la santé séparée le métier de médecin-inspecteur de santé publique

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« Les sociétés archaïques, sociétés de la marque, sont des sociétés sans Etat, des sociétés contre l’Etat. La marque sur le corps, égale sur tous les corps, énonce : Tu n’auras pas le désir du pouvoir, tu n’auras pas le désir de soumission. Et cette loi non séparée ne peut trouver pour s’inscrire qu’un espace non séparé : le corps lui-même. » (Pierre Clastres, « De la torture dans les sociétés primitives », 1973)

Pendant près de dix-huit mois — de novembre 1998 au printemps 2000 — une grève des médecins inspecteurs de santé publique affectés notamment dans les DDASS a paralysé le recueil des données épidémiologiques en France. Causant irritation et inquiétude dans les milieux de lutte contre le sida — dans une période où, même privée d’indicateurs, l’épidémie semble aborder un tournant. Mais peu d’émoi en revanche chez la poignée de médecins généralistes rencontrés pour les besoins de nos interrogations sur les relations des institutions sanitaires et sociales avec les professionnels de santé. De toutes manières, nous disait-on en substance, la collecte des données épidémiologiques est viciée à la base par le manque de volonté d’intégrer les généralistes au dispositif de santé publique. La plupart ne signalent pas les maladies à déclaration obligatoire, ni ne remplissent les formulaires de déclaration de décès. La « politique de santé » brille par son absence en France. Et les DDASS n’y peuvent ou n’y servent à rien...

Impasse donc, et premier étonnement, quoiqu’un peu naïf sans doute : médecine libérale et médecine dite de « santé publique » ne semblent ni s’emboîter, ni se prolonger — plutôt s’ignorer. Les deux secteurs sembleraient coexister, plutôt que s’articuler. Voire, leurs domaines d’intervention ne coïncident nullement. Les militants du GISTI, d’Act Up ou de l’OIP [1], qui travaillent aux marges du dispositif de soins, ont plus de chance, sans doute, de croiser un médecin inspecteur de santé publique, qu’un médecin libéral exerçant en son centre... La « santé publique » ne s’exerce pas où on l’attendrait, dans des visions d’ensemble, mêlant secteur public et secteur privé. Il faut la chercher ailleurs.

L’enquête portait naturellement à rencontrer les intéressés eux-mêmes, des médecins de santé publique, fonctionnaires des DDASS. Mais second étonnement ici — quoique tout aussi naïf, probablement — : l’administration hésite encore à se raconter, balance entre opacité et désir de publicité. En 1996, la DDASS de notre localité publiait une plaquette de présentation de ses activités affichant, de toute évidence, un désir de lever le voile, de restituer sa cohérence à une administration pluridisciplinaire, éclatée, inextricablement complexe. Quelques années plus tard, sa directrice s’étonne que des journalistes (de Vacarme, en l’occurrence) sollicitent des médecins inspecteurs de son administration et s’interroge — elle préférerait qu’au terme d’une longue procédure d’autorisations, des interlocuteurs nous soient désignés. L’envie de témoigner, décuplée sans doute par l’engagement récent dans un mouvement de grève, aura raison finalement du devoir de réserve : c’est par le truchement de leurs syndicats, au bout du compte, que pourra être réalisé l’entretien avec deux des médecins inspecteurs rencontrées ici (la troisième de nos interlocutrices, affectée en administration centrale, n’avait pas eu de peine quant à elle à convaincre sa hiérarchie de son envie de défendre « un beau métier »). Mais les freins mis à cette rencontre, d’entrée de jeu, révèlent un terrain fragile — un métier partagé entre la neutralité de l’expertise et la discipline d’Etat, en plein effort de redéfinition, retraçant les contours de son objet et de ses positions.

l’art des formes institutionnelles

« Le médecin inspecteur de santé publique est un praticien qui intervient sur l’un des champs les plus vastes parmi les différents métiers de la santé publique », annonce le livret du Médecin Inspecteur de Santé Public. « J’avais l’impression que je faisais tout », résume en écho l’un des médecins rencontrés, effrayée en début de carrière par la polyvalence tous azimuts des « M.I.S.P. ». La charge d’un médecin inspecteur ne se décrit pas en deux mots, et dans la profusion, il faut classer. Les entretiens avec nos interlocutrices tournent à la mise en ordre — toujours différente, jamais exhaustive — d’une somme d’attributions vertigineuse. Les livrets professionnels ou circulaires ministérielles proposent leurs propres tentatives de classifications. Les « M.I.S.P. » semblent agréger des fonctions éparses, émanant d’origines diverses, accumulées à mesure des mouvements de concentration et de déconcentration de leurs administrations de rattachement, d’emboîtement du départemental au régional, ou de délégations de l’Etat aux collectivités territoriales.

On peut dire, à l’exemple des textes officiels, que leur mission est de collaborer, à l’échelle départementale ou régionale, au développement des trois grands programmes impulsés par la Direction Générale de la Santé (DGS) : la prévention et la promotion de la santé publique ; le contrôle de la sécurité sanitaire ; la régulation de l’offre de soins. Préciser qu’ils s’y emploient au travers de trois types d’intervention : dans l’animation de la « politique globale de santé » de leur secteur ; par le contrôle des dispositifs locaux ; et par l’évaluation des institutions sanitaires et sociales placées sous leur autorité. On peut distinguer aussi leur trois grands secteurs d’activité : la tutelle hospitalière ; le contrôle des établissements sanitaires privés ou para-publics (des cliniques aux écoles et institutions de formation extra-universitaires) ; mais aussi tout le domaine regroupé sous le vocable aujourd’hui délaissé de l’ « intervention sanitaire et sociale » : la surveillance épidémiologique, le secteur des handicapés, la prise en charge de la toxicomanie et de l’alcoolisme, l’organisation du dispositif de réponse aux problèmes de santé mentale, celle des soins en milieu pénitentiaire, sans oublier le traitement au jour le jour des dossiers individuels les plus disparates : mise en oeuvre des injonctions thérapeutiques liées à l’usage de drogues ; droit à congé des fonctionnaires au titre de la maladie ; instruction de plaintes diverses ; vérification de procédure lorsqu’un « malade mental » est hospitalisé sans consentement, ou un étranger atteint de pathologie menacé d’expulsion du territoire français... Mais dans les discours, ce sont surtout des catégories pratiques qui répartissent les tâches, où se distribuent le noble et le moins noble, le prestigieux et le laborieux, l’inconfort ou la satisfaction, l’engagement sur le terrain ou la technicité froide des mises à plat réalisées au bureau. Les « sciences molles de la santé publique » s’opposent aux fonctions d’analyse et d’expertise des missions d’inspection et de planification. La mise en oeuvre sur le terrain des programmes sanitaires de l’Etat n’a rien de comparable avec les tutelles hospitalières — front décrit comme particulièrement pénible, car il expose à l’arrogance mal contenue des hospitaliers, face à leurs confrères fonctionnaires. L’ « interfaçage » entre procédures administratives et suivis individuels — entre un praticien psychiatre, un « patient qui a des besoins auxquels il n’est pas en mesure de donner son consentement » et la traduction administrative de cette situation, par exemple — renvoie à l’expérience clinique, au besoin avec plaisir (« on est quand même content, parce qu’on a affaire à un sujet clinique »). Mais les fonctions d’expertise, à l’inverse, soulignent à l’occasion les dérives techniciennes du métier : l’exigence d’une technicité sans faille, encyclopédique, démesurée (« ce n’est pas parce qu’on est médecin inspecteur qu’on est top sur la sécurité transfusionnelle ou sur les procédés de désinfection »). Chacun a ses préférences ou ses compétences propres, et il arrive que les tâches soient partagées. Mais c’est de toute évidence la mise en oeuvre de politiques sanitaires et sociales, ou l’impulsion, disait l’une de nos interlocutrices, de l’ « action publique », à la croisée du sanitaire et du social, qui constitue pour les « M.I.S.P. » que nous avons rencontrées la noblesse de l’art.

Credo « sanitaire et social » (« on ne peut plus faire une politique de santé sans prendre en compte les contraintes et les déterminants sociaux ») ; effort de l’Etat pour « améliorer l’état de santé de la population, répondre à ses besoins, rechercher plus finement quels ils sont, au travers de ceux qui peuvent apparaître à la louche, derrière des indicateurs de morbidité, de mortalité, etc. » ; mise en oeuvre sur le terrain des programmes sanitaires et sociaux préconisés par les administrations centrales ; homogénéisation des dispositifs sur l’ensemble du territoire... c’est aux endroits où se décline la notion de « santé publique » que s’expose avec le plus de ferveur le métier de médecin inspecteur. Le « matériel » en est double : circulaires ministérielles d’un côté, « terrain » de l’autre. Les DDASS reçoivent près de 600 circulaires par an. Le rôle de leurs fonctionnaires consiste à trouver comment incarner la volonté publique sur un territoire : convaincre, impulser, trouver des opérateurs, coordonner, mettre en réseau, « voir en quoi ce qu’on nous préconise est adapté au terrain, à quels besoins ça peut répondre, adapter ce qui nous est demandé de faire à ce qu’il y a effectivement besoin de faire, avec les forces dont on dispose ». Cette activité de « coproduction » avec les acteurs des politiques de santé constitue la « part noble du métier ». « C’est pour ça qu’on fait ça ». « Moi c’était un truc que j’adorais faire : quand on recevait une circulaire, c’était trouver, dans le fin fond du département, comment on fait pour répondre aux problèmes de santé des bénéficiaires du RMI, à quel type d’asso on va s’adresser, à quelle structure, etc. J’adorais faire ça ». Façonner et informer, en somme. Adapter la matière du terrain aux cadres énoncés par l’Etat. D’aucuns n’y verront que jeux d’écritures et « traductions administratives » permettant le financement d’initiatives locales. D’autres un effort d’habillage plus ou moins factice du principe de délégation de pouvoir. Certains y verront l’impulsion d’une politique de santé. Peu importe : « mettre en forme l’action dans le domaine de la santé », tel est le travail des « M.I.S.P. »

une médecine séparée

Devenir médecin inspecteur de santé publique est un choix curieux. C’est choisir, d’abord, d’occuper une position singulière dans la typologie extrêmement ramifiée des professions médicales [2]. C’est abandonner, en premier lieu, la voie majoritaire de la médecine libérale pour entrer dans la catégorie des médecins salariés. Mais y entrer par une voie moins classique que celle de l’hôpital : les médecins inspecteurs sont, à la lettre, des salariés non-hospitaliers, autre manière de dire qu’ils ne prescrivent pas, ni ne consultent. Cette caractéristique fondamentale du métier le sépare (et le prive) de deux figures traditionnelles du pouvoir médical — la consultation et le mandarinat. Mais le jeu des distinctions ne s’arrête pas là. Dans la catégorie des médecins non-prescripteurs, les inspecteurs de santé publique relèvent de la médecine d’administration, par opposition à la médecine de prévention, qui regroupe la médecine du travail, la médecine scolaire et l’exercice en PMI [3]. Classe qu’il est encore possible de dédoubler : au sein de la médecine d’administration, les médecins inspecteurs pratiquent une médecine de santé publique et non la médecine dite de contrôle (des actes et prescriptions médicales) qui fait l’activité des médecins-conseils de la sécurité sociale et des régimes spéciaux. In fine donc, le jeu des ramifications débouche sur une tautologie : « médecin inspecteur » égale « santé publique », ce que la dénomination du métier nous avait déjà appris. Inopérante à première vue, la série des distinctions n’est pourtant pas inutile : elle nous apprend que ce métier et son objet propre, la santé publique, se définissent aussi, ou avant tout, par ce dont ils se séparent. Dans l’éloignement de la clinique, donc des corps ; puis du travail et de l’école, ces vieux dispositifs où le respect de la discipline garantissait la santé ; enfin en se démarquant du contrôle. Soit de tous les avatars du « bio-pouvoir » tel que nous avions appris à le penser. Lue à travers la classification des métiers médicaux, la santé publique s’avère bien plus décevante qu’un pouvoir sur les vies : c’est le reste de toutes les autres formes d’intervention sanitaire, qui se définit en dernière instance par son employeur — l’Etat, ou les collectivités territoriales.

L’image peut cependant s’inverser. Que la médecine de santé publique s’atteigne dans un mouvement de séparation, c’est ce qui ressort, cette fois positivement, de la description de leur carrière par les intéressés. Les trois médecins rencontrés ici décrivent le même cheminement, ternaire. Chacune d’entre elles a pratiqué, en début de carrière, une médecine opérant à mi-chemin entre le cabinet et le territoire, entre le colloque singulier et le traitement des populations. Comme un tiers environ des inspecteurs de santé publique, la première a d’abord été généraliste, « dans un quartier difficile ». La seconde pratiquait au départ la médecine scolaire. La dernière, « très tôt convaincue du lien entre le sanitaire et le social » avait d’abord choisi de travailler en PMI. Toutes disent avoir éprouvé rapidement les limites d’une clinique des individus aspirant à la résolution des problèmes d’ensemble, sans pouvoir s’y affronter pleinement. Situation d’impuissance, où l’on découvre que l’on n’a « aucun levier, aucune prise » ; qu’on manque du « savoir-faire administratif nécessaire pour faire valoir son point de vue » ; où l’on souhaite pouvoir un jour « mettre des réponses face aux constats ». Le passage du concours de médecin inspecteur de santé publique est présenté du coup comme naturel, ou logique : « à partir d’un moment, on a envie de passer du côté de l’organisation sanitaire, et, éventuellement, de la décision ». L’évolution des carrières confirme ainsi l’agencement des catégories statistiques — en le retournant. Le jeu des classifications professionnelles conduisait à soupçonner, au bout de l’entonnoir, une forme de pouvoir résiduelle, négative, produite par séparations successives, sans autre attribut apparent que relever de l’Etat. Ces itinéraires dévoilent une séparation active, désirée, valorisée. Au fil des récits et des descriptions, s’exprime une fierté professionnelle bâtie, au moins en partie, sur la satisfaction de n’être pas ce qu’on aurait pu être, ou de n’être plus ce qu’on a été. Sans être dénigrée, la médecine libérale est renvoyée au temps joyeux, certes, mais dépassé, de la jeunesse — le métier de médecin inspecteur, « c’est la maturité du métier de médecin ». Quant à la médecine hospitalière, elle est écartée de façon délibérée : « trop technique », elle a le tort de « réduire les gens à leur pathologie » Et si l’on concède un caractère « hybride » à cette profession à la fois médicale et administrative, c’est pour en inscrire le dilemme dans le lyrisme de la raison républicaine : « nous rapportons la question médicale à la question du bien public ». Maturité, vue d’ensemble, intérêt général : ces médecins atypiques, salariés, non-hospitaliers et d’administration, convertissent en grandeur, une à une, chacune des bizarreries de leur statut. L’entonnoir, renversé, devient pyramide — la forme même de l’Etat.

Tangible au travers des stratégies de carrière individuelles, cet attachement à la séparation des autres corps et des autres pratiques — et le désir de reconnaissance qui va avec — l’est aussi au travers des mouvements collectifs. En novembre 1998, on l’a vu, les médecins inspecteurs se mettent en grève. Ils bloquent la transmission des données épidémiologiques recueillies dans leurs collectivités (déclarations obligatoires de maladies, enquêtes dite « un jour donné », certificats de décès) aux institutions de recherche chargées de les traiter. Grève habile, qui parvient à écarter tout « risque pour la santé publique » tout en affrontant le ministère : les données retenues étant traitées localement, la fonction d’alerte épidémiologique des médecins inspecteurs est préservée, et les risques de « faute professionnelle » contournés. Grève dont le mode d’action résume à lui seul les revendications : si les médecins inspecteurs se défont de l’une de leurs innombrables tâches, c’est précisément parce qu’elles sont trop nombreuses et trop lourdes, au regard des moyens qui leur sont alloués, et du statut qui leur est accordé. Ils réclament des postes supplémentaires, une redéfinition de leurs missions, et une revalorisation de leur profession. L’évolution du conflit divisera les syndicats. En juin 1999, les deux premières revendications des grévistes sont partiellement satisfaites : des postes sont débloqués, et leurs missions sont allégées et recentrées. La CFDT, minoritaire, cesse la grève. Le SMISP (Syndicat des Médecins Inspecteurs de Santé Publique), plus intransigeant sur la question des statuts, continue. La divergence ne porte toutefois que sur les modes de résolution d’un enjeu central : il s’agit, dans tous les cas, de doter le corps des médecins inspecteurs des moyens de sa puissance — de permettre sa séparation. C’est l’enjeu évident de ce qui reste à gagner : si certains persistent à revendiquer l’amélioration de leur statut, c’est pour tenir tête notamment aux médecins hospitaliers, ces autres salariés dont ils ne peuvent prétendre contrôler l’activité sans être, au minimum, leurs égaux — pour éviter que le choix de la médecine non-hospitalière, de fierté ne devienne stigmate. Mais c’est aussi l’enjeu, quoique plus discret, de ce qui a déjà été gagné. Première victoire du mouvement, la circulaire de la DGS du 11 juin 1999 est éclairante, et plus particulièrement son annexe (« Tâches des MISP à redéployer, calendrier d’exécution ») : on y découvre que les médecins inspecteurs, en réclamant l’allègement de leurs attributions, ont cherché — et réussi — à se défaire des moins dignes d’entre elles. De quoi s’agit-il ? Outre un certain nombre de tâches platement administratives (« organisation des concours et des jurys d’examen », « organisation et gestion des transports sanitaires », « gestion des bourses paramédicales », etc.), les missions abandonnées sont celles, précisément, qui se rapprochent le plus de la clinique, dès lors qu’elles supposent une intervention directe sur des vies individuelles : la « commission régionale d’invalidité », le « suivi individuel des injonctions thérapeutiques », le « suivi des hospitalisations sans consentement », parmi d’autres, sont délégués à d’autres médecins. Là encore, et de manière assez spectaculaire pour peu qu’on prête attention aux détails, la construction d’une médecine de santé publique séparée, loin de faire l’objet d’un scrupule, est le résultat d’un désir, collectif en l’occurrence.

fragilité des forts

Etrange affaire. On aurait pu penser, naïf ou trop savant, ou peut-être un peu trop bien dressé à l’analyse des « bio-pouvoirs », que la santé publique garderait un rapport, au moins d’objet, avec la santé tout court. Or lorsqu’on observe ses fonctionnaires, on découvre non seulement que le pouvoir sanitaire s’est abstrait des vies qu’il est censé administrer, mais qu’il travaille à l’être. Non par ignorance du réel (les médecins-inspecteurs connaissent bien, pour les avoir pratiqués, les terrains qu’ils délaissent), ni par une ruse du Spectacle (rien de plus étranger à ce métier que l’exposition médiatique), mais plus prosaïquement — et c’est bien là le trouble — parce que ses agents le veulent ainsi. C’est-à-dire que des gens, en chair et en os, à l’occasion très vivants et très enthousiastes, dont la carrière et les luttes racontent le souci, très louable, d’acquérir la puissance adéquate à un désir d’agir pour tous, embrassent et construisent, précisément pour gagner en force, un pouvoir séparé de ce dont il vient et de ce à quoi il se vouait — séparé de la chair et des os. Ou, pour lire l’énigme dans l’autre sens : des gens travaillent à incarner une abstraction. Les médecins-inspecteurs ont raison de protester contre les railleries dont certains praticiens libéraux, sans doute un peu trop fiers d’être dotés de clientèle, les accablent : à l’inverse des représentations grossières de bureaucrates économes de leurs efforts et coupés du réel, ils déploient une activité incontestablement considérable, non moins réelle que d’autres. Il est vrai que cette activité reste souvent mystérieuse au profane, et que la langue dans laquelle ils la décrivent produit autant de perplexité que son objet. Et pourtant il est possible, sous ce vocabulaire de la « coordination », de la « mise en réseau », de « l’interfaçage », ou de « l’impulsion » — trop imprégné de « management » pour plaire aux administrés rustiques que nous sommes —, de rendre justice à ce métier, et d’y voir se pratiquer quelque chose comme un art des formes institutionnelles, où l’on s’efforce, avec une jubilation et une rigueur évidentes, de mettre en ordre, d’agencer, de susciter des dispositifs. Où l’on crée, en somme, ici pas moins qu’ailleurs. Il faut le reconnaître très simplement : séparée, la santé publique d’Etat n’en est pas vide pour autant.

Passée la surprise, pourtant, un malaise persiste. Lorsqu’on juge cette « santé publique », à laquelle on a découvert quelque chose de sympathique, non plus de l’extérieur, mais au regard des ses propres désirs, la chose peine à emporter pleinement l’adhésion. Admettons ce que les médecins inspecteurs présentent comme le ressort de leur passage à l’Etat : un constat d’impuissance, résolu par le pouvoir. Trois objections peuvent leur être opposées, sur la base de ce qu’ils nous livrent eux-mêmes.

S’il faut prendre au sérieux, tout d’abord, un choix professionnel présenté comme rehaussement de soi au service de tous, les motivations beaucoup plus prosaïques que laissent transpirer l’entrée dans la fonction publique doivent elles aussi être entendues. « J’étais une jeune femme à cette époque-là. J’avais deux enfants, ça devenait dur et j’en voulais un troisième, donc... » A cela rien de honteux, au contraire : le service de l’Etat échappe ici à ce qui fait d’habitude sa morgue assommante — l’héroïsme républicain. Il ne s’agit pas de dévoiler la face cachée, bassement matérielle, d’une idéologie professionnelle, ni de fustiger la persistance d’intérêts individuels sous le masque de l’intérêt général, mais de remarquer, plus simplement, que quelque chose vient fragiliser, de l’intérieur, le rêve caressé, sinon de faire élite, du moins d’être grand. Il est en effet tentant de considérer que ce métier massivement féminin (78% des médecins de santé publique sont des femmes, contre environ un tiers des médecins libéraux) ne constitue qu’une voie de grandeur relative, masquant et compensant à grand peine la domination, masculine en l’occurrence, subie ailleurs. Et on pourrait multiplier les indices de la sorte : un âge limite au concours plus élevé que dans d’autres corps, signe que ce corps-là se sait l’impureté des reconvertis ; une syndicalisation plus à gauche que dans la médecine libérale, mais plus à droite que dans l’ensemble de la fonction publique sanitaire et sociale, hésitant entre le corporatisme et la défense des travailleurs ; etc. Point de passage entre deux mondes, le métier de médecin inspecteur de santé publique apparaît comme un long devenir, qui peine à se trouver un état. Un devenir-fonctionnaire, en quelque sorte, qui ne parvient jamais qu’imparfaitement à se parer du prestige de l’Etat.

Ensuite, s’ils sont passés à l’Etat, les médecins-inspecteurs n’en occupent pas la position la plus forte, ni dans l’axe horizontal de la division du travail ministériel, ni dans l’axe vertical des hiérarchies administratives. Ils relèvent d’un ministère et d’une administration dont l’objet pèse bien peu, face aux monstres de l’emploi ou de la sécurité — comment faire entendre à un gouvernement obsédé par la mise au travail des chômeurs qu’il faut fermer une usine pour cause de risque alimentaire, ou à un préfet qu’il faut ouvrir un lieu de shoot pour usagers de drogues ? Et ils restent tributaires d’une hiérarchie souvent soucieuse, selon leurs propres termes, de « ne pas faire de vagues ». Paradoxe, par conséquent : alors qu’ils ont choisi la fonction publique pour y épanouir un désir de santé publique, les médecins inspecteurs doivent continuer à militer pour celle-ci au sein même de celle-là, sans toujours parvenir à être entendus. Enfin, à tant épouser les missions de « coordination », d’« organisation » ou de « régulation » sur lesquelles l’Etat contemporain se recentre, ils se retrouvent avec — entre les mains — un matériau encombrant : le droit. Encombrant, d’abord, parce que pléthorique, on l’a vu — il faut un amour démesuré des formes pour savourer l’abondance des circulaires. Mais encombrant, surtout, du fait des risques qui s’y attachent. Deux médecins inspecteurs, nous disait-on, ont récemment été attaquées en justice, l’une pour avoir tardé à transmettre à sa hiérarchie le signalement d’un cas d’enfant maltraité, l’autre pour avoir tardé à prendre des mesures prophylactiques nécessaires. L’extrême juridicité du métier facilite sa pénalisation : c’est au regard du matériau même de leur métier — de la déontologie administrative à la loi de « sécurité sanitaire » — que des médecins inspecteurs sont aujourd’hui accusés de « négligence » Tout se passe comme si les inspecteurs de santé publique se trouvaient désormais captifs de la forme de puissance qu’ils ont désirée.

Enfin, le pouvoir ne constitue pas la seule forme possible de la puissance — la plus évidente, sans doute, la plus disponible et la mieux balisée, mais pas la seule. Dès lors, nous disait l’une de nos interlocutrices, que la médecine ordinaire révèle ses limites à traiter des ensembles, « il faut trouver autre chose ». Alors, « soit on se met à exercer en groupe, soit on fait du syndicalisme médical », soit, comme elle l’a fait, on rallie la fonction publique. Si l’alternative est possible, de l’aveu même de médecins inspecteurs, c’est qu’il existe une pratique de la santé publique hors l’Etat. De fait : les médecins généralistes que nous évoquions tout à l’heure, parmi d’autres, le confirment. A défaut de pouvoir intégrer un dispositif national qui leur échappe, ou les ignore, et pris dans le même souci d’agir sur des ensembles, pour élargir leur capacité d’action, des généralistes construisent leurs propres réseaux de santé publique : au travers de regroupements de professionnels de santé, de contacts avec les institutions sanitaires et sociales locales, de sollicitations des spécialistes hospitaliers, d’actions de formation continue. Car on peut pratiquer la santé publique depuis l’Etat, l’approcher par le haut, l’appuyer sur des circulaires et des cartes. Mais on peut l’approcher aussi par le bas, la construire depuis la clinique, en s’appuyant sur des réseaux. La différence se joue sans doute dans le rapport au « terrain ». D’un côté la gestion d’un « système de santé », de l’autre une « clinique des ensembles ». Deux approches de la santé publique, une alternative politique ?

Notes

[1Observatoire International des Prisons

[2Voir Daniel Ruffin, « Les médecins salariés non-hospitaliers : enquête auprès des médecins de prévention et d’administration », Informations rapides, n°89, avril 1997 — SESI ; Ministère du travail et des Affaires Sociales.

[3Dans les centres de Protection Maternelle et Infantile.