Vacarme 70 / cahier

Oscar Micheaux, génie ou pionnier oublié entretien avec David Schwartz

Oscar Micheaux, génie ou pionnier oublié

La rétrospective de cinq films d’Oscar Micheaux (1884-1951) au FID Marseille m’a fait l’effet d’une découverte bouleversante et euphorique. Elle ouvre d’abord une perspective extrêmement mal connue de l’histoire du cinéma afro-américain. En même temps, chacun de ces cinq films m’a fait l’impression d’un éclat précieux — éclat de voix, éclat de rire, éclat de diamant, balayé par l’histoire. Dans les salles, au cinéma les Variétés sur la Canebière ou dans la petite chapelle de la Charité, j’ai cru sentir que le public, noir et blanc, d’abord clairsemé puis assidu, était saisi. Je garde des images singulières de chacun des films que j’ai vus, traversés par les amours tendres et illicites de couples en butte à la ségrégation. Au-delà des symboles, on voit des corps, des peaux mêmes, vivantes. Je retiens des scènes inattendues, elles décrivent le quotidien de femmes du peuple, afro-américaines : une femme devant sa table à repasser, une jeune fille perdue dans la métropole choisissant un oignon grillé auprès d’un vendeur de rue qui la malmène. Le réalisme se mêle dans chaque séquence au lyrisme avec une énergie que semble justifier l’urgence, double sans doute : de représenter à l’écran ce réel et d’en jouer pour s’approprier les modes de production des images. Il m’a semblé prendre en plein cœur cette double exigence et en ressentir l’urgence immédiate, toujours aussi nécessaire, presque un siècle plus tard. Il m’est d’ailleurs apparu que le réalisateur Oscar Micheaux était parvenu à me donner à moi, spectatrice, le sentiment de l’impérieuse nécessité qu’il y avait eu à créer ces images et qu’il y avait aujourd’hui à les regarder. Surprenants, saugrenus, déboussolants, ces films bousculent nos représentations, tant de la communauté noire de l’époque que de l’industrie du cinéma américain à la façon d’un document négligé dont on s’étonne, par un effet propre à l’histoire des minorités, qu’une telle incongruité ait jamais pu être produite et dès lors, plus invraisemblable encore, qu’elle ait pu tomber dans l’oubli. Vacarme avait publié un entretien en 2004 avec l’enfant terrible génial et fondateur du cinéma afro-américain des années 70, Melvin Van Peebles. Il clamait « Notre communauté a subi un gigantesque lavage de cerveau, et tout ce qu’elle connaît du cinéma reste la couleur blanche. Nous devons commencer là. La révolution se situe sur ce terrain... » [1]. Il avait doublement raison. Un cinéma afro-américain avait existé qui avait simplement été effacé de la conscience collective. Certains critiques ont raillé sans concession les qualités de la production des films d’Oscar Micheaux, et pourtant il m’a semblé que ces modalités visibles sont la raison même de cette œuvre et de la délectation enfantine avec laquelle je l’ai vue pour la première fois. Bayer L. Mack, fameux producteur de rap américain, a sorti cet été, un documentaire The Czar of Black Hollywood, destiné aux jeunes, pour tourner l’oublié en héros. Pire cinéaste de tous les temps, génie qui s’ignore ou pionnier oublié, Oscar Micheaux aura divisé de l’aube du cinéma à nos jours. [L.V.]

Il y a vingt ans, vous aviez contribué à la rétrospective de l’œuvre d’Oscar Micheaux au Museum of the Moving Image de New York, vous présentez cette année son travail à Marseille. Sans une introduction, ces films sont assez déconcertants. Comment les race films sont ils nés ?

Dès les années 1920, en réaction peut-être au film à succès, techniquement impressionnant et particulièrement raciste, de D.W. Griffith Naissance d’une nation, un autre cinéma s’invente : des centaines de films dits race films, sont produits pour un public afro-américain. Les leaders noirs et le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) avaient immédiatement réagi au brûlot de Griffith qui encensait le Ku Klux Klan et reléguait les personnages noirs à des rôles subalternes, tous corrompus et criminels. Ils appellent donc de leurs vœux un cinéma qu’on dirait aujourd’hui « alternatif ». En dépit de la controverse, le film de Griffith a rempli les salles, dont le nombre a explosé en conséquence. En ces temps de ségrégation, des salles de théâtre puis de cinéma ouvrent alors, réservées à un public noir, en particulier dans les métropoles comme Chicago ou Philadelphie, mais aussi dans les petites villes rurales du Sud. Des producteurs et réalisateurs, blancs ou noirs, saisissent cette aubaine et lancent l’industrie des race films. C’est la naissance du premier cinéma indépendant. On comptera environ cinq cent films dont à peine cent sont aujourd’hui conservés. Oscar Micheaux en a, à lui seul, réalisé une quarantaine entre 1919 et 1940.

Qu’est-ce qui met un terme à la production de ces films ?

Paradoxalement, la fin de la ségrégation, en 1948, signe aussi la fin des race films. Les salles réservées aux Noirs ferment et les Afro-américains disparaissent des écrans de cinéma américains. Le public qui adorait se voir à l’écran est marri. Hollywood n’aura jamais su quoi faire d’un acteur aussi talentueux et réputé que Paul Robeson, malgré sa carrière au théâtre à Broadway et ses débuts au cinéma en Angleterre. On peut en conclure que en l’absence de Micheaux, il n’aurait pas fait de cinéma aux États-Unis. Après la disparition des race films, quelques cinéastes blancs et libéraux font des portraits édifiants de personnages noirs soumis et consentants — des « gentils » : Sydney Poitiers dans le fameux Devine qui vient dîner ce soir ? (1967) ou Harry Bellafonte… Mais pour la vraie révolution, il faut attendre la fin des années 1960 : les films de Melvyn Van Peeble ou ceux de Gordon Parks, premier réalisateur noir à Hollywood en 1969 avec The Learning Tree, qui inaugurent ce qu’on appelle la Blaxploitation, puis ensuite, Spike Lee dans les années 1980.

Comment, à l’aube du cinéma et en pleine ségrégation, un Noir pauvre et fils d’esclave devient-il réalisateur ?

Écrire a été la première obsession d’Oscar Micheaux. Sa femme venait de le quitter, après une fausse couche, et elle avait embarqué toutes ses économies. Il a alors éprouvé la nécessité de raconter son histoire, et a publié plusieurs récits autobiographiques : fils d’esclave, né à Metropolis dans l’Illinois, il avait immigré avec ses parents dans le Kentucky. Sommairement éduqué, il avait travaillé à Chicago où il était devenu un moment « Pullman » porteur, frôlant ainsi les élites élégantes et légères — un métier qu’on estimait stable et privilégié pour un Afro-Américain. Il avait alors fait le choix singulier d’acheter du terrain dans le Sud pour s’établir comme propriétaire. L’un de ses récits, paru en 1919, The Homesteader, fut remarqué par George et Noble Johnson, de la Lincoln Motion Picture Company, une société de réalisation et de production exclusivement formée d’Afro-Américains. Micheaux, intéressé par la proposition d’une adaptation cinématographique la refusa néanmoins, et décida de fonder sa propre structure.

Oscar Micheaux ne craint ni d’offenser, ni de séduire : ses films sont spectaculaires et mélodramatiques.

Oscar Micheaux est-il un original ou est-il typique des réalisateurs de race films ?

C’est de loin le plus ambitieux des réalisateurs de race films, le plus prolifique aussi : il a pu faire jusqu’à quatre films en une année. Mais il est probablement une anomalie. Les race films, d’abord nés comme des films à messages, ont rapidement évolué pour explorer tous les genres. Destinés dans un premier temps à « éduquer », moralisateurs, sérieux et résolus à lutter contre les représentations racistes — comme par exemple The Realization of a Negro’s Ambition réalisé en 1916 par les frères Johnson — ils s’emparent de la grammaire d’Hollywood et de celle du divertissement. Des acteurs noirs incarnent dès lors toutes sortes de récits dont les décors sont plantés au cœur de la communauté afro-américaine pour permettre au public de se reconnaître à l’écran. Oscar Micheaux, lui, ne craint ni d’offenser, ni de séduire : ses films sont spectaculaires et mélodramatiques, il multiplie les scènes dansées et chantées, crée des films souvent plus explicites et sexy que ceux d’Hollywood où la censure veille, mais il continue d’aborder aussi les sujets sérieux, en particulier celui des relations interraciales. La censure s’exerce bien de temps à autre, mais moins pour des questions de mœurs en général que pour des questions strictement raciales. Dans les films de Micheaux, il y a par exemple ce motif récurrent d’un homme qui tombe amoureux d’une femme qu’il croit blanche. Quand bien même le film révèlerait plus tard que cette femme est en partie noire, comme son prétendant, et que les deux protagonistes peuvent ainsi vivre leur amour au grand jour, se marier sans enfreindre la loi, les scènes où les deux amoureux se tenaient la main étaient malgré tout coupées par la censure.

The Exile
affiche du film d’Oscar Micheaux (1931).

Le traitement de la question raciale m’a ébahie en effet. Elle y est traitée avec un langage et une mise en scène directs, presque crus. Des raccourcis ou des ellipses, des coupes inattendues accentuent la brutalité du propos. Et puis j’ai été très troublée par la façon dont il joue sans cesse de la couleur de peau de ses acteurs et de ses personnages. Si Griffith faisait jouer les Noirs par des Blancs, à grand renfort de cirage, Micheaux couvre ses acteurs de couches de blanc ! En voyant Body and Soul je me suis demandée pourquoi tel personnage était de telle couleur et parfois même de quelle couleur ils étaient censés être : pourquoi certaines femmes deviennent très blanches d’autres un peu seulement, avec le reste du corps en général et les mains en particulier qui trahissaient la couleur de la peau des acteurs. Je n’ai vu que plus tard The Exile où, comme dans d’autres de ses films, les cartons nomment les personnages et les définissent par leur couleur, justifiant les tonalités de blanc appliquées. Ce sont ainsi des mulâtres, des Blancs, des Noirs, ou même « un fakir indien sournois ». Et puis les films de Micheaux s’inventent comme cinéma pauvre, populaire, efficace. Les questions raciales, sexuelles, celles liées aux rapports de domination sont très explicitement abordées. La narration précise toujours les enjeux raciaux en amour comme en affaires. Est-ce spécifique aux race films ?

La question de la couleur de peau avec toutes ses variations traverse tout particulièrement le cinéma de Micheaux. Parmi ses personnages, les méprises, les quiproquos et les dissimulations de Blancs qui se révèlent Noirs reviennent assez souvent : il fait dans plusieurs films le portrait d’un mécréant qu’il présente comme un lâche, prêt à profiter de sa peau claire, et met aussi en scène un personnage de femme aimée dont la peau blanche interdit d’imaginer qu’elle puisse aimer en retour. Certes, les acteurs noirs maquillés en blanc étaient un classique du genre. Puis on retrouve aussi les Blackfaces, ces personnages de Minstrels joués par des blancs ou des afro-américains, et communs depuis longtemps dans les vaudevilles, le visage couvert de cirage noir. Mais, avec Micheaux, cela tient de la fascination et son désir de mettre à l’écran son histoire l’oblige à des structures narratives plus complexes.

The Exile
Film d’Oscar Micheaux (1931).

The Exile, son premier film parlant, et The Homesteader sont en effet des récits tirés de ses romans. Il y décrit une réalité très quotidienne, quitte à la mêler allègrement aux rêves, au drame et au vaudeville. Il avait d’ailleurs été lui-même très amoureux d’une femme blanche, qu’il n’avait jamais même osé courtiser, pas au point en tout cas de la demander en mariage, choisissant finalement d’épouser le parti socialement acceptable de la fille afro-américaine d’un prêcheur de Chicago. Les femmes blanches, noires, mulâtres, jeunes ou vieilles, d’ailleurs souvent centrales dans ses films, y sont précisément décrites, qu’elle repassent, badinent entre elles ou élaborent des stratégies d’enrichissement. Malgré la simplicité des dispositifs narratifs, scènes après scènes, les personnages féminins sont pris dans des contradictions, contraints à faire des choix. Il en résulte un tableau psychologique assez fin de personnages de femmes à la fois fortes et dominées. Ces portraits ont une qualité documentaire indéniable.

Oscar Micheaux ne s’interdit ni les critiques, ni les portraits sombres de personnages qu’il veut retors ou abjects, de pétroleuses qu’il décrit comme arrivistes et désirables, d’escrocs grands ou petits, en même temps que de mères fortes, combatives et aveuglées par leurs idéaux puritains. Même s’il a recours aux stéréotypes et aux clichés, ceux-ci semblent emportés par un élan descriptif cinglant. Comment ses films ont ils été reçus par les leaders afro-américains de l’époque ?

Oscar Micheaux était une figure controversée et un provocateur. À la sortie de ses films, la presse bruissait de débats et contestations. Il n’en pâtissait pas commercialement. Peut-être même cela jouait-il à son avantage ; mais comme Spike Lee cinquante ans plus tard lors de la sortie de Do the Right Thing, il était critiqué pour l’ambiguïté ou la trivialité de ses portraits par l’intelligentsia afro-américaine. Par ailleurs, les écrivains du mouvement Harlem Renaissance négligeaient probablement celui qui n’était jamais qu’un cinéaste d’origine pauvre — pire : un cinéaste qui faisait du divertissement populaire. Micheaux, entrepreneur ou cinéaste ? Que retiendra-t-on finalement de son héritage ? Les critiques étaient à l’époque, assassines. Ses films sont frustes, les dialogues souvent guindés, le jeu médiocre et stéréotypé, et les effets de montage grossiers. Micheaux était un cinéaste dédié à son public. À peine ses films dans la boîte, il était sur la route, sillonnant l’Amérique, apportant lui-même les bobines d’une salle de quartier à l’autre.

Sans être « militant », il était indéniablement en colère. Il avait des idées tranchées et singulières qu’il cherchait à faire partager : les Noirs américains devaient se battre, moins contre les Blancs que pour eux-mêmes. Il prônait par exemple l’achat de terrain comme un des moyens d’émancipation. Il était aussi habité par un feu — du récit tant que de l’intégrité. Il se méfiait de l’influence de l’Église et fait ainsi incarner par Paul Robeson un personnage de prêcheur adulé mais manipulateur, corrompu et violent, dans le film muet Body and Soul (1927). La pièce dont ce film est tirée avait été écrite par des Blancs pour un public noir. Il la débarrasse de son exotisme, la déplace, la redresse : il est l’un d’entre eux, il a un beau-père pasteur, il décrit ce qu’il connaît. Il parlait de vision rapprochée (« up close vision »). Il comparait ses films à un miroir. Il est question de lui, et lui, clame-t-il, peut donc tenir le miroir « à bout portant », au plus près de l’expérience d’un Afro-américain.

Le film Body and Soul est incroyablement brutal. Il y est question de viol.

Oui. Ce sujet n’est évidemment pas commun dans le cinéma de l’époque. Oscar Micheaux, dans ce cas précis, est surtout critique du rôle des prêtres, il dénonce le pouvoir politique, financier et sexuel des prêtres dans la communauté. Il s’inspire aussi de personnages qu’il détestait comme son ex-beau-père. De façon plus générale, c’est moins au cinéma qu’au théâtre qu’il emprunte certaines de ces situations. Il s’inspire ainsi de pièces contemporaines comme L’Empereur Jones d’Eugène O’Neill ou Roseanne de Nan Bagby Stephen, une pièce jouée à Greenwich village par des Blancs « blackface ».

Comment Micheaux a-t-il pu faire autant de films, pendant si longtemps ? Il fut apparemment le seul des cinéastes de race films qui ait réalisé autant de films parlants…

Micheaux était régulièrement au bord de la faillite — et ce de plus en plus au fur et à mesure que sa carrière a progressé et qu’il est passé du muet au parlant, mais il paradait tout de même en voiture avec chauffeur. Pour financer ses films il lui arrivait de débarquer chez un propriétaire de salle et de repartir avec assez d’argent pour louer du matériel et tourner à Chicago des scènes avec les moyens du bord. Il avait recours aux artistes de son entourage qu’il faisait jouer, chanter ou danser gratuitement : c’était pour eux une façon de faire connaître leur numéro. Il était un entrepreneur à l’américaine ! Il excellait dans la promotion de son image — il avait ajouté un « e » à son nom Michaux, pour lui donner un peu de je-ne-sais-quoi. C’était presque un vendeur au porte à porte — de qualité hors pair !

Dans les années 1930, Micheaux fait des films à une telle vitesse qu’on l’imagine fuyant devant ses créanciers, ce qui n’est pas faux. Il écourtait les temps de préparation et s’en tenait à une seule prise. Pour changer de décor, il déplaçait les tableaux pendus au mur. De toute évidence, il ne devait pas y avoir de script sur le plateau puisque les questions de continuité sont systématiquement négligées : sur une table au beau milieu du plan, les objets apparaissent et disparaissent.

Il est mort en 1951 après avoir fait un film de trois heures. Premier race film sorti dans les salles commerciales à New York, il fit un four. Les critiques furent abominables. Le film était « profondément ennuyeux et de mauvais goût ». Ce film est perdu et le scénario, qui dort quelque part dans une bibliothèque, semble être un fourre-tout des thèmes chers à Micheaux — le mariage interracial, la propriété terrienne du South Dakota, les milieux interlopes de Chicago pour s’achever sur la mort du père jaloux assassiné par sa fille vengeresse. Son titre Betrayal (trahison) en dit long sur la façon dont Micheaux envisageait ses propres échecs et limites.

La plupart des race films ont disparu dans ces années là. Sans marché, ils ont simplement été négligés, abandonnés, oubliés. Il faut attendre les années 1970 pour qu’ils soient redécouverts. Les archives filmiques ont alors commencé à les collectionner et quelques critiques et historiens du cinéma s’en sont emparés, comme l’excellente critique Jane Gaines [2]. À la fin des années 1980, Oscar Micheaux était honoré par la Directors Guild of America et une étoile était ajoutée au Wall of Fame sur Hollywood Boulevard. Patrick McGuilligan, biographe de Alfred Hitchcock, George Cukor et Fritz Lang lui a consacré un texte qui fait maintenant référence : Oscar Micheaux, the Great and Only : The Life of America’s First Black Filmmaker… mais qui date de 2007 !

Cette reconnaissance tardive est pourtant ambiguë : un article de 1980 intitulé « Bad movies » disait d’Oscar Micheaux qu’il avait « produit la mesure objective du mauvais film » avant de conclure : « Si Oscar Micheaux avait été conscient de ce qu’il créait comme artiste, il eut été le plus grand génie que le cinéma ait produit »…

Même son biographe, pourtant conquis par le personnage, met en garde contre la tentation de rallier Micheaux à une modernité avant-gardiste. Il démystifie la légende selon laquelle les bouts de ficelles de Micheaux auraient été volontaires : « Lorsqu’il en avait les moyens, écrit-il, il bossait dur et multipliait les prises et les visionnages. »

Body and Soul
Oscar Micheaux (1927)
Body and Soul
Oscar Micheaux (1927)

Il faudrait donc créditer le comptable pour ces prises de libertés ! Pour autant, ne peut-on rattacher, vu d’aujourd’hui, le travail de Micheaux aux expérimentations d’avant-garde ?

Micheaux avait une façon unique de monter. La structure narrative était en général incroyablement alambiquée. Il avait en particulier recours aux flash-back et aux scènes de rêve à l’intérieur des flash-back. Dans Body and Soul, par exemple, des coupes inattendues lui permettent de rendre compte de la lente prise de conscience de la mère de la violence que le prêtre qu’elle révère a fait subir à sa fille.

Outre la scène extravagante filmée en champ-contre-champ du prêcheur aviné et des paroissiens serrés sur les bancs qui entrent en transe, sautant bizarrement à leur place, avec des chapeaux à volants et à plumes, il a cette façon assez dramatique de mettre en exergue certain gestes, une main tendue ou un doigt vengeur.

Ses films ont été qualifiés de kitsch ! Il a aussi une façon déroutante de plaquer un plan fixe, apparemment totalement déplacé, en général d’un homme à table, regardant dans le vide, entre deux plans de dialogues.

Une illustration du propos d’un protagoniste ? une représentation de son imaginaire ?

Oui c’est cela. Ce n’est pas toujours clair. On a pu reconnaître là une façon singulière de décrire les états intérieurs de ses personnages. Il joue aussi des plans subjectifs avec bonheur ou maladresse ! On peut penser qu’il ne jetait rien : d’où les coupes absurdes, les répétitions curieuses, les fins de plan longuettes ou les bouts de pellicule inexpliqués. Abandonnés dans des scènes exagérément allongées, les acteurs adoptent des poses improbables, fixent un point aléatoire dans l’espace ou s’oublient les yeux perdus dans le lointain. Mais cela donne à ses films un rythme et une forme qui évoquent un temps infiniment distendu, le temps du réel ou celui des rêves, celui d’une conscience intérieure ou de l’inconscient. Les décors sont parfois réalistes mais le plus souvent improvisés, frustes et visiblement invraisemblables. Il y a donc là une forme de minimalisme chère au cinéma dit d’avant-garde ou expérimentation. Cela a pu faire dire que Micheaux déployait cet art consommé du degré zéro de la mise en scène prôné par Andy Warhol. Et puis, certains grands cinéastes font la démonstration de leur art et de leur maitrise ; avec Micheaux, nous sommes invités à voir les ficelles et à accepter ses essais, ses ratages et ses élans, improbables et saisissants.

Post-scriptum

David Schwartz est conservateur au Museum of the Moving Image de New York.

Notes