Italie : une histoire empêchée

par

« L’incapacité de penser dont semble aujourd’hui affligée la classe politique italienne et, avec elle, le pays tout entier, dépend précisément de cette conjonction maligne d’un mauvais oubli et d’une mauvaise mémoire, grâce à quoi l’on cherche à oublier quand on devrait se souvenir et l’on est contraint de se souvenir quand on devrait savoir oublier. »
– Giorgio Agamben

Le 25 août 2002, le gouvernement Raffarin a rompu la parole donnée le 20 avril 1985 au nom de la France par François Mitterrand, qui accordait la garantie du sol français aux anciens activistes des « années de plomb » italiennes.

Vers 20h, Paolo Persichetti est appréhendé par la police française alors qu’il se déplace à bicyclette dans Paris. Il est emmené dans un fourgon, qui ne s’arrêtera qu’au petit matin suivant de l’autre côté du tunnel du Mont-Blanc. Les autorités italiennes le conduisent directement à la prison romaine de Rebibbia. Pour la première fois, la France exécute une demande d’extradition visant un ancien militant des mouvements armés de l’extrême gauche italienne.

Si la France prend cette décision subite, dans la torpeur d’une fin de mois d’août, c’est parce que Paolo Persichetti est le seul exilé italien sur lequel plane un décret d’extradition dûment signé, applicable à tout moment. Celui-ci avait été parafé par Edouard Balladur en 1994 : Persichetti était alors en France depuis moins de trois ans, après avoir été condamné, en appel, à 22 ans de réclusion criminelle. Enseignant en sciences politiques à l’université Paris VIII, son histoire judiciaire montre l’arbitraire d’une justice italienne fondée sur des lois d’exception. Persichetti était en 1986-87 membre des BR-UCC (Union des Communistes Combattants), une des ultimes scissions des Brigades Rouges (BR), dont des membres ont en 1987 abattu le général de l’armée de l’air Giorgeri, alors que de très nombreux militants, emprisonnés ou exilés, déclaraient vouloir déposer les armes. Persichetti, d’abord confondu par un « repenti », fut relaxé en première instance ; son délateur s’était rétracté. Mais le Parquet fit appel. Soumis à une procédure « anti-terroriste », Paolo Persichetti ne bénéficiait de droits à la défense que très limités. Il perdit tout naturellement en appel, se pourvut en cassation et, dans l’attente, rejoignit la France.

Arrêté, il fut maintenu en détention provisoire à Fresnes, pendant près d’un an. Protégés par la « doctrine Mitterrand », les autres réfugiés menèrent une large campagne contre son extradition. Edouard Balladur signa le décret, pour, tacitement, ne pas l’appliquer. L’existence sursitaire de Persichetti s’installa alors sous la menace permanente et jamais improbable d’exécution du décret. En 1998, Lionel Jospin, par une lettre qu’il adressait à leurs avocats, déclara garantir la protection de la France à l’ensemble des réfugiés italiens, et ainsi de facto à Paolo Persichetti. C’est cet engagement que le gouvernement français a choisi de rompre, sans sommation, en cette fin de mois d’août 2002.

I. Usages et avantages d’une répression

L’extradition de Persichetti est intervenue quelques mois après un attentat commis par de mystérieuses « nouvelles BR ». Celles-ci avaient revendiqué, en 1999 et en 2001, l’assassinat de deux juristes travaillant pour le ministère du Travail italien, Massimo D’Antona et Marco Biagi, qui préparaient les négociations nationales entre syndicats et patronat. Du côté policier, aucune de ces affaires ne fut éclaircie. Du côté des mouvements sociaux, aucune organisation ne s’affirmait alors en faveur de la violence politique. Berlusconi se trouvait en demeure d’offrir des résultats tangibles quant à ces meurtres récents : sans suspect aucun, il se tourna vers la France et renouvela les anciennes demandes d’extradition, dont celle de Persichetti. Dès l’extradition de celui-ci, les médias italiens firent état de liens supposés entre « l’ancien brigadiste » Persichetti et les assassinats de 1999 et 2001 ; et ce sans aucune charge probante.

un débat sémantique aussi

Il faut revenir sur la manière de qualifier cette violence politique des « années de plomb » italiennes. Aucun des deux « camps » n’utilise des termes anodins. Le terme « terroriste » porte bien sûr depuis deux siècles une fin de propagande politique. On sait comment les forces d’occupation allemandes, alliées aux fascistes italiens, qualifiaient de « terroristes » les groupes de partisans (ou résistants) qui luttèrent pendant la Seconde guerre mondiale pour la libération du pays.

Celui d’« attentat » ne garantit pas une plus grande neutralité politique. Les groupes armés de gauche opposent avec soin les cibles considérées comme des objectifs politiques et les actions visant les foules anonymes. À l’inverse, les stragi di stato, bombes aveugles posées par l’extrême droite, peuvent être qualifiés de massacres (en italien « stragi »). L’objectif « politique » de ces « massacres d’État » était la diffusion d’un climat de terreur, dans le but de pousser l’État à une dérive « autoritaire », au fil des mesures répressives qu’il serait amené à prendre. Les militants de gauche de l’époque firent à leur tour usage du terme disqualifiant de « terroriste » pour condamner ces « attentats » aveugles ; et les BR revendiquèrent n’avoir jamais employé d’explosifs et toujours circonscrit les effets de la violence engagée à la seule cible visée. Le terme utilisé par l’extrême gauche, la fameuse « lutte armée », veut précisément porter le témoignage de ces usages de la violence politique.

Les partis institués redoublent enfin l’emploi du qualificatif « terroriste » pour délégitimer les groupes violents de toute obédience. Il y va bien sûr de la consolidation de la représentation et de la délégation comme instrument politique hégémonique. Il y va de la disqualification de toute protestation collective qui n’aurait pas rejeté absolument toute forme de violence. Il y va aujourd’hui de l’écriture de l’histoire de l’Italie contemporaine : l’histoire de la contestation italienne peut-elle être soustraite à la simple chronique judiciaire ? Comment qualifier la violence collective, sans disqualifier le sens politique que cette violence pût porter ?

déni d’initiés

l’histoire officielle

La version la plus commune en Italie, notamment dans les grands médias, préfère limiter aujourd’hui l’ampleur de la contestation qui débuta vers 1968 à la gauche du PCI. Le mouvement social est ainsi balayé, réduit à une minorité armée groupusculaire, déviante autant que malveillante, à coup sûr isolée. Elle voulut faire vaciller l’État, l’État la brisa. Cette lecture, militaire sinon militariste, réduit l’histoire à un récit pénal de la violence politique dont l’effet immédiat consiste dans le refoulement négateur du « véritable état de guerre civile » [1] qui secouait alors l’Italie. Les classes politique et administrative ont ainsi imposé une historiographie ad hoc, balançant entre le chronologisme et le sensationnalisme, qui ne retient qu’une succession d’actes isolés, sans cause apparente, ni liens entre eux. Les rares historiens qui s’attachent à étudier la dynamique globale de ce cycle de violence politique ont donné à cette écriture historique le nom de dietrologia, littéralement « science en arrière ». Les événements y sont narrés, hors de tout contexte historique, comme baignant dans un imaginaire de complot contre l’État mené par des organisations nourries de violence. C’est le caractère massif des manifestations, l’âpreté des luttes sociales, la contestation socialement ancrée qui marqua cette période, qui disparaissent, et avec eux toute l’histoire sociale de l’après-68 en Italie ; ce que les militants d’extrême gauche nommaient à l’époque le movimento.

PCI et movimento

Le PCI avait, vers la fin des années 60, montré plus d’ouverture vis-à-vis de cette extrême gauche que les partis communistes des pays voisins ; ce qui explique pour une grande part son image progressiste, notamment auprès de la gauche française, par ailleurs séduite par sa critique précoce de l’URSS. Mais il combattit ensuite sans relâche cette extrême gauche qui menaçait de mordre son propre électorat, et dont l’influence idéologique refusait de manière trop éclatante sa stratégie dite du « compromis historique ». Cette stratégie se fondait sur l’idée qu’avec l’agitation sociale et la « stratégie de tension » qui secouait l’Italie, le pays risquait en effet de basculer vers un régime autoritaire (à l’image, à l’époque, de tout le reste de l’Europe méridionale…). La chute du gouvernement Allende conforta le PCI dans cette idée, et il se rapprocha alors de la Démocratie Chrétienne pour réaliser une « large alliance des classes populaires ». L’opposition du PCI et de l’extrême gauche se creusait ainsi au cœur même de la classe ouvrière : le PCI se coupait de la contestation sur sa gauche, et rompait définitivement avec les revendications de ceux que l’on appelait à l’époque les « nouveaux sujets » : femmes, jeunes, immigrés du sud venus travailler dans les grandes usines du nord. L’extrême gauche, de son côté, se retrouvait sans interlocuteur politique, et se radicalisa davantage.

Quand, dans la seconde partie des années 70, le mouvement radical se convertit pour une large part à la contestation armée, le PCI se rangea aux côtés de l’État et l’aida efficacement dans la lutte contre des groupes de plus en plus enclins à la violence. Il connaissait les militants implantés dans les quartiers populaires ou dans les usines du nord, et les signalait aux forces de l’ordre. Dès lors, à la toute fin des années 70, les militants du PCI, considérés comme « traîtres révisionnistes », devinrent eux aussi les cibles des groupes armés. Le movimento fut ainsi définitivement ostracisé par le PCI, qui depuis ne modifia jamais plus sa position politique. C’est ainsi que les principaux héritiers du Parti, les Démocratici di Sinistra, s’accommodent parfaitement de la perpétuation de la criminalisation des organisations d’alors.

Toutefois, la partie minoritaire de ces héritiers, celle qui refusa en 1991 d’abandonner l’appellation « communiste », le Parti de la Refondation Communiste (PRC), est traversée par deux tendances. Certains de ses membres restent aujourd’hui encore fidèles à la ligne engagée par le PCI à l’époque et maintiennent une approche pénale des événements. Mais une autre partie du PRC voudrait désormais mener une analyse historique de ce mouvement malgré tout adjacent à son aire d’influence. Ainsi, plusieurs de ces parlementaires ont rendu visite à Paolo Persichetti à la prison romaine de Rebbibia, cette maison centrale qui détient toujours les principaux membres des groupes armés depuis la fin des années 70. Ces initiatives font néanmoins chaque fois peser sur leurs auteurs l’accusation de collusion avec des terroristes, qui de surcroît partagent avec eux l’appellation revendiquée de « communiste ».

le movimento parmi les ouvriers

Fait plus troublant encore, la mémoire ouvrière récuse aujourd’hui la place pourtant fondamentale du movimento dans son histoire. Car le movimento fut puissamment relayé dans certains secteurs des plus grandes usines, où des militants ouvriers ne rejetaient pas, à l’époque, les méthodes les plus radicales de contestation. Aujourd’hui, cette mémoire semble honteuse – elle est tue, quoi qu’il en soit. Et ce malgré l’implantation certaine des Brigades Rouges dans les lieux à forte concentration ouvrière (à la Fiat de Turin, Sit-Siemens ou Alfa Romeo de Milan). Nombre de militants clandestins étaient hébergés dans les quartiers populaires à la périphérie de ces grandes villes. Quand des tracts portant la signature d’une organisation armée étaient laissés dans les usines et menaçaient le patron ou des « petits chefs », les ouvriers ne voyaient pas toujours d’un mauvais œil ces menaces, à une époque où l’autoritarisme et la violence faisaient le quotidien des rapports hiérarchiques dans les usines. Tant que ces méthodes purent leur être utiles, certaines composantes de la classe ouvrière ont été séduites. Par contre, quand ce mouvement fut criminalisé par l’État (et condamné par le PCI), la prudence et la passivité devinrent les attitudes les plus fréquentes, amenant lentement l’amnésie actuelle des ouvriers à l’égard du recours à la violence, et même de tout compagnonnage à son égard.

dissociés et repentis

Dès la défaite de leur « lutte armée », c’est aussi dans les rangs mêmes des anciens militants que se développèrent des obstacles à une saisie globale de leur histoire. D’abord, certains devinrent des « repentis », qui après leur arrestation livrèrent leurs camarades à la police, en échange de remises de peine. À partir du décret-loi Cossiga du 15 décembre 1979, l’État italien introduisit dans la loi pénale le système juridique du « repenti », qu’il employa par la suite dans la lutte contre la mafia.

Mais vint ensuite le mouvement dit de la « dissociation », fondé, lui, par certains militants emprisonnés. Cette initiative débuta dès 1981 avec le texte « Terrorismus, nein danke » de Toni Negri, alors incarcéré à la prison de Trani. Il faisait suite à la mutinerie de brigadistes incarcérés au même endroit, que Negri et ses proches n’avaient pas suivie. Ce dernier inventa alors le terme de « dissociation » comme expression de la volonté d’un retour à l’action politique de masse non militarisée – volonté également de rupture à l’égard des groupes armés, en premier lieu des Brigades Rouges, définies comme une « déformation du mouvement ». Reprise en 1982 dans un « Manifeste des 51 » [2] (51 détenus), cette initiative connut un certain succès au sein d’un movimento en pleine déliquescence, et fut rejointe par de nombreux militants emprisonnés. Ceux-ci déclaraient non seulement renoncer à la lutte armée et regretter leurs actes, mais accusaient leurs camarades encore clandestins d’être des… « terroristes ».

L’intention de Toni Negri, leader de l’Autonomie, était alors de différencier les groupes armés dits « Organisations Communistes Combattantes » (OCC), des militants de l’Autonomie, dont beaucoup usaient pourtant tout autant du « compagno P38 » [3]. Le philosophe estimait que les Brigades Rouges, se limitant à un combat de type militaire contre l’État, avaient de fait perdu tout lien avec la classe ouvrière. Il créait ainsi, selon Isabelle Sommier, « une dichotomie des détenus politiques, divisés entre “terroristes”, c’est-à-dire les Brigades Rouges, et les autres groupes ». Negri explique ainsi : « la différence entre les BR et Autonomie est que les BR étaient une organisation terroriste, au sens traditionnel, alors qu’au contraire Autonomie ne le fut jamais. Autonomie fut un large mouvement d’association politique également violente,mais qui n’a rien à voir avec le terrorisme. C’est donc là que passait la différence fondamentale, qui était une différence d’organisation, de stratégie, de formes de lutte, d’identification des sujets sociaux, d’idéologie, etc… C’est une différence comme le jour et la nuit » [4]. Cette « différence » était cependant loin de sauter aux yeux, surtout quand on sait qu’un bon nombre de groupes armés étaient nés dans l’orbite de l’Autonomie. Mais, par sa prise de distance avec les militants qui n’étaient pas encore arrêtés ou refusaient d’abandonner les armes, « une partie de la communauté déviante exprimait son refus de l’étiquette en l’apposant à l’autre » (I. Sommier). La « dissociation » inaugure ainsi un déni d’appartenance à un mouvement global.

On assiste alors à la création d’une nouvelle figure, le « dissocié » : l’État, comme il l’avait fait pour les repentis, convertit cette prise de position politique en statut juridique, par une série de lois dites de « la dissociation de la lutte armée ». Il se saisit de ce qui était alors actes individuels de contrition et de confession. La loi organise la démarche : la personne emprisonnée doit adresser elle-même une lettre aux autorités judiciaires, par laquelle elle reconnaît ses actes et ses fautes, et pose que le recours à la violence n’est pas admissible. Ainsi, le dissocié « s’engage » à ne pas commettre de nouveaux actes de violence, et bénéficie d’une libération anticipée. Mais le dissocié remet ainsi son avenir tout entier au jugement de l’État. La procédure administrative consentie par le dissocié mentionne en effet que l’État peut décider à tout moment que la « dissociation » n’est pas sincère et incarcérer à nouveau le signataire pour lui faire purger la fin de sa peine. Pour Oreste Scalzone et Paolo Persichetti, dès lors, « le jugement pénal n’investit plus le champ des responsabilités personnelles mais les opinions de la personne jugée » [5]. Le dissocié s’assigne à une sorte de « jugement de l’âme » perpétuel, estime Isabelle Sommier citant Foucault [6]. L’écriture de l’histoire s’évanouit au profit d’une somme isolée de déviances singulières et honteuses. La violence collective disparaît de l’horizon explicatif. La procédure de dissociation exonère enfin du même coup les autres parties prenantes au conflit politique : la conscience individuelle se dresse en rempart masquant les responsabilités passées, par exemple, de l’État et de l’extrême droite, du PCI et des autres partis politiques, voire de l’extrême gauche elle-même.

Mario Moretti, le dirigeant brigadiste qui a reconnu être l’auteur de l’exécution d’Aldo Moro estimait il y a quatre ans : « Il fut une version noble de la dissociation, mais en pratique elle a été toute autre chose. Elle a simplement marchandé des avantages judiciaires. (…) Si on dit que les Brigades Rouges se résument à une série d’attentats, chacun conçu isolément, si tout un projet politique est uniquement réduit à une succession de délits, “diétrologiquement explicable”, alors on n’est plus en mesure d’affronter ni même de juger cette histoire » [7].

II. Le choix italien : lois d’exception ou amnistie

Au final, c’est bien l’État qui tire, aujourd’hui encore, des bénéfices politiques substantiels du silence tombal maintenu sur la violence politique de cette période.

Depuis près de vingt ans, les lois d’exception, dites « anti-subversion » (sic), sont toujours en vigueur et permettent la disqualification pénale préalable de tout mouvement de contestation, au nom de la « lutte anti-terroriste ». En les classant dans l’eversione(subversion), l’État peut viser des groupes contestataires de toutes sortes. Certes, pendant les « années de plomb », les groupes armés recrutaient sans difficulté, et ce jusque dans les années 1981-82. Mais aujourd’hui, aucun mouvement social ne suit ou ne se sent représenté par des « faits d’armes » tels que les attentats de 1999 et de 2001. L’ancien brigadiste Prospero Gallinari fait la même analyse quant à l’arme politique de l’amalgame : « la falsification totale de l’histoire qui s’est opérée, ajoutée à la complète impossibilité de la reconstruire comme elle a vraiment été, finit par tout autoriser. Quand un petit groupes d’inconnus, sans lien quelconque avec des revendications sociales de masse, commet aujourd’hui un assassinat et donne des raisons obscures teintées de “visions politiques”, les journaux et les politiciens croient voir une continuité avec le passé alors qu’il s’agit de deux époques différentes et qu’aucun mouvement social ne se rattache à une telle action ». [7]

La réunion du G8 de Gênes puis le Forum social de Florence ont fourni des exemples récents où, après les incidents dans les rues de la capitale ligure et un manifestant tué par la police, la droite italienne a soudain ressorti le vocable « terrorisme » à propos du sommet no-global qui avait essentiellement consisté en un défilé pacifique et des rencontres et débats publics. Déjà, au cours des années 90, quelques exemples de menace de criminalisation de la contestation sociale avaient vu le jour, surtout lorsque celle-ci échappait aux canaux « classiques » de la gauche institutionnelle. Lors des grandes occupations non violentes des universités par les étudiants, notamment pendant le mouvement dit de la « Panthère » en 1990, la simple volonté d’organiser à Rome un débat sur le mouvement étudiant de leurs « prédécesseurs » vingt ans auparavant suffit à déchaîner une campagne médiatique de grande ampleur sur « la présence de terroristes dans les facultés occupées ». C’est ce qui a fait dire à Paolo Persichetti que « même la mémoire est un crime ». Les mouvements de chômeurs engagés à Naples et à Palerme en 1998 sous un gouvernement ouvert à des héritiers du PCI furent immédiatement critiqués de la même façon par certains dirigeants des Democratici di sinistra (ex-PCI), qui dénonçaient les « risques d’infiltrations mafieuses ou terroristes ».

Seuls les immeubles squattés dans les métropoles italiennes, appelés centri sociali, revendiquent aujourd’hui une filiation intellectuelle avec la contestation née de 1968, en particulier avec l’Autonomie ouvrière. Ces lieux, qui sont souvent des espaces d’expression artistique, sont régulièrement accusés d’être des « refuges » ou des « nids » de « terroristes attendant de passer à l’action » ! Autant de preuves du développement d’une culture autoritaire au sein de l’État italien, doté depuis de nombreuses années de tous les moyens juridiques et matériels d’opérer un contrôle social serré de sa population – État qui, privé d’une véritable cohésion sociale, assure l’unité nationale par l’extension de ses dispositifs répressifs.

amnistie

Quelques semaines seulement après l’extradition de Persichetti, les ministres de la Justice italien et français se rencontraient à Paris. La date du 11 septembre 2002 avait été choisie pour tenir une réunion de travail, dont le but déclaré était « l’amélioration de la coopération anti-terroriste entre les deux États ». Ce jour-là fut évoquée la situation de plusieurs centaines de réfugiés italiens, installés et travaillant en France depuis au moins une quinzaine d’années. L’État français, par la voix de son ministre de la Justice Dominique Perben, déclara ne pas reconnaître la valeur de la « doctrine Mitterrand ». L’ancien président avait offert à ces exilés une voie, selon ses propres termes, de « rupture avec une machine infernale ». Il avait toutefois posé une condition à la protection sur le sol français : que ces personnes abandonnent toute velléité d’actes de violence, d’organisation armée, et plus généralement qu’ils respectent les lois du pays d’accueil.

En « leur accordant la tranquillité » et une terre où poser leur sac, la France a sans doute contribué à éteindre une flamme qui brûlait au sein de la société italienne. Des militants ont abandonné les armes au début des années 80 et passé la frontière – certains à pied, dans la neige, par un col des Alpes (dans la tradition des exilés du fascisme mussolinien), certains à bord du voilier de la star de cinéma « sympathisante » Gian Maria Volonte… Puis, « réfugiés » sur le sol français, ils ont déclaré par la voix de leurs avocats « avoir fait le constat de [leur] histoire passée : la lutte armée [avait] échoué, une période historique [s’était] achevée ».

François Mitterrand a accompli un geste original et en l’espèce clairvoyant en déclarant cette sorte d’« amnistie par avance » sur l’Italie (amnistie sans doute un jour inéluctable, du moins peut-on l’espérer), qui évitait en outre à la France de devenir une base arrière utilisable par les réfugiés qui auraient décidé de continuer leur combat. Et il faut bien admettre avec Jean-Jacques de Felice, l’un des avocats des réfugiés politiques italiens qu’« aucun dérapage n’a été commis. Ces gens ont tourné la page par rapport à une situation de violence. La France l’avait bien compris ».

Ceux qui se sont réfugiés en France et ont échappé aux poursuites, ont rarement fait le choix de la dissociation. Il est vrai que les exilés, même assignés sur le sol français, ne sont pas confrontés à l’épreuve de la prison qui a pu expliquer, pour une part, le recours au dispositif de la dissociation. Il en a peut-être résulté un autre rapport à leur histoire. La plupart se retrouve donc sur une position de demande d’amnistie. Le moment historique est bien achevé à leurs yeux. Leur vie quotidienne n’est plus celle de « terroristes » ou de clandestins. Les hostilités sont tues. Le mouvement populaire s’est soldé par un échec.

Par ailleurs, les militants historiques des Brigades Rouges avaient lancé fin 1987, depuis les prisons où ils étaient incarcérés, une « campagne de la liberté ». Ils demandaient une amnistie et que les deux parties (movimento et État) reconnaissent que la « guerre civile » était bel et bien terminée. Les secteurs du mouvement qui avaient pris les armes avaient perdu la partie ; ils demandaient à l’État d’admettre, de son côté, que le cycle de violence était clos, et de reconnaître que le movimento avait été un mouvement social d’un type particulier, certes, mais partie prenante de l’histoire du pays. En face, seuls deux ou trois membres de la classe politique ont jusqu’à présent compris la nécessité de clore cette bataille du passé. Francesco Cossiga est de ceux-là, et il est bien placé pour connaître ceux qui furent ses anciens adversaires. Ministre de l’Intérieur, puis Président du Conseil, il dirigea le combat contre les « terroristes de gauche » entre 1978 et 1982. « J’ai combattu durement le terrorisme, mais j’ai toujours estimé que, quoiqu’il s’agisse bien entendu d’un phénomène politique gravissime et blâmable, il n’en plonge pas moins ses racines à un moment donné dans la situation sociale et politique particulière du pays et non dans un “humus propre à la délinquance”. (…) [Il] usait de méthodes terroristes comme l’ont toujours fait tous les mouvements de libération, y compris la Résistance, […] qui croyait amorcer – et c’est là qu’était l’erreur, ne serait-ce que sur un plan formel – un mouvement véritablement révolutionnaire. » [8] Cossiga a pu ainsi demander une amnistie, refusée par ses collègues parlementaires, sauf dans quelques rangs des Verts ou de Rifondazione Comunista, les autres partis conservant une haine tenace et la volonté de se servir de cette histoire pour des bénéfices politiques à court terme.

En 1998, un projet de loi d’indulto (remise de peine) a été présenté en Commission de Justice de la Chambre des Députés par une partie de la majorité de gauche de l’époque. Approuvé en Commission, il fut bloqué en séance. Une partie de la majorité de droite actuelle s’est emparée d’un autre projet de ce type, appelé l’indultino (ou mini indulto) qui tente d’établir un compromis entre un début de remise de peine pour les délits politiques liés aux « années de plomb », et d’autres délits qui intéressent certains parlementaires de droite liés aux milieux d’affaires, comme la corruption ou des délits financiers et fiscaux. Mais ce texte est bloqué depuis plusieurs mois.

Comme le dit Erri De Luca, « ce que l’Italie ne leur pardonne pas est d’avoir cru à la révolution, et de n’avoir pas transigé avec cet idéal ». Abreuvés d’une volonté de changer le monde, sinon de « faire le bien », pris dans un cycle de violences tous azimuts (n’oublions pas les bombes aveugles de l’extrême droite), ces militants ont porté leurs actes jusqu’à un point de non-retour. Il y a quelque chose de tragique dans ces existences, brisées par la prison ou par les balles, à se reconnaître des vaincus. Le seul « cadeau » que pourrait leur faire l’Italie serait pourtant de leur reconnaître ce titre.

Post-scriptum

Une fusillade s’est produite le dimanche 2 mars 2003 sur un train en Toscane entre des agents de la police ferroviaire et deux « clandestins ». Un agent a été tué, ainsi que Mario Galesi, recherché depuis 1999. Desdemona Lioce, arrêtée, s’est déclarée immédiatement « militante des Brigades Rouges et prisonnière politique », dans la tradition de cette organisation. On les soupçonne, elle et son complice, d’être membres du groupe qui a tué M. D’Antona et peut-être M. Biagi : ils sont entrés en clandestinité à l’époque du premier meurtre, et plusieurs éléments indiqueraient des liens avec ces homicides. Desdemona Lioce peut être considérée comme faisant partie du groupe des « irréductibles » : des derniers brigadistes, pour la plupart en prison, qui refusent tant la dissociation que la demande d’amnistie, considérant que la saison de la lutte armée n’est pas terminée. Leur groupe a repris le sigle BR-PCC (Brigate Rosse per la costruzione del Partito Comunista Combattente) qui correspond à la dernière branche principale des Brigades, et qui cessa son activité vers 1986. On peut penser, comme l’a titré le quotidien Il Manifesto le 4 mars dernier, que ce groupe est surtout composé de nostalgiques des « années de plomb », « résidus » de ce mouvement. Néanmoins, des déclarations de la droite italienne ont tout de suite tenté de faire le lien entre eux et les actions de désobéissance civile de « blocage des trains de la guerre » de l’armée américaine qui se sert de ses bases en Italie pour l’éventuelle guerre en Irak.


Merci à Élise Bourgeois-Fisson. Les trois illustrations de ce texte [9] ont été réalisées par Dario Fo pour sa pièce de théâtre, Marino libero ! Marino è innocente !. Leonardo Marino, « repenti », ancien militant du groupe Lotta Continua, mit en cause Adriano Sofri dans l’assassinat du commissaire Calabresi. La pièce de Dario Fo démonte l’impossibilité de la version de Marino. Elle est parue en Italie en 1998, avec ces illustrations, aux éditions Einaudi. Dario Fo est publié en France aux éditions Dramaturgie.

Notes

[1Selon I. Sommier, La violence politique et son deuil, l’après-68 en France et en Italie, Presses Univ. de Rennes, 1998 : l’un des ouvrages publiés en
France qui analyse ces années avec le plus de précision.

[2« Terrorismus nein danke » et le « Manifeste des 51 » ont été publiés dans le Manifesto les 23 mars 1981 et 30 septembre 1982. Le titre allemand du premier texte fait allusion au slogan du mouvement pacifiste et anti-nucléaire allemand : « Atomkraft nein danke ». On trouve une version française de ce texte dans T. Negri, Italie rouge et noire, Hachette, 1985, p.111-117.

[3Le pistolet P38 était l’arme de prédilection des militants armés, qu’ils qualifiaient du nom de camarade (compagno).

[4Cité par Sommier, ibid. Propos d’une interview pour une émission de la RAI en 1992.

[5Il nemico inconfessabile, p. 51, Ed. Odradek, 1999. Cet ouvrage a été traduit en français en 2000 : La révolution et l’Etat, Editions Dagorno.

[6Interviewée par nos soins suite à l’extradition de Paolo Persichetti.

[7Ces citations proviennent de la transcription d’une rencontre organisée le 17 juin 1999 par le journal Il Manifesto avec les anciens dirigeants des BR, Moretti, Gallinari, Bertolazzi (tous en semi-liberté), et les fondateurs ou collaborateurs du quotidien, V. Parlato, R. Rossanda, et Erri De Luca.

[8Lettre de Francesco Cossiga, sénateur à vie, à Paolo Persichetti (décembre 2002).

[9reproduites uniquement dans la version imprimée de cet article