usagers, comme ils disent entretien avec Jean-Marc Weller

Vieilles habituées du monde associatif, mais sous l’angle, sinon parfaitement pacifique, du moins largement routinisé du financement de la charité (ou pour dire la même chose moins péjorativement, de la « délégation de service public »), les DDASS ont récemment vu surgir face à elles des groupes plus exigeants. En décembre 1998, les militants d’Act Up investissaient la DDASS de Paris pour protester contre les difficultés d’obtention croissantes de l’Allocation Adulte Handicapés (l’AAH), qu’elle gère en partie ; ils récidiveront quelques mois plus tard, pour exiger le maintien d’un lieu d’accueil pour usagers de drogues, menacé de fermeture sous la pression de riverains hostiles. En octobre 1999, les militants d’AC ! en occupaient une autre antenne, rue de Louvre — celle où siègent les Commissions départementales de l’aide sociale, chargées de radier les RMIstes rétifs à « l’insertion ». En janvier dernier, un collectif de chômeurs faisaient le siège de la DDASS de Mende pour dénoncer les coupures d’eau infligées à des ménages insolvables. On pourrait multiplier les exemples, et avancer une hypothèse : polyvalentes, donc surexposées, locales, donc accessibles, plus vulnérables que les ministères dont elles appliquent les circulaires, les DDASS sont en train de devenir un front politique pour leurs « usagers », qu’elles n’ont pas fini de découvrir.

En vérité, ces « usagers » — le terme est d’eux — sont de drôles d’oiseaux. Singuliers, d’abord, pour une bureaucratie qui n’a plus de guichets propres, et qui voit brutalement s’incarner les « populations » qu’elle n’administrait qu’à distance. Surprenants, plus largement, au regard de l’usager moyen des administrations ordinaires. Celles-ci connaissent la grogne individuelle au guichet, pas l’irruption physique d’usagers à plusieurs. Mais inédits, surtout, dans le vieux paysage de la protestation. Car ces usagers-là ne sont ni des révolutionnaires cherchant à s’emparer de (ou à détruire) l’État, ni des citoyens réclamant la transparence (et la performance) d’une bureaucratie que leurs impôts financent. La politique des usagers est une basse politique, sans grand soir ni parlement, qui se joue entre deux mythes moribonds d’avoir trop cru en l’État et de n’avoir pas su, plus prosaïquement, en pratiquer les méandres. Ce nouveau front est pourtant mieux qu’un front par défaut. On peut en effet y repérer au moins trois innovations majeures.

1. Une intelligence technique du pouvoir. Les usagers des administrations sanitaires et sociales ne se contentent pas de découvrir un continent invisible à ceux qui ne le pratiquent pas. Ils inventent ce faisant une nouvelle manière de voir, attentive aux détails, aux lieux, et aux forces du pouvoir réel. Ils ouvrent une épistémologie politique dont devront s’inspirer tous ceux qui veulent en finir avec les approximations en surplomb : ils démêlent l’écheveau des institutions, des organigrammes, et des responsabilités ; ils identifient des blocages et des points de rupture ; ils parlent et font parler- cartographes au ras du sol, physiciens en bleu de chauffe, exégètes simultanés. Voilà la science qu’il nous faut.

2. Un usage politique du corps. Les théoriciens du Spectacle devraient y regarder de plus près : la politique se joue encore — nos usagers le savent bien - dans des face-à-face et des corps-à-corps. Lorsque les autres ressources font défaut (la renommée, la richesse ou le nombre), on fait de la politique avec son corps : on force les portes, on s’installe, on fait du bruit — parfois en se trompant de bureau. Ces usagers-là inventent un art des situations fragiles, des rapports de forces incertains et des hésitations surmontées, où il faut, sans cesse, surpasser la peur (à commencer par celle d’être lâche), affronter la gêne (y compris celle de l’adversaire) et payer de sa personne. C’est mieux qu’une leçon de courage : c’est une tactique de pauvre qui oblige à des techniques de soi. « Nous mourrons de n’être pas assez ridicules », disaient les féministes.

3. La production d’une jurisprudence profane. Le droit sanitaire et social, longtemps, n’en a pas été un. Ni dans son esprit, puisque pensé comme un droit à contrepartie : pas d’AAH sans exhibition médicale de soi ; pas de revenu mimum sans « insertion », etc. Ni dans sa lettre, puisque consistant pour l’essentiel en l’interminable définition, par voie de circulaire (les DDASS en reçoivent plus de 600 par an), d’un ensemble de règles d’administration : comment convertir les individus en catégorie ? Selon quels barêmes ? En exigeant quelles preuves ? Nos usagers — ces « ayant-droit » — sont en train de bouleverser la donne. D’abord en transformant ce droit en droits : « l’AAH, parce que je le vaux bien », déclarait un tract d’Act Up distribué à l’Inspection générale des affaires sociales. Ensuite, et par là même, en venant heurter latéralement la chaîne verticale du droit bureaucratique : non seulement en rappelant les fonctionnaires à la loi qu’ils sont censés connaître, mais en les obligeant, parfois, à produire du droit. Contentieux hors tribunaux, jurisprudences sans juge. Ces usagers-là nouent un rapport immanent, pragmatique et profane aux lois dont ils dépendent. Généralisons : ces usagers-là proposent un rapport à la loi qui échappe à l’alternative étouffante de la transcendance et de la transgression.

C’est un peu hâtif, bien sûr. Et un peu léger au regard des problèmes épineux que nos usagers devront résoudre : comment accumuler une expertise forgée dans la bataille, après la bataille et malgré le départ des militants fatigués, ou morts, ou guéris ? Comment pérenniser les victoires, et faire que des jurisprudences locales, arrachées à l’énergie, s’instituent et vaillent partout, pour tous ? Comment faire irruption deux fois ? Il n’empêche : précisément parce qu’elle affronte des problèmes fondamentaux (transformer l’expérience en savoir, le singulier en général, le travail en capital, etc.), nous parions que cette politique d’usager est la politique qui vient. Les classes seront des classes d’usage du pouvoir ; l’art de gouverner, la gestion d’un contentieux proliférant ; les intellectuels, les technologues de ces usages et de leur gestion, etc.

D’où le recours (nous y voilà) à Jean-Marc Weller. Jean-Marc Weller est chercheur en science politique. Pour toutes les raisons qui précèdent, sa discipline — une science non-spéculative du pouvoir — nous intéresse, et l’objet qu’il y a creusé plus encore : contre les théories de l’État qui n’en proposent qu’une vue de loin, il a choisi d’examiner les pratiques concrètes de ses agents, dans le fil de leur travail quotidien et au ras des relations, parfois conflictuelles, qu’ils entretiennent avec leur public — ce qu’il nomme « l’État au guichet » [1]. Avec cet interlocuteur idéal pour comprendre la genèse et la généralisation, dans le vocabulaire administratif, de la notion d’« usager », nous partageons peut-être plus qu’un objet. Jean-Marc Weller, vous verrez, parle de « fictions administratives ». L’incongruité de la formule nous plaît.

« Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique. » (Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir », entretien avec Toni Negri, Futur Antérieur, n°1, printemps 1990)

Depuis quinze ans, dites-vous, tous les projets de réforme de l’État passent par le même motif : « placer l’usager au centre de l’administration ». D’où un trouble : « l’usager » serait donc, avant d’être une position revendiquée de notre côté du guichet, une invention d’État ?

En effet, il peut sembler exister ici une curieuse bizarrerie, mais il faut bien comprendre que l’usager devenu point de passage obligé de la modernisation de l’État procède de trois histoires un peu différentes. D’abord, le motif que vous évoquez a pour origine des entreprises publiques telles que la Poste ou France Télécom, c’est-à-dire des services publics au seuil de la concurrence dans les années 84-85. Ce même motif, vous le retrouvez aujourd’hui dans l’administration centrale, comme en a témoigné le récent projet de réforme avorté des impôts. Ce vaste mouvement, parti de la périphérie de l’État pour gagner progressivement son centre, succédait lui-même à un autre discours de la modernisation que fut celui de la décentralisation, et dont l’enjeu consistait à accroître le pouvoir du local et de la périphérie précisément. De tout cela, il résulte l’idée que les usagers sont désormais mieux informés et plus exigeants qu’autrefois. Peu importe si cela est vrai ou pas, on constate simplement que l’administration les construit comme tels. Ce qui entraîne la nécessité de les considérer avec une attention renouvelée, à moins de vouloir aggraver le divorce entre les citoyens et l’État. Placer l’usager « au centre » des préoccupations et des attentions, c’est donc réorganiser d’une certaine manière l’histoire même de l’intervention publique : « avant » le temps de l’administration aveugle et fermée sur l’extérieur, « aujourd’hui » le temps de l’administration responsable et plus ouverte.

La deuxième histoire est un peu différente et concerne l’évolution de la conception des droits sociaux. Ici, je ne parle pas de l’administration en général, mais des organismes de protection sociale que sont par exemple les caisses de Sécurité sociale. On y trouve l’idée que la conception traditionnelle des droits ne serait plus opératoire. En effet, aux populations qui constituaient les cibles privilégiées de l’État providence - familles nombreuses, adultes handicapés, jeunes ménages, femmes divorcées - se sont progressivement superposées des populations socialement hétérogènes et, par conséquent, plus difficilement repérables. C’est le cas, par exemple, des chômeurs longue durée ou des ménages surendettés. La diversité de leurs situations obère largement la capacité des pouvoirs publics à intervenir comme ils le faisaient, c’est-à-dire en imaginant une prestation adaptée à une « population-cible » définie à partir de quelques critères élémentaires du type : âge, situation familiale, revenu, etc. Pour cette raison, les modalités d’intervention de l’État social connaîtraient de profondes remises en cause. C’est en tout cas là une idée tout à fait majeure que vous retrouvez dans la littérature. Plutôt que de cerner les intéressés à partir de variables très abstraites, il s’agirait désormais d’appréhender de façon plus fine les situations réelles des personnes. Ce faisant, deux glissements importants sont opérés. D’abord, cette évolution conduit à substituer une logique de sélectivité à une logique d’universalité, selon laquelle la protection sociale doit bénéficier en priorité aux plus démunis. Le débat sur la fiscalisation des prestations familiales illustre parfaitement cette évolution où l’on a fait des allocations familiales, dont l’attribution reposait sur un principe d’universalité, des prestations dont l’octroi dépend désormais des ressources du ménage. Par ailleurs - autre glissement significatif - l’attribution des aides exclut toute automaticité : puisqu’elle dépend de chaque situation individuelle, elle dépend aussi de choses assez floues, variables selon les situations, comme le fait de s’impliquer activement dans sa réinsertion si je prends l’exemple du RMI. Moyennant quoi, placer l’usager « au centre » équivaudrait à la promesse d’une intervention publique mieux ajustée, plus proche de la situation des « vrais gens ».

Vous évoquiez trois histoires...

J’y viens. Car de telles évolutions sont aussi indissociables de profonds changements concernant l’organisation du travail des agents chargés d’étudier et d’attribuer ces droits. Et là j’en arrive à ma troisième histoire. Elle concerne l’organisation bureaucratique. Car, sous l’inspiration des techniques managériales, le travail administratif se trouve reformaté depuis la fin des années 80 dans les termes d’une plus grande proximité entre agents et usagers. Pour rapprocher les corps et les esprits des intéressés, des cloisons ont été abattues, des formations ont été dispensées, la polyvalence des tâches a progressivement remplacé la spécialisation par types de réglementation, des téléphones sont apparus sur les bureaux assurant la pénétration physique de l’usager dans l’enceinte de travail, la personnalisation des traitements a été instituée. Bref, la « basse administration » a fait l’objet de multiples reconfigurations qui entendent déplacer l’usager et le travail de l’agent dans les termes d’un management public fondé d’un côté sur l’engagement accru des personnes, la participation, la motivation et, de l’autre, sur l’idée d’une démocratie garantie par une plus grande satisfaction du public. À un modèle où le citoyen accède à l’État par l’expression électorale qui permet à ses représentants d’agir légitimement au nom du peuple, se superpose un modèle où l’accord suppose d’être sans cesse confirmé au moyen de sondages et d’enquêtes d’opinion. Ce constat est relativement ancien, mais il prend aujourd’hui une tournure beaucoup plus vive avec la référence omniprésente au « service ».

Faut-il y voir, pour paraphraser Luc Boltanski et Ève Chiapello, un « nouvel esprit bureaucratique », procédant désormais par subjectivation, comme le capitalisme qu’ils décrivent ?

Indéniablement, si vous entendez par là le fait que les agents sont désormais conduits à rencontrer directement l’usager, invités à être plus accueillants et plus ouverts, mêlant davantage des qualités privées et la vie au travail, soucieux de « s’humaniser » sans chercher à prescrire, mais bien à intéresser, réguler, piloter, à comprendre la globalité de la situation de l’intéressé et à traiter ses demandes depuis leur formulation jusqu’à leur aboutissement. Alors oui, incontestablement, ce dont parlent les auteurs à propos du management se retrouve ici, contribuant à modifier l’esprit d’État, traditionnellement si prompt à s’exprimer dans les termes du désintéressement et de l’intérêt général, gardien d’un service public qui n’était pas un service du public. Mais un tel diagnostic demeure partiel s’il en reste là. Car il y a un troisième personnage dont nous n’avons pas encore parlé, et qui s’avère pourtant essentiel dans le rapport entre bureaucrates et usagers, qui est l’ordinateur. Par son intermédiaire a été mis en oeuvre dans le courant des années 90 un processus d’automatisation du travail parfaitement impressionnant. Du reste, l’implantation de ces programmes informatiques est généralement particulièrement épique : souvenez-vous de Socrate avec la SNCF... Car l’appareil informatique assure désormais des opérations complexes de calcul, de consultation des textes ou de contrôle des données fournies par l’usager, propose un diagnostic des situations et déclenche automatiquement l’envoi de courriers... Il faut donc saisir les deux mouvements simultanément : subjectivation et personnalisation des traitements d’un côté, mécanisation et standardisation accrue de l’autre. Le modèle bureaucratique, dont vous contemplez ébahi la disparition d’un côté, n’a jamais été aussi rayonnant de l’autre. S’il résulte de tout cela quelque chose d’inédit, il demeure lié à ces deux facettes de la « modernisation », deux facettes dont dépendent précisément la définition et le statut de l’usager. À condition toutefois de considérer qu’une telle évolution n’est pas que gestionnaire, mais bien politique, et qu’elle est elle-même controversée...

Justement, dans quelle mesure l’évolution que vous retracez est-elle véritablement une remise en cause de l’action publique passée ? Comment ne pas y voir une ruse de la raison réformatrice, où l’on joue l’usager contre le fonctionnaire, une démagogie du « public » contre « l’inertie », la « lenteur », le conservatisme des agents et, surtout, de leurs représentants ?

Les récents mouvements de fonctionnaires vont dans le sens de votre propos... Si vous examinez les projets de réforme, ils consistaient effectivement à placer l’usager (le contribuable, l’élève, peu importe...) au « centre » de l’administration... Cette idée, difficilement contestable à première vue, permet d’opposer une administration rétive à la modernisation contre un projet « réaliste » de transformations présentées comme « nécessaires ». Dès lors, les organisations syndicales auront beau jeu d’insister sur le fait que leur opposition s’adresse moins à l’idée de changement qu’à l’impossibilité de pouvoir en débattre. Il serait pourtant fort utile de permettre de tels débats, car le statut qu’on prépare à l’usager n’est peut-être pas si enviable... La volonté d’assurer une personnalisation des traitements administratifs témoigne sans doute d’une recherche louable, mais cela peut également augmenter les incertitudes du travail, accroître les dilemmes, complexifier inutilement les pratiques des agents au risque de renforcer le poids de l’arbitraire dans les décisions. Ce risque est d’autant plus réel que l’automatisation des traitements n’est pas nécessairement congruente avec un tel schéma, et débouche inévitablement sur des tensions inédites que les agents, bon an mal an, doivent malgré tout régler, au prix d’une discrétionnarité accrue et de discriminations possibles. Ce qui ressemblait au départ à une innovation bienfaitrice deviendrait alors le signe rétrograde d’un dangereux retour en arrière... Pour simplifier, disons qu’il devient facile d’opposer deux modèles. Un premier qui proclame la nécessité d’un État plus proche des usagers, assurant une gestion plus personnalisée des situations et des besoins de chacun, mais qui oublierait la standardisation accrue du travail et l’automatisation des traitements et des procédures de contrôle ; un second qui défendrait la conception d’un « État providence » attribuant des prestations selon une logique égalitaire et impersonnelle, mais qui omettrait sa difficulté croissante à maintenir un exercice universel des droits. Le problème d’une telle opposition, c’est de ne jamais considérer le rapport entre agents et usagers tel qu’il est vraiment, dans l’exercice concret des pratiques.

Justement, faut-il entendre votre travail, et le titre de votre ouvrage L’État au guichet, comme une invitation à redécouvrir cette part de politique inscrite dans le travail administratif ?

C’est, en tout cas, un des objectifs. Face aux politiques de modernisation de l’État et des investissements dont les usagers semblent faire l’objet, il apparaissait important de saisir les pratiques de l’administration, d’apprécier ce que font concrètement les agents publics lorsqu’ils instruisent des dossiers, interprètent des textes réglementaires, rédigent des lettres, dépouillent des formulaires, utilisent des tampons, tapotent sur leur clavier, organisent l’intérieur de leurs armoires métalliques... Parce que les véritables champs de bataille sont là ! Du reste, les usagers savent bien, lorsqu’ils déposent une demande d’autorisation ou d’aide auprès d’une administration, que les épreuves rencontrées seront faites de « papiers » à délivrer, d’« attestations » à fournir, de controverses sur les manières d’interpréter les textes, de « responsables » à identifier, d’attentes aux guichets à supporter, de « contrôles » auxquels il faudra se soumettre... L’enjeu du livre a donc bien été de décrire le travail bureaucratique en action, tel qu’il s’accomplit vraiment. Il s’agissait de saisir, depuis les méandres du travail, l’entrelacs des questions politiques, techniques et morales que posent les évolutions de l’intervention publique dont la prétention était précisément de replacer l’usager « au centre ».

Une telle façon d’approcher le pouvoir bureaucratique n’avait-elle pas déjà été proposée ?

Certes, le pouvoir bureaucratique que vous évoquez a été abondamment décrit par la littérature. Je ne me risquerai pas à évoquer toutes les approches sur le sujet ! Mais disons que la polémique que j’évoque depuis tout à l’heure sur la place des usagers dans l’appareil administratif n’a de sens qu’en référence à un premier modèle selon lequel le fonctionnaire agit de manière neutre et impartiale, en référence à des principes qui ne doivent rien à ses propres jugements mais uniquement à des critères formels. Ce modèle wébérien de la bureaucratie, « grand pas dans le procès de civilisation », constitue une référence très efficace dès lors qu’il s’agit de dénoncer les errements et les dangers d’une personnalisation des traitements ou d’une contractualisation du rapport à l’usager. Le problème, c’est que ce modèle d’une bureaucratie froide et parfaitement rationnelle n’est pas si aisément vérifiable. Il ne s’agit pas ici de douter de l’importance politique de la « neutralité éthique » du fonctionnaire, mais enfin, nous avons tous eu affaire un jour à des guichetiers peu empressés à nous servir ou fort serviables, des travailleurs sociaux peu compréhensifs ou s’impliquant au-delà de ce que requiert formellement leur mission ! La « basse administration » n’est pas, dans ses pratiques, aussi homogène et rigoureuse que ne semblent le dire ses règlements. Les écarts avec le modèle wébérien ont même fait l’objet d’inventaires et d’innombrables descriptions. Je pense notamment au « phénomène bureaucratique » de Michel Crozier ou aux « institutions totales » décrites par Erving Goffman : la bureaucratie ne se résume plus à ses règles, ni aux prescriptions de ses dirigeants, mais repose aussi sur des stratégies, des calculs et autres jeux informels qui la déconstruisent et la reconstruisent sans cesse.

Naturellement, il est assez tentant de souligner les différences entre ces dernières descriptions et l’idéal-type wébérien : d’un côté le modèle formel et de l’autre modèle réel, ou encore d’un côté le modèle bureaucratique et de l’autre la critique du modèle bureaucratique... Le problème, c’est que cette dichotomie me paraît très factice. Elle l’est, me semble t-il, parce que ce que décrivent ces analyses s’inscrit moins en rupture qu’en continuité avec le modèle qu’elles discutent. En effet, si le respect des règles n’est pas un constat intangible dès lors qu’on regarde les agents travailler, l’idée même de neutralité ou du règne de la loi n’en existent pas moins, en tant que fictions. Ils demeurent des référents incontournables du pouvoir bureaucratique, une sorte d’horizon d’intelligibilité depuis lequel le réel se constitue, est mesuré et apprécié. Or ceci ne se fait pas tout seul. Il aura fallu inventer des dispositifs assurant leur présence réelle, quoique fictionnelle, dans l’action. Ainsi, demandez-moi de vous montrer le principe d’égalité de traitement, et je vous décrirai la lente et progressive constitution d’un corps de professionnels, les procédures de recrutement des fonctionnaires, les règles de disqualification systématique de la parole, l’architecture des guichets, l’invention des hygiaphones, la conception des formulaires, les modes de classements des dossiers, etc. Sans ces technologies, le principe d’égalité s’envole dans le ciel pur de la métaphysique comme un ballon de baudruche : il finit par disparaître, devenir irréel, purement artificiel. Avec elles, il s’ancre dans le détails des pratiques et des raisonnements et devient parfaitement réel, en tant que fiction. L’angle d’approche de « l’État au guichet » a bien été celui-ci. Il s’est agi de proposer une exploration systématique de la « basse administration » depuis les technologies qui s’y déploient et proposent des manières inédites d’articuler de nouvelles fictions politiques, comme l’idée d’une proximité retrouvée entre agents et usagers, et des régimes de pratiques. S’intéresser aux guichets, pas au guichetiers... C’est en cela que la démarche est inédite : elle ne s’intéresse ni à la culture des « gens de bureau », ni aux « représentations » des employés, ni à la vie de ces petits bureaucrates pour vous parler de leurs intérêts ou de leurs turpitudes... Non, il s’agit d’apprécier ce que font les bureaux... Se demander ce qu’ils produisent pour apprécier leur capacité, ou leur incapacité, à faire de cette place « centrale » dévolue aux usagers une fiction, et non pas un mensonge.

Dans quelles mesure cette analyse fait-elle de « l’État au guichet » l’esquisse d’un nouveau front politique ? En d’autres termes, comment les usagers s’emparent-ils, s’ils s’en emparent, de la position « centrale » que l’État leur a aménagée ?

Cette analyse insiste sur le fait qu’en soi, les usagers n’existent pas. Ou plutôt, que leur existence procède d’une fabrication, et que cette fabrication est politique. C’est là il me semble une manière de prolonger le travail de Michel Foucault pour qui la bureaucratie ne renvoyait ni à un pur problème de rationalité, au sens où Weber l’entendait, ni à une stricte affaire de pratiques, mais bien à une façon d’articuler des rapports de pouvoir et un régime de connaissance depuis des façons de penser et d’agir inscrits dans des technologies mettant en rapport des corps, des murs, des papiers, des raisonnements, des statistiques, des lois... Le réel, puisqu’il s’agit bien de cela, n’est pas dissociable de ces agencements. Et les formes de mobilisation des usagers non plus... Dans le modèle bureaucratique classique, le public se compose avant tout d’administrés, sorte de collectif anonyme et informe dont la caractérisation est son ignorance des choses de l’administration et de l’intérêt général qui l’inspire. Ce qui ne veut pas dire que ces administrés en question se contentent de cette définition, mais qu’ils surgissent plutôt à l’extérieur du dispositif, à chaque bout de la chaîne de traitement : en amont, au travers de groupes d’intérêts rassemblés autour de problèmes à résoudre, et dont l’intervention s’adresse directement au législateur pour influer la fabrication même des lois ; en aval, sous une forme strictement individuelle d’usagers mécontents. Ces deux manières de « prendre la parole », le lobby et la grogne des usagers, sont indissociables du dispositif bureaucratique en place et de l’arène publique qu’il autorise, des débats qu’il y est possible d’aborder, de comment y accéder, de qui peut y participer. Or précisément, les reconfigurations que nous évoquons depuis le début de cet interview changent un peu les choses. Du point de vue de l’administration d’abord, parce que l’usager placé au « centre » ne peut plus être considéré comme le simple destinataire d’une intervention : il en devient également le « coproducteur ». Ce terme, emprunté à la littérature des services, désigne le fait que par ses informations, ses questions, ses plaintes ou ses confirmations, l’usager contribue à produire la décision avec l’agent. Il en serait un acteur à part entière, un peu comme quand vous vous rendez chez votre coiffeur et que vos recommandations vont guider ses gestes, corriger ses interprétations, affiner indéniablement la prestation. Dans ce cas, vous comprenez aussi que l’introduction physique de l’usager dans les lieux de production est censé améliorer l’ajustement de l’agent aux situations du public. Reste que cette reconnaissance du statut de « coproducteur » n’a pas grand-chose à voir avec un accroissement de démocratie. Bien au contraire, elle risque fort de disqualifier le public en le plaçant sur la scène technique de la production dont il n’a pas la maîtrise (quoi répondre à votre coiffeur, s’il vous explique que vos cheveux sont trop secs et qu’une décoloration est impossible... ?). De fait, l’intégration gestionnaire concerne moins les usagers que leurs usages. Elle nous fait oublier que d’autres dispositifs de prise de parole ont pourtant été inventés. Ainsi, le principe d’une gestion des institutions « par les intéressés » est un principe qui fonde le caractère paritaire du mode de gouvernement d’un service public comme la Sécurité sociale, mais s’appuie ici sur une tout autre construction de l’usager : un usager politique, représenté par des partenaires sociaux élus. C’est là une construction originale inventée aux lendemains de la guerre, reposant sur un dispositif électoral largement disqualifié depuis, mais dont la portée mérite sûrement plus d’attention qu’on ne le pense.

L’État au guichet n’en demeure pas moins un lieu politique à investir. Votre question sur la façon dont les usagers s’emparent effectivement d’un tel lieu me paraît essentielle. Peut-être y a t-il intérêt à souligner encore une fois que le guichet n’est plus exactement ce qu’il était. Il faut désormais le considérer comme un lieu d’arbitrage et de négociation de la règle que seules, classiquement, exerçaient les commissions de recours. Ce qui signifie en clair qu’il devient un lieu de production du droit, et pas simplement une scène technique, bras neutre et fidèle du législateur. Or une telle production est rarement pensée, ce qui n’est pas sans conséquence. Pour les agents d’abord, conduits à bricoler sans disposer vraiment de quoi agréger et publiciser leurs expériences. Jamais la violence, qui est au principe de tout travail, ne m’est apparue si palpable que dans ces errances, ces doutes du guichetier par rapport à la décision qu’il prend... Et pour les usagers aussi, susceptibles de rencontrer de fortes différences de traitements. Or, à propos de la constitution d’une jurisprudence et d’une réflexion sur le droit, les usagers ont sûrement quelque chose à dire et à faire. Je pense à des expériences originales comme l’observatoire du Pacs ou le travail d’associations comme Droits Devant !! collectant les épreuves du droit et s’efforçant d’imposer une jurisprudence au nom d’usagers devenus experts. Dans ces collectifs et cette parole publique qui se fabriquent, le guichet apparaît comme une scène incontournable, un lieu à investir.

Notes

[1Jean-Marc Weller, L’État au guichet, Paris, Desclée de Bouwer, 1999.