Vacarme 19 / Vacarme 19

Pierre Bourdieu / post scriptum

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Bourdieu aimait reprendre à son compte la formule de Foucault, qui voulait qu’on aborde ses travaux comme on ouvre une « boîte à outils ». Et, comme Foucault - bien qu’il le fît plus tard et selon des modalités différentes -, il s’employa à faire « déborder » la notion d’œuvre en aventurant dans l’espace public une voix, une autorité et une légitimité. Depuis trois ans, chaque numéro de Vacarme s’ouvre sur un feuilleton où nous posons la question des usages profanes d’une œuvre savante, de ses « modes d’emploi ». Rien n’était plus « naturel », dans ces conditions, que de proposer à Bourdieu un entretien, qui tournât principalement autour de la façon dont il contribuait à infléchir et à redéfinir la vieille figure de « l’intellectuel ». Cela donna la rencontre publiée dans le n°14 sous le titre « À contre-pente ».

Cela n’alla pas sans des discussions plus enflammées qu’à l’habitude - à la mesure de la place occupée par Bourdieu dans le champ politique - qui nous affrontèrent à notre propension à utiliser la première personne du pluriel : une revue, c’est à la fois un projet collectif et l’assemblage de préférences individuelles qui ne s’accordent pas toujours. Tels craignaient une complaisance vis-à-vis de Bourdieu que le résultat de l’entretien ne manqua pas d’accréditer.

C’est moins d’ailleurs les concepts mis en œuvre par Bourdieu qui posèrent problème que la posture qu’il avait adoptée vis-à-vis des mouvements sociaux. Pour les premiers, la discussion ne porta que sur le degré d’intérêt que nous en tirions. Certains d’entre nous soulignaient plus que d’autres leur dette à l’égard de son analyse du « devenir-corps » des déterminations sociales - et l’entretien fut largement consacré à ce qui en constitue la suite logique : la sociologie de Bourdieu peut être aussi une thérapeutique. Parce qu’elle objective ce qui est tellement incorporé qu’on le prenait pour une nature, elle introduit du jeu entre soi et soi, et ouvre la possibilité de mettre en œuvre des techniques de soi.

Mais nous avions aussi en mémoire une série de malentendus, qui procédaient de nos expériences militantes. Pour ma part, je me souviens d’avoir à deux reprises sollicité Bourdieu, au nom d’ActUp. Il avait chaque fois décliné l’invitation en l’assortissant d’une explication brutale : « Vous vous y prenez mal. » Dans la réticence hautaine de la formule s’exprimait un différend : dans « l’intellectuel collectif » qu’il appelait de ses vœux et qui consistait à rassembler des « chercheurs engagés dans un travail militant » et des « militants investis dans une entreprise de recherche », se maintenait peut-être une distinction aristocratique entre le savoir des chercheurs et le savoir-faire des militants, entre la science susceptible de penser la politique et la pratique qui l’effectue - quand notre tentation était au contraire de produire, à travers des pratiques collectives, d’autres configurations du savoir. Or ce différend s’était encore creusé lors de sa contribution, à l’hiver 1997-98, au mouvement des chômeurs, qu’il décrivit comme « un miracle social ». Bourdieu saluait l’existence d’un mouvement sociologiquement improbable, mais restait muet sur la singularité de ce que ce mouvement produisait : une contestation de la centralité du travail.

Faute de le résorber, la discussion sur ce différend fit apparaître un motif qui nous avait échappé jusqu’alors. Du « vous vous y prenez mal », qui nous invitait à cesser de croire aux miracles, au « miracle social » où l’on entendait l’aveu d’une difficulté à penser une exception à la domination des dominés, quelque chose avait bougé. Hypothèse : il reste chez Bourdieu une place pour le miracle, quand tout son travail a consisté à en démanteler l’illusion - au point qu’on a pu lui reprocher de décourager toute velléité de mobilisation.

Cette place pour le miracle n’est pas la pensée de la libération, qui est partie intégrante de son œuvre : Bourdieu n’a cessé de répéter qu’il cherchait à donner les instruments susceptibles de contrecarrer la violence symbolique. Un miracle, en revanche ne peut faire l’objet d’aucune théorie : on ne peut rien fonder de solide sur un événement qui transcende toutes ses conditions - tout au plus en prendre acte, et l’accompagner.

Or le miracle que Bourdieu crut reconnaître dans le mouvement des chômeurs n’est pas juste un hapax dans son travail. Il y a des miracles chez Bourdieu, mais il faut aller les chercher dans l’appareil de notes et dans les post-scriptum : en marge du corps du texte, en retrait du lieu formel d’élucidation. C’est par exemple, dans La Domination masculine, telle note sur la « beauté fatale » qui fait exception miraculeuse à la logique amère de la distinction. Ou le long « post-scriptum sur la domination et l’amour », où Bourdieu décrit « « l’île enchantée de l’amour », ce monde autarcique qui est le lieu d’une série continuée de miracles » : réciprocité, désintéressement et confiance, toutes choses qui confèrent au « cercle » amoureux « le pouvoir de rivaliser victorieusement avec les consécrations que l’on demande d’ordinaire aux institutions ».

On peut ne lire dans ces citations que l’aveu charmant d’une érotique naïve. On peut aussi s’amuser de ce que, pour décrire le miracle de l’amour fou (dont il note qu’il ne se rencontre que très rarement) Bourdieu use du même lexique que pour saluer le miracle d’un mouvement, celui des chômeurs (dont il dit que « leur entreprise lui apparut souvent comme désespérée »). Dans les deux cas « un travail de tous les instants » peut déjouer la « fatalité sociologique ». On peut se réjouir, donc, que Bourdieu ait désigné dans les mêmes termes une érotique et une politique. En un sens, Bourdieu fonctionnait à rebours de tous ceux qui croient dur comme fer aux miracles de l’intégration par le mérite, mais qui n’ont de cesse d’objecter aux mouvements sociaux leur irresponsabilité, et de soupçonner derrière eux la manipulation. À lire Bourdieu dans ses notes, le miracle semble être à la fois le point d’aberration de la théorie et la proposition accueillante du théoricien. Vous vous y prenez mal, il n’y a aucune probabilité que cela réussisse, allez-y. Reste à faire le pari du miracle, fût-il fou et à contre-pente.

Bourdieu aimait que les philosophes du XVIIe siècle aient réduit les faux miracles qui encombraient le monde. À Vacarme, il avait dit : « Je ne suis pas un spinoziste heureux. » Qu’une poignée de notes et quelques post-scriptum permettent à ceux qui persistent à croire qu’un effort inlassable peut engager les habitus dans des devenirs véritables et échapper aux ruses de la domination, que ces quelques textes marginaux, donc, autorisent les amateurs à se décrire comme des bourdieusiens heureux.

Post-scriptum

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