Vacarme 69 / Cahier

« nous » ne nous entoure pas

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Qui sommes-nous ? Qui est ce nous ? Le nous est d’abord une grammaire qui définit dans chaque phrase l’utilisant des formations éphémères d’individus qui sont comme autant de nostrations familières. Mais il est aussi un instrument qui définit les différents âges politiques de la communauté : les formations tribales, les nations souverainistes ou les grandes constitutions religieuses. Enfin, il est aussi le roman colossal, grand et petit, de Novalis dans lequel nous essayons de vivre. Ce qui importe, c’est la possibilité du départ, la tentation de la sortie, l’irréductibilité ironique et welteuropéenne du Je qui empêche la fermeture sur l’identité.

Pour parler de nous je pense qu’il faut partir du caractère pronominal, autrement dit fonder l’approche sur le rôle que le pronom personnel nous joue dans le langage. On le verra, cette base offre déjà tout le spectre d’indétermination qui nous accompagne dès que nous voulons cerner le nous, dès que nous voulons savoir de qui, de quelles personnes la première personne du pluriel, nous, est le pronom. J’emprunterai pour ce faire des voies tracées par la linguistique générale et, nommément, par Émile Benveniste dans plusieurs de ses articles.

On dit « première personne » du pluriel, mais c’est une pure convenance : de première personne il n’y en a qu’une qui le soit et qui soit personne entièrement, c’est je, c’est l’ego du cogito, l’éclosion à elle-même de la conscience de soi, chaque je étant à lui-même sa référence propre et aussi, en tant que réalité de discours, l’initial de toute énonciation : signant la singularité de tout je, je dit également que tous les sujets sont distincts et que c’est cette séparation native — exister, c’est être distinct — qui ouvre l’espace, nécessairement disséminé, ou disséminant, de l’énonciation. Dans cet espace que la parole traverse en tous sens, nous est considéré comme un sujet collectif mais, on va le voir, c’est là que repose au fond toute la difficulté : un sujet collectif ne correspond et ne peut correspondre à aucune personne déterminable et nous porte, dans son appellation même, le sceau de cette étrangeté. En effet, et dans quasiment toutes les langues [1], nous, en tant que pluriel, se distingue formellement du singulier non comme une simple flexion, comme le font les autres marques verbales du pluriel, mais comme un autre mot : de je à nous le passage du singulier au pluriel ne se fait pas par une marque légère ou même forte, mais par un changement sémantique complet. Il est clair, écrit Benveniste, « que l’unicité et la subjectivité inhérentes à “je” contredisent la possibilité d’une pluralisation ». Oui, mais dès lors, quelle est cette autre réalité de discours que nous nomme, et à quoi ou plutôt à qui se réfère-t-elle ?

Un sujet collectif ne correspond et ne peut correspondre à aucune personne déterminable et nous porte, dans son appellation même, le sceau de cette étrangeté.

Pluriel qui ne pluralise pas un je qui ne peut l’être, nous, précise Benveniste, ne renvoie donc pas à une « multiplication d’objets identiques », mais fonctionne — et je crois que c’est un mot particulièrement important — comme une jonction et, strictement, comme une jonction « entre le “je” et le “non je” », ce qui veut dire qu’il est le résultat d’un je qui s’ouvre ou qui s’est dilaté, mais ce non-je, cet autre que je à quoi il s’est ouvert, il nous resterait alors à le déterminer, et c’est véritablement là que tout commence puisqu’à cette détermination, justement, nous se dérobe. Benveniste souligne que dans de nombreuses langues appartenant à des aires géographiques éloignées les unes des autres, nous se dit d’une certaine manière pour signifier “moi+vous” et d’une autre pour signifier “moi+eux”. Or ces deux directions du non-je, dans de nombreuses autres langues dont le français, ne sont reconnaissables que grâce à la situation de langage où elles interviennent, mais elles demeurent confondues dans l’expression : il n’y a qu’un seul nous, et il recouvre à la fois l’ouverture du je en direction du ou des autres personnes présentes et l’ouverture qui se porte en direction de tiers ou d’absents. Et comme d’autre part il suffit d’une deuxième personne — d’un seul autre je devenu toi ou lui (ou elle) — pour que nous surgisse, l’indétermination, on le voit, est aussi bien quantitative — puisque nous se déploie de deux jusqu’à l’innombrable — que qualitative — nous en tant que tel ne disant rien de ce qu’il comprend. Ce que le nous annexe au je, c’est donc, et telle est la conclusion à laquelle parvient Benveniste, une « globalité indistincte d’autres personnes ».

Par les situations de langage où le nous intervient dans une configuration qui permet de l’incarner mais aussi grâce à des adjonctions telles que nous deux, nous autres ou nous tous, nous tous ici, cette globalité indistincte se sépare en une infinité de séquences qui, dans le cours réel de la parole et des échanges, viennent clarifier les choses en les délimitant : nous, c’est d’abord la multiplication continue de toutes ces petites et, j’y reviendrai, éphémères formations insulaires qui l’incarnent, tout en renforçant à chaque fois sa nature protéiforme — formations que je propose d’appeler des nostrations, en insistant sur leur aspect dynamique, éphémère, sans fin renouvelé : nous sommes là, nous n’irons plus aux bois, nous vous l’avions bien dit, nous vous écoutons, nous, habitants de Marseille, nous, ouvriers de telle usine, et ainsi de suite… Par conséquent même si en règle générale le nous, tel qu’il fonctionne dans l’usage quotidien, est en fin de compte assez transparent, il reste que son indétermination l’accompagne et le suit comme son ombre, il reste qu’il n’assigne aucune communauté à demeurer stable sous son appel. Chaque nostration reste isolée.

Mais au lieu de considérer cette indétermination structurelle comme un manque, peut-être au contraire faudrait-il l’aborder positivement ? Et dès lors envisager le flottement, justement, non comme un défaut, mais comme une condition de fonctionnement, comme ce qui permet au nous de ne pas se refermer sur lui et à la communauté qu’il désigne de se concevoir non comme un cercle à la circonférence étanche mais comme le moment d’une formation toujours en cours, comme un cercle, peut-être, mais à bords flous — un cercle au fond toujours ouvert, toujours s’ouvrant à la venue. Et l’image qui me vient, pour donner forme à cette absence de contours et à cette multiplicité de l’advenir qu’elle entretient, c’est celle, bien sûr, des ondes qui se propagent sur l’eau, en s’élargissant et s’effaçant à mesure, et en allant à la rencontre d’autres ondes avec lesquelles elles interfèrent, chaque cercle pouvant dès lors être considéré comme l’émission d’un nous réel et sans durée, d’un nous qui ne s’installe pas, qui ne se replie pas sur lui-même. Au lieu d’un cercle, donc, un cercle en allé, disparaissant, une sorte de parenthèse extensible (graphiquement, les parenthèses sont des arcs de cercle, et c’est d’une grande justesse) disant ou rappelant que le nous peut aussi ne pas nous encercler, ne pas nous entourer, et cela quand bien même nous serions continûment entourés de gestes de fondation et d’insularités qui disent nous et qui le disent et le répètent malgré nous.

La première et la plus consistante de ces insularités est constituée par ce que l’on pourrait appeler la communauté de réception ou communauté de marquage originaire des sujets. « Jetés dans l’existence », nous ne le sommes jamais n’importe où : sans que nous l’ayons aucunement choisie (il s’agit là d’une évidence mais qu’il faut toujours rappeler), une communauté nous accueille, nous recueille en son sein. En quelque lieu et à quelque époque que tombe la naissance, elle tombe en un point, et ce point est aussitôt entouré par des cercles d’attention qui simultanément protègent et contraignent l’être nouvellement apparu. Ce qui évolue au cours des âges, d’une aire ou d’un moment civilisationnels à un autre, c’est non seulement la forme de l’accueil, la forme de ces cercles de réception venant encadrer et (sur)veiller le sujet, mais c’est aussi et même surtout leur durée, la capacité qu’ils ont ou n’ont pas à continuer d’envelopper chaque individu au fur et à mesure que celui-ci grandit et franchit les étapes de la vie humaine. Le récitatif de chaque existence est incorporé dans un grand récit qui le comprend et dont il ne se distingue en aucun lieu et à aucune époque de la même manière, venant à chaque fois s’incorporer ou au contraire se heurter à une communauté destinale différente. Le paysage de cette différence, extraordinairement bariolé, se confond à la totalité des conduites et des coutumes passées présentes et à venir, autrement dit au paysage immense de l’anthropologie politique tout entière.

Toutes les insularités destinales entrant dans le compte ouvert de cette immensité ne sont pas également connues ou reconnues, mais l’on peut à loisir y repérer des types et des variantes, y voir tel usage s’affirmer ou bien disparaître, y suivre des chaînes connectives prévisibles ou inattendues, tout en conservant à l’esprit la singularité de chaque séquence ou récit. Entrer dans cette matière, par quelque bord qu’on le fasse, est toujours vertigineux : je voudrais évoquer ici un lieu qui, plus que d’autres, donne consistance à ce vertige, justement parce qu’il prend acte, non sans folie, à travers des objets qui en déclinent la variété, de l’ensemble des conduites humaines. Il s’agit du Pitt Rivers Museum d’Oxford, lequel présente sous une unique halle un amoncellement serré de vitrines où des objets provenant d’à peu près toutes les civilisations sont répartis en séquences à partir de leur fonction — les peignes avec les peignes, les éventails avec les éventails, les flûtes avec les flûtes, et ainsi de suite — et non pas, comme c’est l’usage, en liaison avec leur provenance. Il en résulte une sorte de collage sidérant qui, s’il peut présenter sur le plan scientifique les aspects d’un capharnaüm, voire d’un délire positiviste d’accumulation (à ce titre il fut d’ailleurs un temps menacé par une refonte conforme aux attentes d’une rationalité qui l’eût anéanti), a l’immense avantage de verser comme d’un seul coup sous les yeux la diversité humaine, en d’autres termes la multiplicité des nous tribaux ou plus vastes qui se sont structurés autour de ces objets.

Mais une fois considérée cette masse ou pelote où chaque objet est l’indice d’un récit singulier, nous devons bien voir que le fait même de pouvoir lui être confronté résulte d’une situation dont l’installation n’a que quelques siècles, et qui est celle de l’auto-présentation de l’humanité à elle-même : les schèmes qui interfèrent ici sont nombreux et, des Lumières et de la curiosité encyclopédique à l’expansion coloniale, de la fièvre taxinomique à la mise en réseau généralisée des temps présents, le profilage de leur genèse se présente comme une inextricable tresse. Toutefois, ce que nous pouvons dégager avec quelque certitude, c’est le fait qu’à un moment donné, fruit lui-même d’une longue évolution, le cran de sûreté qui maintenait les communautés assez étroitement serrées autour d’elles-mêmes, a sauté. Il ne l’a pas fait unanimement et simultanément partout sur la terre, au contraire, et la situation, même aujourd’hui dans le monde « mondialisé », est plutôt celle d’une extraordinaire complexité, où des formes de maintien et d’adhérence communautaires quasi tribales demeurent vivaces, tandis que se multiplient des signes de disjonction et de déliaison mais aussi, il est impossible de l’oublier, des gestes, violents le plus souvent, visant au contraire à la recomposition et au resserrement de nous hermétiquement fermés.

Ainsi, et ce serait comme un théorème, il n’est aujourd’hui aucun d’entre nous pour qui le nous se présente strictement de la même manière. L’idée, bien sûr, serait que cette diversité puisse être l’occasion d’une sorte de mise à plat, assez semblable à celle des vitrines du Pitt Rivers Museum, à partir de laquelle chacun, capable de se situer dans une échelle, non de valeurs, mais de possibilités ou d’occurrences, se sentirait libre de son choix. Mais c’est là une vue de l’esprit ou une projection, tant sont actives de par le monde les forces qui veulent que cet examen [2] ne puisse en aucun cas être mené. C’est pourquoi justement il est important, vital même, de s’y livrer, fut-ce au risque d’un certain schématisme (mais les schémas, avec ce qui en eux relève de la notation et de l’abrégé, sont aussi ce qui permet d’avancer). Pour le tenter je parlerai de temps différents et distincts mais, je le précise, ces temps sont d’avantage à entendre comme une conjugaison que comme une pure et simple succession, autrement dit ils existent simultanément, en tout cas notre aujourd’hui est fait de cette simultanéité, avec des survivances et des retours, sur un fond d’intrication généralisée.

Il nous faudrait dégager tout d’abord un temps que j’appellerai celui des communautés librement fermées. « Librement » renvoyant ici au fait que ces communautés, très diverses, ne se sont pas fermées de façon réactive, mais au contraire se sont développées et construites de façon autonome en se serrant autour de leur génie structurel propre, ce qui impliquait une forme de fermeture, en tout cas interne : y naissant on n’en sortait pas, l’apparition d’un autre plan d’existence que celui initié par l’appartenance au groupe ne pouvant en aucun cas se présenter et étant littéralement inimaginable. Tel est le cas, et c’est bien sûr le plus évident, des formations tribales. Pour celles-ci toutefois, il est important de le souligner, la conscience de soi du groupe, si nette qu’elle ait pu être, ne s’est pourtant pas délimitée de façon brutale par rapport au reste du monde et, notamment par rapport à la nature. Le nous, même s’il pouvait être dit celui des « vrais hommes », comme dans le cas de ces tribus amazoniennes étudiées par André Marcel d’Ans [3], ne résulte pas d’une soustraction de cette humanité hors du monde, c’est par l’intermédiaire d’une limite festonnée faite et défaite par quantité de cousinages et de filiations avec les espèces ou les esprits (cela revient au même) végétaux et animaux qu’il se déduit.

Mais d’autres formes sociales, entièrement différentes et touchant des quantités de population beaucoup plus grandes, peuvent également être comprises en tant que communautés librement fermées, même si le terme « librement » y résonne de façon un peu étrange : je pense ici à de très anciens empires, bien différents les uns des autres par ailleurs, comme celui des Aztèques ou celui des anciens Égyptiens. Surgis dans des univers distincts du tout au tout qu’il ne s’agit aucunement de chercher à rapprocher, ils nous apparaissent en tout cas d’emblée graviter dans un monde où la question même de l’invention d’un autre plan d’existence que celui dicté par un ordre hiérarchique et calendaire absolu ne se posait pas, ne pouvait pas se poser : non parce que ces sociétés auraient été “totalitaires” au sens moderne du mot, mais parce qu’en elles la violence de la condensation humaine autour d’elle-même, relayée par les points d’intensité inséparables du pouvoir et de la religion, semble en quelque sorte intégralement investir l’existence.

Ce sont des structures en forme de grappe : une multitude de petits nous recueillis sur eux-mêmes et malgré tout reliés les uns aux autres.

D’une façon générale, cet investissement hanté et cette impossibilité de s’en extraire semblent être la marque de la plupart des sociétés pour lesquelles la forme de vie semble dictée par une sorte de principe muet ou de lien silencieux. C’est le cas de l’ensemble des sociétés paysannes, qu’on les considère à leurs grands moments épocaux ou que l’on s’efforce de scruter au-delà d’eux la perpétuation des formes contraignantes qu’elles ont mises en place. En effet, pendant très longtemps s’est maintenue en elles une sorte de puissance envoûtée qui faisait que malgré le travail quasi constant des forces de disjonction, les hommes, livrés à eux-mêmes dans des myriades de communautés restreintes, quand bien même écrasés par la violence de la domination, se sentaient liés entre eux par une sorte de contrat silencieux : rien d’idyllique à cela, au contraire, il s’agissait d’abord, dans un monde globalement lié à la campagne et à la faim, du maintien d’un taux extrêmement faible de variation : mode dans lequel le plan d’existence ne laissait presque aucune place à la possibilité d’en imaginer un autre, sauf celui, céleste, d’un au-delà pourtant sans preuves — le triomphe du christianisme, en Occident, se confondant entièrement à cette capture de l’imaginaire.

Hors de toute idéalisation, il a pu arriver aussi qu’à la faveur de moments heureux, de récoltes fastueuses, et aussi du fait de l’endurance de traditions et d’un folklore vivant, les communautés paysannes atteignent, à diverses époques, à une sorte de complétude et que les images de l’abondance et du bien vivre, au lieu d’être repoussées dans un paradis virtuel, recoupent le cours des travaux et des jours : de telle sorte aussi que la forme village, si l’on peut désigner ainsi la forme paysanne transhistorique de la communauté relativement fermée, a pu, en disparaissant, s’agréger à elle-même sous forme d’imagerie et constituer le socle d’une rêverie pour ceux qui l’ont définitivement perdue.

Cette notion de perte est d’ailleurs fondamentale : loin d’avancer béatement vers un avenir radieux, comme on a cherché à le faire croire à l’ère du Progrès industriel, l’humanité, en franchissant les différents paliers de son évolution, a toujours eu tendance à transformer les paliers abandonnés en plans d’accomplissement, et ceci quand bien même tous ses efforts avaient consisté à vouloir s’en extraire. Mais sans forcément tomber dans ce travers nous devons tout de même concéder qu’en effet quelque chose, par rapport à la cohérence ou à la puissance adhésive des sociétés anciennes a été perdu ou, tout au moins, abandonné. Il me semble qu’au lieu de consigner cela dans des couches d’impensé nostalgique l’on gagnerait à le caractériser plus finement, sans doute en direction de ce que Bataille, dans sa Théorie de la religion, a cerné en parlant d’« intimité perdue [4] », soit doublement celle des hommes à eux-mêmes et au monde saturé de présences qui les entourait.

Le deuxième temps que je voudrais évoquer est celui que l’on peut appeler le temps des communautés élargies, et c’est celui, d’une part, de l’âge des nations et, d’autre part, des grandes appartenances religieuses : on le comprend tout de suite, ils ne coïncident pas forcément l’un et l’autre, ni dans le temps ni dans l’espace, mais l’un et l’autre, ils ont fonctionné — et fonctionnent toujours ! — comme des dépassements ayant englobé, sans nécessairement les subvertir, les communautés restreintes qu’ils recouvrent. Ici il faudrait pouvoir faire la part de la genèse de chaque nation, le récit national étant bien entendu différent d’un pays à un autre, les temps d’identification de ce qui vient à se rassembler en tant que communauté sous le nom de tel ou tel pays étant extrêmement variables. Mais qu’il s’agisse de récits engagés depuis très longtemps (comme les récits chinois ou japonais), longtemps (comme le récit français) ou plus récemment (ainsi le récit américain), voire très récemment (comme les récits des pays d’Afrique noire tels que ceux-ci ont été découpés) et l’on voit que dans tous les cas nous avons affaire à un agrégat de jonctions plus ou moins consolidées au sein duquel la possibilité de donner consistance à un nous reconnu par tous est tantôt incarnée, tantôt problématique, voire même fantomatique. Chaque pays a été ou est encore le théâtre d’un affrontement de récits, dont la stabilisation sous la forme d’une unité nationale reconnue et sans fin rejouée n’est jamais définitive. Territoires, mentalités, formes de vie — tout est engagé dans ces processus de partage ou d’écrasement. Il va de soi qu’ici les notions d’ouverture et de fermeture jouent à plein et que la lutte est continue entre un nous inclusif et ouvert, apte à filer son propre devenir en pensant et en conduisant de nouvelles jonctions et un nous exclusif et fermé, hostile aux adjonctions et cramponné à une image fantasmée de lui-même. Par-delà ses avatars et ses côtés de pénible vaudeville, l’actualité politique, en France, est entièrement sous-tendue par la réalité de cette lutte, mais c’est pratiquement chaque situation « nationale » qui serait à examiner sous cet angle.

Le propre des communautés de religion telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, à l’âge des nations, c’est justement de ne pas rentrer dans les limites nationales et de transcender les frontières. Quelle que puisse être la violence de l’adhésion de tel ou tel pays à une religion donnée, et presque jamais celle-ci ne sera sa propriété, il est même de la nature de ces grandes communautés religieuses de se définir comme illimitées en puissance ou en tout cas non délimitées, que cela résulte d’une dissémination (comme c’est le cas avec la forme juive) ou d’une volonté de conquête et de conversion (comme ce fut le cas du christianisme et comme c’est aujourd’hui celui de l’islam). Il va de soi que l’efficacité avec laquelle ces religions parviennent à donner consistance à un nous excédant non seulement les je de chaque fidèle mais aussi tous les autres nous, à commencer par ceux induits par les limites nationales, est très variable et qu’en aucun point du monde le fait religieux n’est touché de la même manière, y compris au sein de la même religion. À l’intérieur de chaque grande religion (la religion juive, même si la question de l’interprétation la traverse tout entière, faisant ici sans doute exception) existent des divisions, parfois extrêmes, et nous devons nous souvenir que les guerres de religion ne sont pas seulement le fait d’oppositions frontales mais qu’elles relèvent aussi de conflits internes (protestants et catholiques dans la France du XVIe siècle, chiites et sunnites au Moyen-Orient de nos jours). On pourrait même dire, et le christianisme en est la démonstration continue, que les religions constituées, même lorsqu’elles se réunissent autour de grands lieux ou de grands moments symboliques sont autant des communautés de communautés, des sortes d’hyper-agrégats que des formes unifiées. Ce sont des structures en forme de grappe : une multitude de petits nous recueillis sur eux-mêmes et malgré tout reliés les uns aux autres. Messes, rituels et prières collectives procurant soutien rythmique et confirmation aux actes par lesquels ces communautés, ou grains, se rendent visibles à elles-mêmes. Supposé continu, ce soutien est en vérité très discontinu dès que les formes d’observance se relâchent, ce qui est le cas du catholicisme aujourd’hui en France [5].

Ce dont il est question ici c’est d’un saut, c’est d’abord du saut personnel que « je » peut faire à tout moment hors du « nous » qui le contient ou l’a contenu.

Mais au sein de cette diversité extrême de situations se dégage malgré tout une tendance générale qui est celle de la fermeture et de l’assignation : toutes les religions, et c’est d’ailleurs par-là qu’elles tiennent, voire se renforcent, ont pour effet sinon pour volonté d’acclimater les individus à une puissance collective qui les soulève et les rassemble, qui les convainc d’exister autrement qu’en se découvrant eux-mêmes par la seule puissance active du doute, puissance qui est un autre nom de cette sortie hors de l’état de tutelle que Kant invoquait comme condition à la venue des lumières. Or c’est de cette puissance-là qu’il s’agira maintenant, en abordant ce que j’appellerai le temps de la sortie, un temps dont sans doute l’on trouverait des prémices ou des signes avant-coureurs très loin en arrière — et premièrement avec ce qui s’inaugure, quand même, avec l’apparition de la polis, c’est-à-dire de la possibilité délibérative, dans la Grèce antique — mais qui pourtant ne commence et ne peut commencer vraiment qu’après deux grands desserrements : d’une part, celui des liens religieux et, d’autre part, surgissant à l’intérieur même de l’âge des nations, celui d’une mise à distance, par la conscience critique, du fait national et de sa contrainte d’adhésion.

Ce dont il est question ici c’est d’un saut, c’est d’abord du saut personnel que je peut faire à tout moment hors du nous qui le contient ou l’a contenu. L’idée de ce saut, et son effectivité, s’il se réalise, est celle de la postulation d’un sujet libre à tout moment de ses choix, quelle que soit sa provenance. Je le précise, ce sujet intégralement libre n’existe sans doute pas, mais ce qui existe, et qui constitue pour nous un horizon perpétuellement tendu, c’est l’éclat que sa possibilité projette sur l’existence — ce qui veut dire aussi que le temps de la sortie est un temps toujours (re)commençant, qu’il est le plus inachevable de tous les temps. Ici je me souviens, encore une fois, de cette formulation si précise de Walter Benjamin, lorsqu’il évoque, dans Sens unique ce qu’il appelle « le plus européen de tous les biens », soit, dit-il, « cette ironie plus ou moins nette avec laquelle la vie de l’individu prétend se dérouler sur un autre plan que l’existence de la communauté, quelle qu’elle soit, dans laquelle elle se trouve jetée », un bien que, dit-il — et nous ne sommes qu’en 1923 ! — « les Allemands ont tout à fait perdu [6] ». Dans ce qui est caractérisé de la sorte, à savoir le retrait, la possibilité offerte à tout moment à tout je de se retirer du plan de consistance de la communauté qui l’a vu naître, il est remarquable que la dimension d’accueil, traditionnelle, on l’a vu, dans la définition de la venue ou du survenir, soit remplacée par celle du jeté, qui indique la violence d’une fatalité ou d’une chute : même si l’on y est désiré, accueilli ou recueilli, voulu, choyé, la communauté dans laquelle on apparaît reste l’espace d’une chute, d’une contrainte, d’une restriction : au pur acte non agi de la naissance, la communauté qui se recueille autour du nouveau je apparu en elle-même ajoute le correctif attendri d’un recouvrement qui, en son fond, signifie : tu ne partiras point, tu ne nous quitteras pas.

Or ce que souligne Benjamin, et qui l’intéresse en premier, c’est l’existence d’une sortie, c’est la volonté qu’à un moment donné un sujet peut avoir de se soustraire. La formulation qu’il utilise est extrêmement précise et prudente, Benjamin ne fait pas le coup d’une rébellion sublime, il parle d’une prétention ou d’un désir, et il caractérise la distance prise comme une ironie, c’est le mot même qu’il emploie. Pourtant il ne s’agit pas ici d’un simple Witz ou trait d’esprit existentiel, mais d’une véritable force dérivante : l’ironie a la force et la légèreté de la pagaie qui suffit à orienter l’esquif de l’existence dans une toute autre direction que celle prévue par le courant : le long du courant qui nous emporte il y a des rives que nous pouvons rejoindre ou, tout au moins, vers lesquelles nous pouvons tenter de nous diriger. Canaliser le flux de manière à empêcher les déviations, tel a toujours été le programme exécuté par la force organique inconsciente des communautés d’existence quelles qu’elles soient. Mais de même que c’est avec « plus ou moins » de netteté que l’individu cherche (et parvient) à se détacher du courant principal, c’est également avec plus ou moins de force que les communautés exercent leur contrôle sur ceux et celles qui les composent (la différence de traitement selon le genre étant ici, est-il besoin de le souligner, fondamentale).

Or ce « plus ou moins » de la pression d’adhésion à une forme sociale donnée, a, nous en avons repassé en revue quelques grands moments, une histoire, c’est à l’histoire de toutes les sociétés, en tout lieu et à toute époque, qu’il renvoie. Quand Benjamin parle de la communauté « quelle qu’elle soit », il pense à l’Europe de son temps, avec ses communautés nationales appuyées et ses communautés religieuses diffuses — c’est-à-dire à des communautés qui, malgré leur force d’appel ou leur pesanteur, ont eu à faire l’expérience, en leur sein, de la puissance de l’écart et de l’évasion ou qui, en d’autres termes, ont été confrontées à la concurrence d’autres plans d’existence et d’autres volontés — la lutte des classes, avec la référence qui y est faite à un nous prolétarien excédant le cadre national, pouvant être ici le pendant social massif de l’ironie qui, elle, n’est confiée qu’aux individus. Mais dans tous les cas il s’agit de communautés déjà élargies et traversées par des forces centrifuges très actives — l’activité du fascisme pouvant être ramenée à la volonté de briser ces capacités de diversion et de divergence pour donner consistance à une unité fermée uniquement tendue vers son propre accomplissement — celui d’un nous absolu n’ayant plus affaire hors de lui qu’à des figures ennemies : il serait d’ailleurs d’un grand intérêt d’analyser le fonctionnement de la scène pronominale totalitaire, avec sa simplification hystérique — le je surdimensionné du chef relayé par le nous uniquement convergent de la masse, l’un désignant à l’autre la menace d’un eux que telle communauté jugée réfractaire ou différente ou tel peuple voisin incarnera, et l’on sait quel aura été pour ces communautés ou ces peuples le prix de cette incarnation forcée.

L’un des effets de cette incarnation forcée — ce n’est pas le plus terrible mais c’est peut-être celui dont le poids politique est le plus lourd — c’est que la communauté exclue est elle-même condamnée à résider dans l’espace sans sortie de sa propre identité réitérée. Moins la communauté de formation à laquelle on appartient est laissée tranquille, libre de ses mouvements et de ses interrogations et moins elle a de chances de pouvoir libérer en elle cette ironie dont parle Benjamin, c’est même le contraire qui se produit. C’est aussi à cet égard que tout ce qui a tendance à clouer une communauté « quelle qu’elle soit » dans une identité contrainte est liberticide par nature. Et ce qui est touché ici, et en son cœur, c’est bien sûr l’identité elle-même, l’identité dont il ne peut y avoir ministère que si l’on a décidé de la réduire et de la bloquer. Malgré sa ponctualité physique à chaque instant vérifiable, l’identité d’un sujet est mobile, c’est une construction, c’est un processus ininterrompu de liaisons et de contacts, c’est un devenir, une suite de côtoiements, de nostrations, un procès d’individuation inachevé auquel seule la mort met un terme. Que peut-il alors en être d’une identité collective, de l’identité de tout ce qui en nous se sent en droit de dire « nous » ? Cela tombe sous le sens : bien plus nettement encore que celle d’un sujet unique une telle identité est sans fin exposée à la puissance errante, conquerrante devrait-on pouvoir dire, des devenirs multiples qu’elle engage et qui se réunissent en elle — non parce qu’elle serait une autorité qui les entrave mais parce qu’elle est justement l’espace de leur déploiement.

Ce à quoi nous parvenons, dès lors, c’est à un nous extensible et ouvert qui se forme dans le temps en laissant librement agir tous les nous, toutes les nostrations que les vies rencontrent et peut-être abandonnent — c’est à la communauté sans nom de toutes ces vies croisées formant et déformant ce que Novalis avait visé quand il avait dit, dans l’une de ses intuitions géniales, que « nous vivons dans un roman colossal », et cela, ajoutait-il tout aussi génialement, « en grand et en petit [7] ». Mais ce roman que nous sommes et que nous vivons, il me semble, et c’est le moins que l’on puisse dire, qu’il n’a encore pas trouvé son éditeur. Tel est le drame du politique, et notre époque, qui brandit pourtant le « vivre ensemble » comme un slogan, en est l’actualité perpétuée.

Post-scriptum

Ce texte a fait l’objet d’une communication au banquet du livre et des générations de Lagrasse, le 7 août 2014.

Jean-Christophe Bailly est essayiste, poète et dramaturge. Ses derniers livres parus sont Le Parti pris des animaux, Seuil, 2013 ; La Phrase urbaine, Seuil, 2013.

Notes

[1Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 233.

[2Cet examen, c’est exactement celui dont nous avions pensé, Jean-Luc Nancy et moi, que la chute du communisme accélérerait l’urgence. Voir La Comparution, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991.

[3André Marcel d’Ans, Le Dit des vrais hommes, Paris, UGE 10/18, 1978.

[4Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973.

[5Cette structure en grappe, dont la multiplication des églises et des paroisses à l’époque de la conquête chrétienne présente la forme optimale, excède la sphère proprement religieuse, puisqu’on la voit se déployer également dans d’autres formes d’assemblement, et notamment dans les structures militantes des mouvements ouvriers.

[6Walter Benjamin, Sens unique, trad. Jean Lacoste, Maurice Nadeau, Paris, Payot & Rivages, 1978, dans le chapitre « Panorama impérial ».

[7Novalis, L’Encyclopédie, trad. Maurice de Gandillac, Paris, éd. de Minuit, 1966.