Actualités

Des Indiens d’Amérique aux Palestiniens de Palestine

par

Les opprimés peuvent changer, les oppressions perdurent. De mêmes rapports de domination peuvent se reproduire endossés par de nouveaux acteurs dans d’autres conditions technologiques et militaires. Oui, l’antisémitisme existe encore, tout comme il existe encore des Indiens en Amérique. Oui, notre lutte contre l’antisémitisme ne peut s’arrêter qu’avec lui. Mais nous ne supportons pas que cette lutte devienne, d’éditorial en déclaration, du Figaro à Libération, le moyen de discréditer la résistance palestinienne et son soutien en France. Nous ne supportons pas que quelques faits isolés deviennent des phénomènes de société. Nous rappelons que brûler un drapeau israélien n’est pas nécessairement de l’antisémitisme. Brûler un drapeau est d’abord un geste anti-nationaliste et anti-impérialiste, un geste politique de libération.

À bien entendre ce discours prompt à régler la question de l’antisémitisme en France en soulignant ses nouvelles couleurs, ce qui se jouerait en Palestine comme en France serait moins l’écrasement d’un peuple que les motivations racistes de ceux qui s’y opposent. Ce discours entretient la confusion entre antisémitisme, islam et terrorisme. Judith Butler l’a montré dans Le Pouvoir des mots, l’interpellation et la désignation peuvent être performatifs. Jusqu’à constituer, dans un renversement progressif de « l’insulte », un cri de ralliement pour ceux qui acceptent, se résignent voire revendiquent in fine leur assignation. Avoir en permanence à se justifier de ne pas être antisémite produit ce contre quoi ces hérauts de la lutte contre l’antisémitisme prétendent se battre. Ou lorsque crier au loup revient à le convoquer aussi sec. Dans le même ordre d’idées, l’interdiction des manifestations contre les interventions israéliennes produit quant à elle la violence qu’elle était sensée prévenir. Performatifs par excellence, les « mots du pouvoir » créent les conditions (entrave, répression) de leur propre justification.

Le discours sur l’antisémitisme empêche que ne soient posées, ici et là-bas, les questions urgentes : comment mettre fin à la colonisation ? comment faire refluer la pieuvre répressive ? Vers la constitution de deux États ou d’un seul ? Éric Hazan et Eyal Sivan, dans un livre qui plaide pour la dernière proposition, Un État commun entre le Jourdain et la mer, rappellent qu’il s’agissait d’une position défendue par de nombreux intellectuels juifs au début du siècle dernier. Ainsi de Julius Kahn, sénateur de Californie, en 1919 : « Nous demandons que la Palestine devienne un État libre et indépendant, avec un gouvernement démocratique qui ne reconnaisse aucune différence de religion, de race, ou d’ascendance ethnique, et qui ait tout pouvoir pour protéger le pays contre toute forme d’oppression. Nous ne souhaitons pas voir la Palestine, ni maintenant ni jamais, prendre la forme d’un État juif. »

Post-scriptum

Le titre de cette brève fait référence au texte de Gilles Deleuze, « Les Indiens de Palestine », paru dans le recueil Deux régimes de fous en 1983, comparaison de la construction de l’Etat juif en Palestine avec la colonisation de l’Amérique du Nord par les Européens.