peut-on être le citoyen d’un empire ?

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J’ai cherché à poser la question embarrassante du devoir civique. Embarrassante, car un "teach in" est presque par définition un rassemblement contre la guerre.

Peut-on être le citoyen d’un empire ? Un collègue australien, McKenzie Wark, m’a posé cette question à l’issue d’un teach-in sur les évènements du 11 septembre et le début de la guerre en Afghanistan. Dans mon commentaire sur ces évènements, j’avais cherché à poser la question embarrassante du devoir civique - une question embarrassante, car un teach-in est presque par définition un rassemblement contre la guerre, consacré à la critique de la géopolitique américaine du dernier demi-siècle (le but étant d’« instruire », en considérant les forces qui ont mené à la conjoncture actuelle). Aujourd’hui (la forme du teach-in date des années 1960) une telle critique se fait sur le fond d’un particularisme parfois tenu pour une « politique de l’identité », ou bien sur un mode plus démonstratif, qui interroge l’économie globale et la dévastation écologique (et les deux voies sont facilement interchangeables). On parle du point de vue d’un groupe particulier, avec toute l’autorité morale conférée par une telle identification, ou bien on évoque le caractère global de l’exploitation. Mais on ne parle pas en tant qu’Américain. Cette position est réservée à la droite. La réflexion de McKenzie dans son intégralité fut la suivante : « C’est drôle, un groupe d’Australiens de gauche ne refuserait jamais la question du patriotisme ou des devoirs civiques, comme l’ont fait vos interlocuteurs. Ils se répandraient en injures contre les éléments de l’aile droite qui ont volé leur gouvernement ! Mais la situation est peut-être différente ici ? Peut-on être le citoyen d’un empire ? »

J’avais tenté de parler en faveur d’un sens de la responsabilité encore confus pour moi, celui qui m’avait conduit à soutenir (après un combat intérieur considérable) l’action militaire en Afghanistan. Par pure nécessité tactique, avais-je conclu, « nous » devions prendre le risque de faire sauter le piège de Ben Laden (c’est la riposte qu’il cherchait), et interrompre de façon décisive une stratégie d’agression promettant sans doute toujours plus d’actions dramatiques. L’ « Amérique » était utilisée comme cible symbolique pour des fins qui concernaient la politique à l’intérieur du monde arabe bien plus immédiatement que les engagements de l’Amérique dans le monde. Nous ne pouvions attendre de gagner une guerre d’opinion alors que nous étions si indirectement concernés par les véritables enjeux du conflit. Nous ne pouvions pas davantage compter sur des résultats sérieux de la pression internationale, alors que le réseau des engagements était si complexe, si lourd d’intérêts corrompus. Notre culpabilité dans la création des conditions de la conjoncture actuelle était certainement réelle (et l’Amérique n’a jamais regardé en face ses responsabilités dans la Guerre du Golfe). Mais aussi corrompues que fussent les circonstances, « nous » avions à répondre fermement car « nous » avions été attaqués : des milliers de citoyens américains et plusieurs centaines de collaborateurs étrangers (parmi lesquels beaucoup d’« Américains », même s’ils n’en avaient pas le statut légal, qui travaillaient quotidiennement avec nous) étaient morts, et des attaques aussi terribles semblaient inévitables. Nous avions la responsabilité d’une réponse rapide et concertée.

Mais qu’est-ce que cela pouvait signifier pour ceux qui ne faisaient pas partie de l’appareil militaire ou décisionnel ? Le citoyen américain moyen sait ce que signifie répondre en matière d’assistance et de secours. Les pompiers, les secouristes et la police ont endossé cette responsabilité d’une façon que beaucoup d’Américains pouvaient partager (les pompiers et les services de secours ont tissé la structure même de nombreuses petites communautés aux États-Unis - si quelqu’un désire en savoir plus sur la sociabilité au « cœur » de l’Amérique, il devrait étudier les services d’urgence). Mais Ground Zero pouvait être occupé seulement par un petit nombre et, dans l’imagination, seulement pour un moment. Quelle forme de participation civique pouvait suivre ? La prolifération des drapeaux semblait destinée dans une certaine mesure à couvrir l’absence d’autres modes d’expression et d’action symboliques. Le débat était à peu près interdit dans les médias et même sur certains campus (des professeurs de CUNY ayant participé à un teach-in ont vu leurs noms publiés dans le journal, publiquement accusés de sédition par les cadres de l’Université). Pendant ce temps le Congrès Républicain a commencé à tirer profit de la guerre, et l’Attorney general John Ashcroft a lancé son assaut sur les libertés civiles ( récemment dépassé par la création de tribunaux militaires par Bush - un acte critiqué même à droite). L’appel du gouvernement à reprendre une vie de consommateur normale, pendant que l’on créait un pouvoir exécutif sans frein, pouvait seulement ramener le citoyen américain qui n’assume pas la définition présidentielle du patriotisme à l’impossibilité totale d’une participation civique à l’effort commun.

À mon propre teach-in, j’avais cherché à parler en me fondant sur le sens d’une responsabilité partagée. Mais finalement, comment une telle responsabilité serait-elle assumée ? Ceux qui, à mon teach-in, ne pouvaient pas parler en tant qu’Américains, ne seraient-ils pas profondément justifiés ? Bien sûr, leur façon de construire une situation politique a effacé le lieu de leur parole (un trait très américain dans les discussions universitaires contemporaines). Mais leur refus de cette identification-là n’était-il pas fondé ?

Je dois tenter ici une réponse quelque peu indirecte, qui a commencé à prendre forme pour moi ces dernières semaines. Bien avant les évènements du 11 septembre, j’avais emménagé dans un quartier de Brooklyn où j’ai appris quelle insécurité un Américain noir ressent au « cœur » de l’Amérique (qui peut aussi se trouver à New York). S’installer à Bedford-Stuyvesant (un quartier presque complètement noir, d’où la capuche des rappeurs tire son nom - « the hood »), j’ai bientôt compris que cela signifiait vivre dans un lieu où je ne pourrais jamais prétendre être tout à fait « chez moi », où être « chez soi » signifiait être un invité. Et j’ai appris que les actes quotidiens par lesquels j’établissais des relations avec mes voisins étaient probablement les actes les plus signifiants que je pouvais faire dans cette société. Je participe « civiquement » ici en montrant pour mes voisins et mon quartier un intérêt qui ne peut être converti en une posture « politique » d’aucune sorte (car sitôt qu’apparaît une telle posture, une dialectique se déclenche, qui ne peut mener qu’à l’exclusion). Être un invité à « Bed-Stuy » signifie que l’on fait montre d’une certaine franchise et que l’on va à ses affaires honnêtement et respectueusement. La négociation de la paix entre les frontières de classe et de race ne cesse jamais. À chaque rencontre le sens de la communauté doit se négocier. Et parfois cette signification affleure à la surface, comme une sorte de don.

Il y a peu d’hésitation ici dans le soutien à l’Amérique en cette période de guerre - même si Bush n’est pas du tout apprécié, et si des questions pertinentes ont chance de voir le jour, comme se demander pourquoi on soutient les compagnies aériennes, par exemple, alors qu’il n’y a toujours pas d’argent pour les programmes sociaux.

C’est vrai qu’à la mosquée située à trois blocs de chez moi (sans doute la plus grande de Brooklyn) il y a une tension dans l’air, et une certaine distance a grandi dans les relations avec les arabes qui tiennent les épiceries à presque chaque coin de rue. Mais la paix est négociée là aussi. Après tout, c’est une communauté où les jeunes sont encore lourdement armés, et personne ne veut revenir à la violence des années 1970. Mais plus encore, je pense qu’il existe ici une notion de l’« Amérique » comme d’un lieu où la paix peut réellement s’accomplir dans la coexistence. Même ici, où tellement de gens sont dépossédés, où tellement ont souffert le pire de l’indifférence « américaine ». C’est pourquoi l’on voit relativement peu de drapeaux aux fenêtres et sur les voitures, même si la plupart ne sont pas gênés de déclarer qu’ils soutiennent l’Amérique.

Ainsi, alors que la question de l’appartenance civique me semble chargée de tension dans ma communauté universitaire à Binghamton (à quatre heures de New York), je trouve à Bed-Stuy les conditions d’une telle relation, d’où la possibilité d’une sorte de responsabilité partagée. Est-ce une réponse possible pour McKenzie ? Je ne sais pas s’il est possible de généraliser à partir d’une situation locale comme celle-ci. Et je ne sais certainement pas si une démocratie participative peut jamais regagner du terrain sur « l’empire », une entité fluide qui, dans les réseaux du capital transnational et de ses intérêts, excède largement l’emprise américaine (même si l’Amérique est l’un de ses plus gros joueurs et lui prête si bien ses formes de représentation). La démocratie américaine est presque complètement prisonnière des intérêts économiques qui font le jeu du pouvoir à Washington. Mais je travaille avec l’hypothèse que les gestes qu’il faut faire dans la rue ici à Bed-Stuy ne sont pas si différents de ceux que l’on doit faire dans d’autres lieux d’échange à travers cette société (y compris l’université). Cela signifie que nous - « nous » qui sommes hors du grand courant patriotique et qui trouvons pourtant quelque chose à défendre en « Amérique » - nous devons travailler à transformer, dans les actes d’adresse et de réception, les protocoles d’échange qui contribuent à définir le sens même de l’espace « public ». Depuis des années, il y a dans le monde académique américain un appel pour le développement de « l’intellectuel public » - une figure qui rappelle de façon troublante la légitimité sartrienne qui faisait surface chez les « nouveaux philosophes » [1] en France. Mais il se peut qu’une réponse partielle au sens de la responsabilité que j’ai éprouvé après le 11 septembre (avec beaucoup d’autres, je crois) soit trouvée en prenant cette injonction d’une façon qui implique un questionnement constant du sens même de « public ». Dans tous les cas, faire sienne de manière ouverte la question de cette responsabilité, du « nous » de cette responsabilité, c’est cela je crois que nous devons commencer aujourd’hui.

Traduit de l’américain par Emmanuelle Gallienne

Notes

[1en français dans le texte (NDLT)