Quelle gauche ? trois témoignages

par

Jonathan Schell est journaliste pour l’hebdomadaire The Nation, auteur, entre autres, de The Unfinished Twentieth Century [1]. The Nation [2], fondé en 1865, sans avoir de ligne clairement définie, représente les points de vue de la gauche radicale américaine, mêlant appels à l’action, articles d’humeur et analyses de fond sur l’actualité politique.

Au téléphone, Jonathan Schell m’a averti : « Vous savez, ma spécialité c’est la question des armes nucléaires, je ne sais pas si cela suffit à faire de moi un représentant de la gauche américaine. » Et je me dis en moi-même que, voilà, tout est peut-être déjà dit : c’est ça la gauche américaine - des activistes, spécialisés dans leur domaine, annonçant l’Apocalypse chacun à leur manière, et gardant foi dans le fait qu’une parole solitaire, répétée suffisamment longuement, prendra son sens lorsque les circonstances historiques en révèleront l’évidence aux yeux du monde. L’inscription de l’action politique dans la division du travail (chacun sa spécialité), et l’axiome absolu que tout procède de l’initiative individuelle qui seule peut changer le monde.
Il me confirme très vite sa réticence devant tout -isme, lorsqu’il me reçoit dans son bureau du Nation Institute, quand je lui demande pourquoi il n’est pas marxiste.
« Je ne suis pas sûr que les catégories européennes de droite et de gauche soient transposables telles quelles aux États-Unis. On peut trouver quelque chose qui y ressemble dans le contraste entre Hamilton, qui était très proche du milieu des affaires, et Jefferson, considéré comme le défenseur des humbles. Mais Jefferson n’était pas du tout marxiste. Moi non plus. Je suis très sensible aux analyses de Marx, à sa critique du système, et je pense qu’elles sont peut-être plus d’actualité que jamais. Mais je ne sais pas quoi en tirer en termes de prescriptions concrètes. C’est d’ailleurs ambigu et compliqué chez Marx lui-même. Je me demande même ce que cela signifierait aujourd’hui de se dire « socialiste ». Est-ce que cela veut dire nationaliser les entreprises ? Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée. Avoir un système d’imposition plus progressif ? Un Welfare State plus fort qui assure une meilleure protection sociale ? Une régulation des marchés ? La protection de l’environnement ? Bien sûr, tout ça ce sont des idées auxquelles je souscris, et je serais sans doute prêt à les porter plus loin que bien d’autres. Mais somme toute, cela reste assez modéré. Je crois que pour pouvoir se dire de gauche, il faut se confronter aux problèmes qui ont traditionnellement été ceux de la gauche : le système économique, la pauvreté, la justice sociale. »

Il y a là une aporie qui porte la trace de la guerre froide, et des leçons du XXe siècle. D’un côté, on déplore de ne pas avoir de solution globale, qui seule permettrait de se dire vraiment de gauche, porteur d’une critique du système dans son intégralité, ou encore d’une critique systématique du système. Mais de l’autre, on se méfie d’une telle systématicité, dans laquelle on voit le germe du totalitarisme. D’où la spécialisation du militantisme. L’accent mis sur son côté local et pratique. « J’ai commencé comme reporter pendant la guerre du Vietnam, j’écrivais des articles pour le New Yorker, dont j’ai ensuite été un collaborateur pendant plus de vingt ans. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser plus particulièrement aux questions de la guerre et de la paix. »

Toute la question est de savoir si l’on peut traiter le problème du désarmement nucléaire sans en passer par une réflexion sur les structures, et notamment les structures économiques, qui sous-tendent la production de ces armes. J’espère qu’on peut dissocier la question du désarmement de celle d’une mutation révolutionnaire du système économique. Parce que j’arrive assez bien à me représenter en quoi consisterait le premier, mais pas la seconde. Il est certain que le mouvement de désarmement est indissociable d’une coopération internationale dans laquelle la global overclass des pays industrialisés reconnaîtrait une plus grande responsabilité par rapport à ce qu’elle impose à la global underclass des autres pays, et cela suppose aussi une interrogation sur les politiques intérieures. Mais je ne crois pas qu’on puisse réduire la question à un problème économique. Il y a des lobbies, c’est sûr, mais je ne crois pas que ce soit ça qui est décisif. En fait, je suis assez perplexe quant à ce qui est décisif. Je crois que c’est tout bonnement la conviction erronée que nous sommes la plus grande puissance et que, pour le rester, il nous faut un gros arsenal nucléaire. Mais c’est vraiment fallacieux, parce que c’est cette même production d’armes nucléaires qui force les autres à en produire aussi et qui, souvent, leur en donne les moyens, qui se transforme en danger pour les États-Unis. »

Les raisons idéologiques ne pèsent pas moins que les raisons économiques.

« Je crois par exemple que le motif secret du livre de Huntington, Le Choc des civilisations, c’est de justifier la militarisation, en invoquant des prétendues civilisations ennemies, qui lui permettent de créer l’idée qu’il y aurait une « civilisation » américaine. Or c’est justement quelque chose qui n’a jamais vraiment existé ici, cette idée d’une identité nationale qui serait distincte de la Constitution et des lois. Ce serait un changement de la manière dont les Américains se conçoivent eux-mêmes qui serait très dangereux, car c’est une chose de se voir comme un certain système de gouvernement, autre chose de se voir comme une entité civilisationnelle, extra-judiciaire, et de l’opposer aux autres dans le monde. »

« Dans les années 1980, et dans les années 1950 aussi, il y a eu d’importants mouvements contre les armes nucléaires. Mais ces dix dernières années, c’était vraiment un lonely business. La fin de la guerre froide était une formidable occasion de désarmer, qui n’a pas du tout été saisie. À l’heure actuelle, il y a quand même de grandes différences entre les Démocrates et les Républicains. L’hostilité des Républicains à toutes formes de traités est très inquiétante. Pas plus tard qu’hier (le 15 novembre), Bush et Poutine se sont entendus pour faire des réductions dans la production d’armes nucléaires, mais Bush tient à le faire en-dehors de tout traité, de manière, paradoxalement, « réciproquement unilatérale ». Cela signifie l’impossibilité de mener des contrôles efficaces, d’assurer la transparence, toutes choses qui sont absolument essentielles si l’on veut que d’autres États se joignent au mouvement. »

« Malgré cette absence de représentation institutionnelle des idées que je défends, je ne me vois pas comme un utopiste. J’ai toujours été un activiste, tout en étant profondément pacifiste. J’ai milité pour les droits civiques dans les années 1960, contre Nixon pendant la guerre du Vietnam, et à chaque fois que les libertés civiles sont menacées, comme pendant l’impeachment de Clinton ou les élections présidentielles en Floride et, maintenant, contre le bombardement de l’Afghanistan, et contre la soumission des étrangers à des cours martiales. Pour ce qui est des armes nucléaires, je crois que nous allons vers une période de grands dangers et, si j’ai raison, il faudra que les gens en viennent à se poser ces questions. Je crois que, depuis le 11 septembre, les gens sentent « in their guts » (viscéralement) que les États-Unis sont vulnérables, et l’utilisation de l’anthrax les a sensibilisé au problème des armes de destruction massive. Cela a produit des changements dans leur conscience mais, évidemment, il se peut que cela entraîne aussi une réaction de crispation, et qu’ils s’accrochent aux armes qu’ils ont. Un utopiste, c’est quelqu’un qui veut réaliser le rêve d’une vie meilleure sur la Terre. Quelqu’un qui veut se débarrasser des armes nucléaires est quelqu’un qui cherche seulement à s’accrocher à la vie telle qu’elle est, ici et maintenant, avec le bien et le mal, pour construire à partir de là. C’est minimaliste, et c’est en même temps mon ambition la plus haute. C’est le contraire d’une utopie. »

Lisa Adler n’a pas participé au Civil Rights movement des années 1960. Elle n’était pas née. Elle a vingt-deux ans, vient d’une famille juive new-yorkaise upper middle class, mesure les privilèges dont elle a bénéficié, peut-être parce que son père est latino-américain et que « quand tu vas en vacances à Mexico, là, la pauvreté et les inégalités te sautent vraiment à la figure ». Diplômée de sciences politiques, elle enseigne au IS145 dans le South Bronx (l’équivalent d’un collège en zone sensible), dans le cadre du programme Teach For America. Elle a des sentiments mitigés par rapport à son choix. « Le but de ce programme, qui en vérité est un Service Program [quelque chose comme un service civil] c’est d’attirer des jeunes diplômés dans l’enseignement. Tu n’as pas de diplôme d’enseignement, mais tu fais cours dans une école publique, et on te finance un diplôme d’enseignement à Colombia. Tu es payé comme les autres profs, même si tu as les conditions d’enseignement les plus pénibles parce que les profs en place se font la part belle [Lisa a 180 élèves cette année]. Mais il y a beaucoup d’argent dans ce programme. Mon diplôme va coûter 30 000 dollars, financé pour un tiers par Colombia, un tiers par le Board of education de la ville de New York, un tiers par des entreprises privées, via Americorps. Au final, c’est encore ceux qui sont déjà privilégiés qui récoltent de l’argent. Ça fait pas mal de scandale d’ailleurs, et on se demande pourquoi les entreprises donnent tant d’argent. C’est compliqué, parce que d’un côté, c’est vrai que ça attire dans l’enseignement des gens qui, sinon, n’y seraient jamais venus - d’ailleurs, ça ne se passe pas toujours bien : il y a parfois de tels décalages culturels entre eux, petits blancs diplômés, et les élèves, qu’il y en a pas mal qui craquent, surtout qu’on les envoie dans les écoles où personne ne veut aller... Globalement, l’idée, je crois, c’est de dire que ce sera pour eux une telle expérience que, même s’ils font autre chose après, ils resteront sensibles à toutes les questions d’éducation. Et ça, c’est pas mal. Mais quoi, il s’agit aussi, simplement, de fabriquer des travailleurs mieux qualifiés. La plupart des profs ont cette mentalité : « Je vais aider les petits jeunes à s’en sortir. » Mais qu’est-ce que ça veut dire « s’en sortir » ? Ça veut dire devenir un gros homme d’affaires. Tout ça reste complètement dans le système, personne ne se préoccupe d’une critique du capitalisme. » Sauf elle, et quelques autres sans doute, ici et là. Récemment, à une réunion de professeurs, elle a refusé de se lever et de chanter « God Bless America ». Quelques jours après, elle était convoquée par son administration qui l’avertissait (en prenant quand même son parti) que plusieurs profs étaient venus signaler son manque de patriotisme. Notamment, ses collègues avaient commencé à regarder de plus près un texte qu’elle avait affiché, où certains de ses élèves commentaient un article étudié en classe avec elle, rapportant des témoignages de mères qui avaient perdu leur fils dans l’attentat du World Trade Center, mais qui appelaient à la paix, disant que les bombardements ne faisaient qu’ajouter la violence à la violence. On lui a reproché de ne pas avoir mis des textes d’autres élèves, qui auraient eu un avis divergent. Sensible, malgré tout, à cet appel au pluralisme, elle s’apprêtait à en afficher. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’on avait placardé sur son texte des autocollants « God Bless America » et le drapeau américain !

« La plupart des profs sont des liberals. Je hais les liberals ». On sait en France que liberal n’a pas le même sens en américain et en français. « Libéral » en français désigne le libéralisme économique, la droite, tandis que liberal aux États-Unis désigne le libéralisme politique et le progressisme. Mais Lisa hait les liberals. « Ils font parfois plus de mal que les conservateurs. C’est toujours les blancs liberals. D’accord, ils ont vaguement le sens que tout n’est pas affaire de responsabilité individuelle, qu’il y a des structures et tout. Il faut améliorer un peu le capitalisme. Mais dans le fond, ils marchent dans le système. Ce n’est pas la vraie gauche. »

De la vraie gauche, Lisa fait le panorama suivant :
« D’abord, il y a un gros reste des années 1960. Des blancs, marxistes, socialistes, suivant la ligne du parti, préparant la révolution prolétarienne [ceux qui publient par exemple, en anglais et en espagnol, le journal Challenge, journal du Revolutionnary Communist Progressive Labor Party]. D’un autre côté, il y a les activistes pacifistes, des années 1960 aussi. On ne sait pas très bien à quoi ils appellent. Ils n’arrivent pas très bien à articuler ensemble les problèmes de classe et les problèmes de race. Ils se greffent pas mal sur le mouvement récent, issu des milieux étudiants, de l’antimondialisation. Ça, avec Seattle, c’est la nouvelle cause à laquelle s’accrocher. Mais LE gros mouvement à l’heure actuelle, c’est celui qui concerne le complexe carcéro-industriel. C’est énorme. Ce n’est pas vraiment un mouvement fédéré, c’est plutôt un discours fédérateur, qui permet de relier aussi bien le problème général de la mondialisation, que les problèmes de la drogue, du crime et de la justice pénale, et l’articulation avec les races, parce que finalement, le durcissement de la loi vise toujours les mêmes. On sait qu’un homme noir sur quatre est en prison : on le sait parce qu’il y a des groupes qui font les études nécessaires. Le Justice Policy Institute par exemple. Il y a des revues : Mother Jones, Blue Magazine, Color Lines... Moi je participe à un groupe qui s’appelle « No More Jails For Youths ». Un des problèmes, c’est de ne pas répéter les erreurs des années 1960, quand on ne tenait pas compte des problèmes raciaux, comme si tout s’expliquait juste en termes de classes. C’est aussi de ne pas en faire un mouvement de blancs. Il faut être attentif à ce que les gens de couleur puissent prendre la tête de ces mouvements, qu’ils aient la parole dans les réunions, qu’ils prennent la direction des actions.

Des actions, il y en a de différentes sortes. Par exemple un groupe en Californie a réussi à empêcher la construction d’une prison pour la délinquance juvénile. On lutte aussi contre les lois Rockefeller, qui imposent des peines minimum qui peuvent aller jusqu’à quinze ans, simplement parce qu’on est pris avec de la drogue. L’équivalent de la loi californienne « Three strikes and you’re out » [Trois grèves et tu es dehors]. Il y a aussi le SAVE, School Against Violence, qui transforme en crime les infractions au règlement scolaire et qui t’envoie en centre de détention pour une bagarre dans la cour de récréation. C’est toujours ce même principe, autour de la « tolérance zéro », de transformer les choses en crime. À ça, on oppose le slogan : « L’éducation, pas l’incarcération. » Mais en ce moment, c’est dur de faire quoi que ce soit, tu passes tout de suite pour un terroriste. »

Se pose toujours la question de la représentation institutionnelle. Elle dit que c’est un mouvement énorme, mais où sont-ils ? Où étaient-ils par exemple pendant les élections présidentielles ? « À Washington, j’ai été par exemple dans des shadow conventions  : à côté des rassemblements officiels, tu as des « rassemblements de l’ombre », où l’on discute de tout ce qui ne fait pas l’objet d’un discours officiel : la mondialisation, la drogue, les prisons... Parce qu’au niveau officiel, la moindre souplesse sur la drogue ou sur le crime, et tu es mort politiquement. Mais, ça aussi, c’était décevant. Il n’y avait pas tellement de jeunes. Plutôt des blancs très genre think tanks, pas vraiment des militants. Mais récemment, le gouverneur Pataki, qui est républicain, a parlé des problèmes des prisons et de l’incarcération excessive. Pas pour des raisons morales, mais parce que ça peut devenir un enjeu électoral. Beaucoup de gens ne sont pas du tout contents d’avoir toutes ces prisons dans leur paysage. Ils ne veulent pas que leurs enfants grandissent à côté d’une prison. Et puis ils ont peur des évadés. On commence aussi à entendre dire que l’argent donné aux prisons est autant de pris sur l’éducation. Et qu’elles ne créent pas du tout l’espèce de sphère de prospérité qu’elles sont censées créer : des études ont montré qu’elles n’attiraient pas tant que ça les différents commerces qu’on avait fait miroiter. Quant à l’emploi qu’elles créent, on sait aussi que le métier de gardien de prison est un des plus traumatisant, et que l’alcoolisme y fait des ravages. Tout ça, ça contribue à faire se rejoindre les intellectuels de la ville et les électeurs de Upstate New York [le reste de l’État de New York, la campagne], et dans cette convergence, il commence à se dessiner quelque chose qui pourrait devenir un vrai enjeu électoral, c’est ce qu’on espère en tout cas. »

Andrew Arato est professeur dans le département de sociologie de la New School For Social Research. Fondée en 1933, sous le nom de l’« Université en exil », celle-ci a accueilli les intellectuels juifs qui fuyaient l’Europe, et compte notamment Hannah Arendt parmi ses grandes figures. Elle reste marquée par cette tradition européenne, interdisciplinaire, critique des institutions, qui la place très à gauche parmi les universités new-yorkaises. De manière significative, elle attire beaucoup plus d’étudiants étrangers, d’Europe de l’Est ou d’Amérique du Sud, que d’étudiants américains.

Andrew Arato lui-même est un hongrois, arrivé aux États-Unis à douze ans, en 1957. Son père était un social-démocrate, forcé de rejoindre le parti communiste hongrois en 1948, et qui choisit ensuite de se réfugier aux États-Unis. « Cela ne fit pas de lui un homme de droite. Jamais il ne vota Républicains. Mais cela me laissa pour toujours prévenu contre les communistes, et vacciné contre certaines croyances de la gauche, notamment l’idée de « classe ouvrière ». C’est à l’Université de Chicago, dans les années 1960, que je me suis radicalisé politiquement, en militant contre la guerre du Vietnam, et pendant les émeutes de 1968 lors de la Convention démocratique, et en 1969, l’occupation de l’Université de Chicago. Je lisais Marx à ce moment-là, et Marcuse, beaucoup. Mais, en même temps, en tant qu’immigrant, je ne me suis jamais reconnu dans l’antiaméricanisme tiers-mondiste. Cela me mettait dans une situation particulière. J’étais, comme je l’ai écrit plus tard, un « gauchiste sans sujet révolutionnaire ». En fait j’étais surtout attiré par le mouvement étudiant lui-même. C’est d’ailleurs beaucoup ça, la gauche américaine : sur le fond du bipartisme, des grands mouvements sociaux concentrés sur des problèmes particuliers, dans une situation historique spécifique. Il faut se souvenir du livre de Werner Sombart, écrit au début du siècle : Why Is There No Socialism In America ? À l’exception peut-être de la période du New Deal, le socialisme européen n’a jamais vraiment pris aux États-Unis, et le maccarthysme a détruit quelque chose qui n’avait déjà pas beaucoup de force ici. »

Le parcours d’Andrew Arato montre à quel point il est resté partagé entre l’Europe et les États-Unis. Il n’a pas seulement étudié et enseigné à Budapest, Montevideo et Paris, il a aussi participé dans les années 1990 à la vie politique en Hongrie, en tant que journaliste et conseiller politique au SZDSZ. Cela le met, comme il le dit, dans une situation particulière par rapport à cette constellation qu’est la gauche américaine, mais il est aussi, pour la même raison, très représentatif d’une partie de cette gauche, encore fortement ancrée dans l’Europe de l’Est, peut-être plus que ne peuvent l’être les intellectuels de l’Europe de l’Ouest.

« Quoiqu’une partie de ma famille ait été tuée par les nazis dans les camps, nous n’avions pas, dans ma famille, de sentiment général anti-allemand. Une anecdote familiale, je ne sais pas si c’est très pertinent ici, dit que ma mère aurait été sauvée d’un nazi hongrois par un officier allemand. Quoi qu’il en soit, j’ai voulu aller étudier à Frankfort. À Chicago, j’avais été influencé par Gerhardt Meyer, qui était un jeune collaborateur de Friedrich Polock, un ami de Horckheimer. À Frankfort, je voulais surtout rencontrer Adorno, mais il est mort deux jours après mon arrivée. J’ai ensuite rencontré Habermas, mais ça ne s’est pas très bien passé. Ce n’est que plus tard que nous avons sympathisé. En 1970, je rédigeais ma thèse sur Luckacz et le marxisme occidental. J’avais une bourse pour étudier a Budapest. J’ai rencontré Luckacz, Agnès Heller [maintenant sa collègue à la New School]. C’est elle qui m’a orienté vers la revue Telos, à laquelle j’ai participé jusqu’en 1985.

En 1985, le groupe s’est disputé autour de la question des transitions démocratiques en Europe. Je trouvais que ce qui se passait en Pologne était extrêmement important, et le rédacteur en chef, Paul Picconi, disait que c’était un mouvement bourgeois, sans importance en définitive. Beaucoup de gens ont quitté Telos à ce moment-là. J’ai participé ensuite à Praxis International, une revue yougoslave, dont les rédacteurs en chef étaient Richard Bernstein [un autre de ses collègues à la New School], et Mihalo Markowicz, qui est ensuite devenu conseiller politique de Milosevic, et criminel de guerre. Là encore, pour des raisons évidentes, la revue s’est dissoute, et nous avons créé notre revue actuelle Constellations [actuellement dirigée par Nancy Fraser et Arato, dans laquelle ont écrit des gens comme Habermas, Castoriadis, Derrida].

« Pour ce qui concerne les enjeux politiques actuels, ce qui m’intéresse moi, c’est la démocratisation du jeu politique. Le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui est extrêmement oligarchique. Il exclue des franges entières de la population et de l’opinion, les noirs par exemple, mais pas seulement. Les grands mouvements des années 1960, celui des droits civiques, celui contre la guerre du Vietnam, ont fait entendre une gauche libérale, ou radicale, qui ébranlait la stabilité du bipartisme. La question, en ce moment, après le 11 septembre, c’est de savoir s’il va y avoir un nouveau mouvement de ce type.

Aux dernières élections présidentielles, Nader, sous la bannière de l’écologisme, a joué ce rôle. Mais tout ce qu’il a fait finalement, au nom d’une dénonciation quasi-fondamentaliste du bipartisme, c’est de favoriser la victoire de Bush, ce qui est un vrai désastre. Moi, je suis plus pour la real-politik. Nader a manqué le coche, et maintenant il a perdu une grande partie de sa crédibilité.

Le problème, c’est que notre formule électorale mène à la reproduction indéfinie du système bipartite. Il faudrait restructurer ce système, pour avoir une représentation plus pluraliste. Mais pour qu’une telle restructuration ait lieu, il faut des conditions historiques telles que les deux partis dominants se sentent mis en danger à cause de l’émergence d’un troisième parti, et qu’ils changent alors les règles du jeu, de manière à ce que tous survivent. C’est ce qui s’est passé en Europe au début du siècle. Les partis bourgeois, qui formaient le système en place, se sont entendus pour faire une place à un troisième parti, par un système de ballottage ou de proportionnalité, qui leur permettait à tous de rester en place. Du coup, de nouveaux acteurs politiques ont pu voir le jour.

Aux États-Unis, un tel changement ne peut pas se faire d’un coup. Il est plus probable que cela se passe, au moins dans un premier temps, au niveau des États individuels, et pas pendant les présidentielles. Nader aurait dû se concentrer sur les États où il pouvait mettre en danger les partis en place, de manière à les forcer à une réorganisation du système électoral. Dans un État comme la Californie, très beau, avec des magnifiques étendues, un parti écologiste pourrait faire 15 %, avec une campagne bien menée.

Il y a d’autres causes que l’écologie : le féminisme, l’antimondialisation... Ce qui compte c’est de créer les conditions institutionnelles pour que ces différents mouvements aient une forme ou une autre de représentation au niveau national. Si je militais, c’est dans cette direction-là que j’essaierais d’œuvrer, en essayant d’éviter les tendances trop fondamentalistes, pour rendre ces mouvements sociaux plus fort, et les articuler avec la modernité. »

Alors ? Pourquoi pas ? Quand je lui demande s’il milite, il me répond : « I just teach. » « C’est difficile, aux États-Unis, de devenir un intellectuel public. La presse est très bonne ici pour tout ce qui est reportage, mais elle n’explore pas tellement les enjeux intellectuels. Mon livre sur la société civile, sur les transitions démocratiques en Europe de l’Est après 1989 [3], s’est vendu à 10 000 exemplaires, ce qui est un énorme succès pour un livre de ce genre, mais rien par rapport au public américain. Notre revue a un petit millier de lecteurs. Je crois qu’il faut s’habituer à ce que nous ayons de bonnes idées, et que le monde suive son chemin sans en tenir compte. J’enseigne, je m’instruis, je réfléchis aux institutions. Je crois aussi par exemple qu’il faudrait réformer le système présidentiel, que l’exécutif est trop faible aux États-Unis, et que c’est ce qui fait qu’il devient presque une dictature, aux limites de la légalité, dès qu’on se trouve dans une situation d’urgence. De même, nos règles pour l’amendement de la Constitution sont trop rigides, elles mettent la Cour Suprême en situation de souverain, ce qui n’est pas très sain. Mais voilà. J’ai peut-être un peu d’influence à l’étranger. Un de mes anciens étudiants est devenu ministre au Pérou. Mais c’est ça, enseigner, c’est moins influencer qu’apprendre. »

Notes

[1The Unfinished Twentieth Century, New York, Verso, novembre 2001

[3Civil Society, Constitution and Legitimacy, Rowman & Littlefield Publishers, New York, 2000