Vacarme 67 / Cahier

Dissipée comme une tache

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Rien de vraiment prémédité, elle se trouve là ou autre part, semble bien adhérer à son hôte, ni de mesuré, une marque particulière, une impression sans cadre et sans couture, comme un petit spectre flou venu du fond, un tracé obscur pour la raison, de toutes les couleurs et partout, d’épaisseur et de texture variables, tremblée, ouvragée ou divisée, elle contient l’ensemble des styles et des allures et pour en venir à bout, il faut un détachant puissant, pas mal d’artifices et beaucoup de ruse. Ruse de l’œil et de l’esprit qui en voient toujours trop ou pas assez, de près ou de loin, en altitude par exemple, sur le soleil quand plusieurs taches s’accumulent en une seule ou lorsque l’une d’elles se défait en plusieurs, sur la lune, un bol d’air, un feutre percé de trous, ce promontoire du songe où elles figurent, sombres et imprécises, des mers, des lacs, les forêts, des petits bois, les endroits raboteux, des bosses et des cavités, et pourquoi pas des empires, de passage et selon le format. Car rien n’est moins immobile, de cette nuit tombe une poussière de taches pâles qui hésitent entre ce ciel et cette mer. Ces taches, qui sont les flocons de neige, glissent, errent et flottent, elles se déplacent, voyagent autant que les nuages, ces phénomènes mal définis et la poussière qui les dessinent fait des petits tas délicats mais si mal entassés quand elle se pose, de la dentelle en stries et en volutes, un drôle de paysage vu par un oiseau, ou augmentent sur place telle une goutte d’huile ou une vieille moisissure. Aussi originales qu’une empreinte digitale, naturelles et pas, on les observe n’importe où, elles clignotent hypnotiques aux alentours des arbres lorsqu’un rayon passe à travers, produisent un beau jeu de lumière et d’ombres, des halos vibrants et des sautes légères, un beau tapis électrique cet éclairage qui change et les fait prendre pour des cailloux et les rayures pour des brindilles, c’est un travail continu qui refait le paysage à mesure, parfois grandissent par degré jusqu’à l’explosion vu que rien n’est plus mobile qu’une tache.

Elle contient l’ensemble des styles et des allures et pour en venir à bout, il faut un détachant puissant, pas mal d’artifices et beaucoup de ruse.

Le léopard ne se déplace pas sans ni les 101 dalmatiens, en grappes et en quantité de la tête jusqu’aux pieds, et la mouche à fruits qui en porte sur ses ailes au moins seize, une élégante moucheture, se confondent avec le décor pour mieux s’y perdre et ce crapaud gigantesque accroupi au sommet d’une haute colline, marbré par les lichens de taches jaunes et livides, qui ouvre une bouche horrible et semble souffler la tempête sur l’océan. Un déluge d’eau, l’ensemble reflue vers le chaos, suivi d’un autre, des amas et des agrégats qui se mélangent à l’envie et au hasard, un système provisoire où la matière déformée, sans bord et sans bâti, repose à l’état de puissance, mais de cette écrasante réserve de possibilités finit souvent par sortir quelque chose, une tache c’est un certain imbroglio mais très ronde c’est un cercle et au-delà un objet. Il lui faut juste du temps pour préciser une forme, déjà là pourtant, aucune existence sans, lunatique et flottante elle essaie chaque configuration, changent sans arrêt son rythme et sa cadence, se font et se défont les plis et les tensions, il s’agit d’un joli esprit en formation, mais la matière demeure, elle garde tout en mémoire et il suffit d’un peu de savoir-faire pour y lire le proche avenir et le passé reculé, car on en devine autant dans une tache que les oracles dans le marc de café. Et sur un plancher mille fois lavé, ce si riche provocateur optique, frotté à l’aide d’une éponge imbibée ou d’un tampon à spectres, dans la boue, la cendre, dans les nuages, ce beau sfumato, ou sur un mur qui finit par se lézarder à coup sûr, si tu en regardes, dit Léonard de Vinci, des vieux souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter.
Ou alors diffracter quand l’une d’elles se défait en plusieurs, quand elles se déplient en miroir écaillé, piqueté, sans tain, des éclaboussures sur le papier mouillé, noire magique de préférence de l’encre sympathique et automatique qui diffuse, prolonge, grossit, par degré quitte son plan unique, simule et insinue, ou qu’on la laisse rêver à deux doigts de la ligne son alliée, ligne de crête ou à hauteur de fourmi, fait des courbes et des contre courbes, s’enroule, se dépose, une belle déambulation et un vrai tour de passe-passe. Elle se trouve là et ailleurs, venue du fin fond et à peine fixée sur son support, sans idée préconçue, un jeu de hasard et de vertige qui distrait et donne le tournis, trouble diablement les sens et la raison, mais l’homme n’est complet que là où il joue, un jeu de piste étonnant qu’il faut suivre pas à pas tandis que se profilent des airs de têtes ou de figures étranges, l’une corrigeant l’autre, une retouche permanente, avant de se retirer. Et de revenir peut-être, un jeu composé pour l’œil qui en voit toujours trop ou pas assez, halluciné ou aveugle, affublé d’une petite région en creux, une doublure d’invisible, un volume curieux sans cadre et sans couture, zéro image, nulle perception, un creux, un trou, une tache sombre mais de quelle forme ? N’importe laquelle, une doublure du visible, après avoir fixé un corps très lumineux, on peut en voir une obscure avec le même contour et qui va partout où les yeux vont. Autour, le monde s’étire et s’organise, une bonne toile élastique, se redresse comme sur un cylindre ou un cône bien poli. Ça bouge de tous les côtés et on bouge soi-même, des taches noires volantes piquèrent le nuage, percèrent la brume, grossirent, approchèrent, s’amalgamèrent, s’épaissirent, se hâtant vers la colline, poussant des cris, car rien n’est plus cinétique et moins silencieux.

Post-scriptum

Ce texte, qui est une commande de la Maison des écrivains et de la littérature, a été lu à la Maison de Victor Hugo, dans le cadre de l’exposition La Cime du rêve, les Surréalistes et Victor Hugo (17 oct. 2013-16 fév. 2014).