Vacarme 67 / Cahier

Stendhal à Kiev 01/03/2014

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Pour faire passer un message secret, on peut l’incorporer : le coudre dans sa chemise, ou l’avaler, c’est encore mieux. Mais que faire quand l’armée russe veut avaler Kiev ? Un détour par Napoléon, Stendhal et les glaces au citron.

Stendhal est à Kiev. Il doit faire le récit de la bataille qui se joue actuellement aux portes de l’Europe. À sa disposition, le souvenir de Napoléon. Mais le souvenir de Napoléon est effacé. Le vainqueur de Lodi est mort d’un cancer de l’estomac. Devant 16 personnes. L’agonie d’un roi. Avant le cancer de l’estomac, il avait dicté longuement sa campagne d’Italie à Las Cases. Quel roman est ma vie, dit Napoléon. Quel est l’homme qui raconte cette histoire, demande Stendhal. Des récits de bataille époustouflants, extraordinaires, incompréhensibles. Quand Napoléon se meurt, à deux reprises, une larme coule de son œil gauche. Las Cases ne peut pas l’essuyer car il a été expulsé de Sainte-Hélène pour avoir répondu aux avances d’un agent provocateur, un ancien domestique retourné par Hudson Lowe l’atroce gouverneur de Sainte-Hélène, un ancien grand patron de l’espionnage qui s’y entend pour couler quelqu’un. Fini Las Cases qui avait écrit une grande lettre sur un morceau de soie cousu au dos intérieur de la veste de l’ancien domestique qui était en fait un traître. Une lettre destinée au prince Lucien, une lettre que n’a jamais reçue le prince Lucien. Stendhal dit qu’il faut regarder une carte de l’Italie si l’on veut comprendre les grands mouvements de l’armée napoléonienne pendant la campagne d’Italie. Jusqu’à Arcole, la bataille d’Arcole, Napoléon, qui n’avait pas 27 ans, a été le prince de la liberté.

À Kiev aussi, il est question de liberté. Des figures. Un peuple. Une émancipation nationale qui veut croire à un pays libre, libéré de la Coalition — c’est comme ça qu’on appelait les Anglais alliés aux Autrichiens quand Napoléon faisait sa campagne militaire pour libérer l’Italie du joug. Remarquer que le parti de la liberté en Italie, parti constitué de jeunes hommes et d’écrivains, de démocrates épris d’absolu qui ne veulent la liberté que pour faire la révolution, ce parti qu’il appelle le troisième parti, Napoléon ne le soutient pas car cela reviendrait aussi bien à perdre le soutien du peuple et de l’Église, or, sans eux, pas d’émancipation véritable de l’Italie, explique doctement Napoléon au Directoire. Napoléon mentionne l’existence de ces démocrates magnifiques, leur enthousiasme pour la liberté, ils brûlent d’amour, ils sont aussi un élément du jeu diplomatico-politico-militaire qui se joue pendant sa campagne.

Car une guerre de conquête menée au nom de la liberté est impossible sans le soutien des habitants, les indigènes, ces habitants qui, alternativement, se rendent aux cris de Vive la liberté en saluant les soldats épuisés, pauvres, vêtus de guenilles qui les libèrent du joug, et s’insurgent, très belle jeunesse libératrice, l’armée était alors constituée d’hommes très jeunes, explique Stendhal qui était là, sur un cheval, énumérant les jolies femmes qui l’enchantèrent à Milan, lui et le lieutenant Robert sans chaussures de la Chartreuse, il les nomme une à une dans son histoire des conquêtes de Napoléon, il paraissait qu’on mangeait des glaces le vendredi soir sur le Corso de Milan, car c’était le seul soir de la semaine où il n’y avait pas spectacle, — ce qui explique l’enthousiasme de cette armée, sa gaîté, les victoires. S’ils s’insurgent, si les indigènes se rebellent, il faut leur infliger un châtiment terrible : pour l’exemple, édicte Napoléon en se tenant l’estomac. Et il le fait. Malade déjà. De la gale. Ou du paludisme. Ce n’est pas très clair. Mais c’est jaune comme un citron que Napoléon est entré dans Vérone. Et de l’argent, qu’on envoie de l’argent de Paris, et des hommes, des hommes, des troupes fraîches, nous sommes si fatigués, si nous ne voulons pas perdre l’Italie. Du carburant. Si on ne veut pas perdre Kiev. Tout est si cher avec la crise. Les denrées sont rares. Les agents qui sont aussi des fournisseurs réalisent tous les jours une plus-value monstrueuse en vendant à l’armée des produits 6 fois, 7 fois leur valeur. Napoléon les déteste. Ce sont des lâches, quand la bataille tourne mal, ils s’enfuient. Ce sont des marchands, des banquiers, justifie Stendhal qui raconte. Qu’attendre d’autres de marchands ?

La langue française est pauvre pour décrire la guerre, car le mot armée signifie tant de choses différentes.

À Kiev, 1er mars 2014, au soir, sommes-nous revenus à une guerre de position ? Des soldats russes ont pris position. Une armée. La guerre commence toujours par un déplacement de troupes. La langue française est pauvre pour décrire la guerre, explique Stendhal, car le mot armée signifie tant de choses différentes… Si un contingent d’hommes se déplace, quand même aucun coup de feu n’est tiré, aucune guerre n’est déclarée, c’est une entrée dans la guerre. Car une armée n’est rien sans son mouvement. Dans les Traités militaires que j’ai lus, il y a des plans de marche. On marche en ligne différemment sur une plaine, le long d’une rivière, par temps couvert, la nuit, le jour, quand il pleut, quand une forêt est là, si elle n’est pas trop grande, on envoie l’avant garde en avant poste ou quelque chose comme ça, pour encercler le bois avant que l’armée le traverse, tout ce qui n’est pas en vue du gros de la troupe doit être reconnu. Prendre position, c’est déjà la guerre.

Très important : le ravitaillement. Qui va ravitailler les insurgés de Kiev ? D’autant que les denrées, nous le savons tous, sont à l’Est. L’Europe ? C’est Napoléon qui parle. Une lettre encore, écrite au Directoire. « Mantoue est cerné avec le plus grand soin. Le 2 de ce mois le général Dumas surprit un espion qui entrait dans la ville : c’est un cadet autrichien qui avait été expédié de Trente par Alvinzi. Après de grandes façons, il avoua qu’il était porteur de dépêches, et, effectivement, il rendit, vingt-quatre heures après (allant à la garde-robe) un petit cylindre où était enfermée la lettre de l’empereur que je vous ferai passer. Si cette méthode de faire avaler les dépêches n’était pas parfaitement connue, je vous enverrais les détails, afin que cela soit envoyé à nos généraux, parce que les Autrichiens se servent souvent de cette méthode. Ordinairement les espions gardent cela dans le corps pendant plusieurs jours ; s’ils ont l’estomac dérangé, ils ont soin de reprendre le petit cylindre, de le tremper dans de l’élixir et de le réavaler. Ce cylindre est trempé dans de la cire d’Espagne déliée dans du vinaigre. Vous verrez, par la lettre de l’empereur, que Wurmser doit effectivement être à toute extrémité ; la garnison ne se nourrit que de polenta et de viande de cheval ; … » Le prince de la liberté a aussi pris position en son temps. On voit. De quel côté de Kiev ? Stendhal ne dit pas dans quel estomac a voyagé sa missive jusqu’au Directoire mais elle a sûrement dû passer par les lignes autrichiennes...

Sébastopol. Ça sonne napoléonien, aussi, non ?

L’enjeu, en Ukraine, c’est la mer Noire. Le port de Sébastopol. La liberté n’a pas grand prix face à une position comme le port de Sébastopol. Sébastopol. Ça sonne napoléonien, aussi, non ? Certes, le prince de la liberté est mort d’un cancer de l’estomac, et avant ça, il avait chu. Il avait aussi inauguré bien d’autres choses que la conquête de la liberté : il avait, entre autres, fait des Français une nation de petits propriétaires, ce qui rendait ridicule la hantise de 1793 auprès de ses contemporains. Mais là, Stendhal se trompait, les petits propriétaires ont encore fait parler d’eux plusieurs fois après Napoléon, et avant 1860, avant le temps des happy few, tous les ouvriers n’avaient pas de cousins propriétaires, tous les ouvriers n’avaient pas été corrompus par l’invention de la légion d’honneur, la bonne compagnie avait raison de se faire du mouron. Après Napoléon, il y a encore des indigènes. Quand Madame de Rénal qui vient d’une famille ultra, envisage l’avenir devant Julien Sorel, elle craint le retour de la Terreur et elle lui confie ses enfants. Devant un tel sentiment d’existence, devant la peur, on ne peut pas trop raisonner, reconnaît Stendhal. Il faut se taire. Ses Mémoires sur Napoléon resteront inachevés.

Mais ce contingent de soldats russes qui est en position le 1er mars 2014 éloigne le spectre de cette Europe de petits propriétaires qui a éviscéré la Grèce et dont beaucoup aujourd’hui n’attendent plus rien qu’un avenir incertain. La Coalition russe ne peut pas lâcher la mer Noire. Mais Kiev ne peut pas lâcher la liberté. L’énergie de la liberté contre une position stratégique. Et sans prince militaire pour donner l’élan de la victoire à cette énergie, pour l’écraser, cette prise de position stratégique, à coup de boulets, à coups de mouvements de division, à coup de cuillères à glace enfoncées dans des sorbets au citron mangés sur le Corso, fondants dans la bouche, Stendhal amoureux, puisque le prince de la liberté est mort d’un cancer de l’estomac, et il semble déjà une éternité qu’il a chu et qu’il est mort, écrit Stendhal, et aucun récit d’histoire raisonnable encore possible, rien, rien, et qu’avant son cancer, avant son emprisonnement sur Sainte-Hélène, il s’était déjà formé, épaisse, l’asphyxiant entièrement, une croûte impériale immonde, un estomac extérieur ! Quand on y pense. La faute à une éducation Pompadour débilitante qui digère l’intelligence des héros, diagnostique Stendhal. Peut-être. Le prince de la liberté n’avait pas lu l’Esprit des lois. De toutes les façons. Que reste-t-il ? Kiev. Les insurgés. Le troisième parti.