous-traitée à des compagnies privées. Non encombrées par les restrictions du Premier Amendement, ces compagnies punissent les dissidents en toute liberté. Pendant les années du maccarthysme, par exemple, pas plus de deux cents personnes ont séjourné en prison ou dans un centre de détention INS pour leurs opinions politiques. En revanche les patrons américains soumettaient au moins deux employés sur cinq à des sortes d’enquête de loyauté. Et je crains qu’il en soit de même aujourd’hui. Tandis qu’en ce moment-même le gouvernement fédéral utilise ses lois d’immigration draconiennes pour détenir des suspects de terrorisme ou des témoins matériels, et prépare une législation plus répressive, c’est sur les lieux de travail et entre les mains des patrons que les plus grands effets de la répression se feront sentir. Bill Maher, après tout, fut la victime des chefs d’un réseau de communication. Ce sont des directeurs de publication dans l’Oregon qui obligent les journalistes de petites villes à se rétracter ou à démissionner, des administrateurs de l’université au Nouveau-Mexique qui sanctionnent des professeurs, et des managers un peu partout qui - dans une impunité absolue - licencieront des employés qui refusent de porter le drapeau.

Traduit de l’américain par Emmanuelle Gallienne