avant-propos

sida : plein sud

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À l’origine de ce dossier, il y a évidemment Act Up : l’histoire de Vacarme a partie liée avec cette lutte contre le sida, son pli politique aussi. Mais à l’origine de ce dossier, il y a également la joie dans laquelle nous a mis une autre irruption, celle de TAC (Treatment Action Campaign), il y a trois ans, en Afrique du Sud (cf. Apartheid sanitaire, par Philippe Rivière). Il y avait un activisme au Sud qui n’avait pas attendu les leçons du Nord pour se mobiliser, qui prenait de court l’espoir caressé par les militants du Nord d’une « exportation » au Sud de leur savoir-faire activiste, et qui, par là, produisait la stupéfaction : comme au Nord un peu plus tôt, des malades au Sud refusaient la charité, la fatalité politique, et qu’on parle à leur place.

A vrai dire, cette stupéfaction tombait bien. TAC advenait à un moment où la mobilisation associative, ici, peinait à trouver ses marques dans la nouvelle donne qu’avaient créée l’arrivée et le succès des trithérapies - un sentiment trouble, et difficile à assumer, de fin de mouvement, où le soulagement (enfin on ne mourait plus) se mêlait à l’épuisement (toute une part de la lutte contre le sida deviendrait inéluctablement la gestion professionnelle d’une épidémie sans fin). TAC offrait le spectacle d’une jeunesse à une époque où la relève, ici, n’avait pas encore eu lieu. D’autant que TAC remportait des victoires, et pas des moindres : contre les laboratoires pharmaceutiques, contre le gouvernement sud-africain.

Ce qui était stupéfiant, surtout, c’était d’être stupéfait. C’est là que commence la politique telle que nous l’aimons, celle qui déroute, celle qui cueille. L’apparition de TAC, tout à coup, fait tout bouger, à commencer par ce bon vieux « rapport Nord/Sud » dans lequel chacun retrouvait ses petits : des chefs d’États bousculés à Gênes retrempant leur légitimité à la « solidarité internationale » contre l’épidémie dans les pays pauvres (sur ce point, on consultera avec intérêt la littérature électorale des candidats à la présidentielle) ; des institutions internationales (l’ONU) déclarant, avec un brin de retard et l’efficacité que l’on sait, « la guerre au sida » ; mais aussi un militantisme de gauche qui, après avoir raté le train de la lutte contre le sida au Nord, se raccrochait aux wagons de la lutte contre la pauvreté au Sud. TAC, ou quand le Sud s’arrache au couple Nord/Sud. C’est l’objet de ce dossier.

Un Sud, d’abord, qui ne coïncide pas avec sa représentation par le Nord. Là où on prétendait que la distribution des trithérapies occidentales était vouée à l’échec dans les pays « sous-développés », faute de l’infrastructure sanitaire et de la culture médicale qu’elles sont censées réclamer, la preuve du contraire, par Paul Farmer et Arachu Castro, dans une clinique d’Haïti (cf. Un pilote en Haïti, par Paul Farmer et Archu Castro).

Un Sud, ensuite, que le sida constitue, pour les militants du Nord, en terrain d’intervention à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire, puisque leurs États- et les institutions internationales dans lesquelles leurs États dominent - détiennent la clef d’une distribution massive et immédiate des antirétroviraux dans les pays pauvres, financièrement (en subventionnant leur achat), juridiquement (en cassant la propriété industrielle exclusive que revendiquent les multinationales pharmaceutiques). Et impossible, parce qu’ils s’y affrontent sans cesse à une objection à laquelle ils ne peuvent pas être complètement étanches, vue l’histoire de leur propre mouvement : on ne revendique pas à la place des autres (cf. Nord/Sud, pour en finir avec la légitimité, par Marie De Cenival).

Un Sud, enfin, qui fait déraper les épidémiologues du Nord, inquiets, en France par exemple, de l’« origine » des porteurs du virus, sans que l’on sache très bien si cette origine désigne un spécificité culturelle (mais laquelle ?) ou une géographie migratoire (cf. Africains, sauvageons du sida, par Mathieu Thévenin, et Faire parler l’épidémiologie, par François Buton)

Autant de propositions qui font douter de la pertinence des catégories de « Nord » et de « Sud » : de quoi se demander s’il ne faut pas remplacer le souci toujours un peu surplombant du « développement » par celui des corps et du soin ; la question de la légitimité par celle des alliances ; la relativité supposée des cultures par un universel très simple : la volonté de vivre.