Avant-propos

le dossier qui suit contrariera sans doute tous ceux qui pensent que le langage naît dans les oreilles et qui le confondent avec la phonétique. il heurtera peut-être ceux qui entendent « muets » quand on parle de « sourds ».

Lire sur les lèvres, comprendre à moitié, parler à demi, d’une voix qu’on n’entend et qu’on ne contrôle pas — d’une voix presque toujours mal placée —, c’est ce qu’on a longtemps demandé aux sourds, c’est ce qu’on demande encore à beaucoup d’entre eux. Cela sollicite des efforts incessants et cela prend un temps fou. Il y a une époque où on appelait cela le progrès. Un progrès qui s’accommodait assez bien de l’image du sourd en idiot du village.

des langues des signes existent depuis le xviiie siècle. En France, elles ont servi de principal procédé d’éducation des sourds, puis ont été interdites. Il faut attendre 1991 pour qu’une loi reconnaisse aux sourds le droit au choix entre une éducation bilingue et une éducation strictement orale. Il y a six ans, cela passait pour du courage politique. Pour un sourd, parler la langue des signes, parler sa langue, a donc une valeur immédiatement politique et collective. C’est le propre de tous ceux qui doivent vivre dans une langue qui n’est pas la leur, de tous ceux qui maîtrisent mal la langue dont on leur demande de se servir. C’est l’expérience de toutes les minorités, si l’on veut bien prendre la langue comme une métaphore. Chez les sourds, il ne s’agit pas d’une métaphore.

Les immigrés connaissent bien ce problème. Certaines minorités nationales également. à l’époque où fut proscrit l’enseignement de la langue des signes, on mit aussi, dans les jardins publics de Bretagne, des panneaux qui interdisaient de « cracher par terre et de parler breton ».

L’expérience des sourds est encore plus radicale. Longtemps, leur langue n’a été considérée que comme un simple code. C’est seulement dans les vingt dernières années que des linguistes, puis des neurophysiologues, ont montré que les langues visio-gestuelles étaient bien des langues.

Cette expérience est aussi plus singulière, parce que 95 % des enfants sourds ont des parents entendants. Pour eux, parler sa langue, c’est parler une autre langue que celle de papa et maman. Les sourds vivent le langage comme une guerre. Ils rappellent qu’il y a des langues majeures et des langues mineures. Ils montrent à quel point la langue peut être un instrument de domination, de contrôle et d’exclusion. Parler leur langue, produire, dans cette langue, des actes, des discours et des œuvres, c’est toujours pour eux résister, se donner les moyens d’avoir prise sur une histoire et une culture à laquelle on les a longtemps soustraits.

Que vacarme soit une chambre d’échos pour ces actes, ces discours et ces œuvres.