Vacarme 67 / Cahier

De l’autre coté du mur proposition de lecture de « Si je t’oublie Jérusalem » de William Faulkner à partir de Lacan *

par

De l’autre coté du mur, il y a le frottement des deux paires de pieds nus sur le sol du bungalow où sont les amants. Charlotte Rittenmeyer et Harry Wilbourne. C’est leur histoire que Faulkner veut raconter. Qu’il lui faut arracher à la gueule ouverte de la vie. Arracher au réel, au deuil, à ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’annonce de l’inassimilable mariage de Meta Carpenter le transperce, il cherche comment laisser passer l’ombre du mari légal de cette femme qu’il n’a pas réussi à épouser. Il n’y voit rien mais il écrit Si je t’oublie Jérusalem. « Je l’ai écrit comme assis devant un mur, le papier de l’autre côté du mur : ma main avec la plume passait à travers pour écrire sur un papier invisible, dans une obscurité totale ».

Il commence par Les Palmiers sauvages. Il tend l’oreille vers l’obscurité sans voix, et il écrit ce frottement des deux paires de pieds nus sur le sol du bungalow où sont les amants, ces deux paires de pieds qui ne cessent de frapper, de se livrer à une danse furieuse à tout petits pas. La brûlure est si grande, de la séparation d’avec Meta et de la chute qu’il a faite en tombant ivre mort sur une conduite de radiateur le jour des noces, qu’elle le pousse à dire. [la partie du texte qui sera visible] Et c’est ce bruit de peau sur le bois, ce son de l’autre côté du mur qu’il lui faut transcrire pour rester en vie, c’est ce qui tient dans sa main la plume et les mots qu’elle forme avec la langue sans les voir.

Faulkner y évoque cette construction musicale, comment s'est imposée à lui la nécessité du Vieux père pour relancer Les Palmiers sauvages.

Ecrire la passion de Charlotte Rittenmeyer et Harry Wilbourne, c’est porter ce son nu des pieds jusqu’aux lèvres, traverser l’incandescence du désir que la mort dévore. Vous dites qu’elle saigne ? Par où saigne-t-elle ? S’approcher si près du désastre, si près, au risque de l’égarement — Mais où est le désespoir ? Où est la terreur ?— et parvenir à s’en extraire. Faulkner interrompt le récit de Charlotte et Harry, il ne peut pas aller plus loin dit-il.

Pour continuer il cherche quelque chose « comme un contrepoint en musique ». Et il commence un second premier chapitre qu’il appelle Vieux père. Les phrases s’allongent, immenses, dans une autre langue, un autre son, un autre rythme, elles passent de lignes en lignes, avec l’eau et l’errance d’un forçat sans nom et sans boussole qui quitte le pénitencier emporté par la crue du Mississippi. Avec une femme enceinte qui l’attendait, perchée dans un arbre, Eh bien, vous en avez mis un temps ! qui monte dans son canot et encombre sa dérive. C’est l’invention de ce conte qui donne le contrepoint, Il était une fois deux forçats, de ce chant primitif qui charrie le chaos d’un monde retourné que plus rien n’ordonne, le fouillis d’épaves en fuite — planches, baraques, corps d’animaux noyés et néanmoins grotesques, arbres entiers bondissant et plongeant comme des dauphins.

Et avec l’écriture de ce second premier chapitre, plein de la crue de ce fleuve immense appelé Vieux Père, Old Man, par les habitants du Mississippi, quelque chose d’inattendu s’opère, ça cesse de ne pas s’écrire. L’histoire des deux amants se remet en branle. Et les pages se succèdent. Note contre note. Chapitre contre chapitre. Dans un mouvement conjoint, en deux voix séparées. Faulkner ne sombre pas, il compose. « Entre le néant et le chagrin, je choisis le chagrin  », fait-il dire à Wilbourne à la fin. Le thème c’est les Palmiers sauvages, le thème inversé le Vieux père. Faulkner compose avec ce qui ne peut se dire et rompt, avec ce qui ne veut rien dire et passe, il écrit ce qui se joue à côté de ce qui se joue sans être joué en amour. Il passe d’une langue à l’autre, fait se frotter l’oralité à la chose écrite, en est le musicien et le compositeur et ça ne cesse pas de s’écrire.

Les enregistrements d’une rencontre avec des étudiants de littérature, à Virginia en 1957, témoignent : Faulkner y évoque cette construction musicale, comment s’est imposée à lui la nécessité absolue du Vieux père pour relancer Les Palmiers sauvages (nécessité escamotée par certains éditeurs qui ont fait paraître comme un récit autonome les Palmiers sauvages). Il parle des solitudes inséparables, celle des amants résolus à s’échapper du monde pour vivre leur amour, celle du forçat jeté hors de sa geôle par la crue et qui a hâte d’y retourner, il parle de ce qui circule et se répond entre les deux récits sans qu’il l’ait vraiment agencé ou prévu. Sans avoir rien d’autre en commun que cette manière musicale, ce blues, l’un a soutenu l’autre. Et c’est ce qui a tenu ensemble le livre, jusqu’à la fin, jusqu’à ce que ça cesse de s’écrire.

Post-scriptum

*« C’est dans ce cesse de ne pas s’écrire que réside la pointe de la contingence […] Le ne cesse pas du nécessaire, c’est le ne cesse pas de s’écrire […] Le ne cesse pas de ne pas s’écrire, par contre c’est l’impossible. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX , Encore, (1972-73), Paris, Seuil, 1975, p. 86.

William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem, traduction de M.E. Coindreau revue par F. Pitavy, L’Imaginaire Gallimard 2001.