Vacarme 70 / cahier

Sabotage littéraire. 1 Lecture intéressée

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Où l’on commence à aborder la lecture intéressée et ses ravages tout en constatant qu’il est plus facile à une gaie de parler le catho qu’à un catho de comprendre quelque chose aux gai.es.

Tremblez !

Qu’ils prétendent s’épouser en de saintes et légales noces, qu’ils réclament le droit d’adopter nos enfants, voire de concevoir eux-mêmes le fruit de leurs stériles unions, vous le saviez déjà et le dénoncez suffisamment. Un mal plus terrible vous guette. D’autant plus dangereux qu’il est insidieux, invisible presque. Que dis-je, vous guette ? Vous a déjà frappé, à votre insu, depuis des siècles, des millénaires même : ils lisent. Ils lisent, et pas seulement de ces livres écrits exprès pour eux et leurs semblables, de ces ouvrages sulfureux que l’on parque en des éditions bien signalées et des librairies prévues à cet effet. Non pas seulement, non plus, ces livres visqueux et sales, écrits par leurs semblables, qu’ils se refilent, de moins en moins sous le manteau, pendant qu’avec prudence vous les bannissez des rayons de vos bibliothèques et des programmes des Écoles catholiques : Proust, Gide, Platon, la dénommée Sapho etc. On connaît les noms, on a fiché les auteurs, on sait les éviter.

Le cas est plus grave. Ils lisent n’importe quel livre. Ils lisent des livres qui sont, si je puis dire, comme vous et moi. Les mêmes livres que tout le monde... Celui-là même que vous venez d’offrir à vos enfants pour enrichir leur connaissance du patrimoine littéraire de la France, ils le lisent aussi. Ces contes qu’on vous lisait, juste avant la prière du soir, on leur a lus aussi. Ces récits du grand siècle ou du nôtre que vous aimez à reprendre parfois — aux intrigues passionnantes se mêlent des considérations morales bien senties — rien n’empêche qu’ils y attardent leurs yeux tout poisseux de débauche.

N’allez pas croire que ces beaux livres puissent rester immaculés, après qu’ils les ont lus. Ils ont déjà souillé le sacrement du mariage ; perverti, peut-être à tout jamais, le sens sacré du mot « famille ». Ils veulent mettre leurs pattes perverses sur les innocents orphelins qu’ils entendent adopter. Et vous auriez la naïveté de croire qu’ils lisent comme tout le monde ? Sans rien salir ?

Je viens sonner l’alerte. Il est grand temps d’examiner non pas ce qu’ils lisent — le drame est bien qu’ils peuvent lire n’importe quoi — mais comment ils le lisent.

Car ces pervers prétendument joyeux, gais comme ils disent — comme s’il était d’autre joie que celle du Christ Sauveur, ont l’audace de lire, excusez-moi de vous le dire, à peu près comme vous, parfois, vous lisez. Comme vous, ils cherchent à penser à autre chose, à se distraire en somme. Mais d’autres fois aussi, ils ont envie de se reconnaître et prennent le texte (ou le film, ou la pièce de théâtre ou l’opéra — le genre, en l’espèce, importe peu) comme un miroir où ils pourraient se retrouver. Ne dites pas que vous ne voyez pas de quoi je parle ! Qui depuis des siècles a découvert, on ne sait trop comment, des vérités chrétiennes dans les textes profanes et païens ? Qui a vu en Ulysse attaché à sa croix l’image du Christ sacrifié ? Qui a dit que la quatrième Bucolique de Virgile annonçait la naissance du Messie ? Non pas que je vous reproche ces lectures où vous vous impliquez, vous intéressez au point de vous chercher là où vous n’êtes pas forcément… Il est bien naturel de chercher dans des représentations artistiques l’image de ce que l’on est ou le reflet de sa foi. Et ils ont beau, ces gais, être contre nature, il leur arrive, cependant, de céder à des inclinations naturelles : eux aussi se cherchent là où ils ne semblent pas représentés. Et à force de se chercher, il arrive qu’ils se trouvent. Pire : habitués qu’ils sont à la clandestinité et au secret, accoutumés à lire des textes qui ne parlent pas d’eux, on peut même gager qu’ils ont développé un talent certain pour déceler entre les lignes ce qui s’y trouve à peine dit, voire pour transformer en un récit pervers le plus innocent des romans d’amour. Ils ont même inventé, il y a peu, de nommer « lecture intéressée » leurs infâmes détournements [1].

Consciente toutefois de la difficulté que vous trouvez à concevoir concrètement l’action d’un lecteur gai sur un texte donné, j’ai voulu mettre au service de votre Cause mon humble compétence de spécialiste des lettres et vous montrer plus en détail comment l’un.e de ces individu.es peut considérer et souiller le plus innocent des textes.

Vous objecterez que je ne suis pas la mieux placée pour vous guider dans les arcanes de cette mâle lecture, car avec votre goût forcené de la classification, vous avez remarqué que je ne suis pas un homme. Partant je ne suis pas un homme homosexuel. Je veux bien vous l’accorder pour l’instant. Mais je ne suis pas non plus, jusqu’à plus ample informé, un homme hétérosexuel. C’est bien pourtant de ce point de vue que je lis depuis mes débuts de lectrice professionnelle, habituée que je suis à me glisser dans la peau d’un hypothétique lecteur troublé par la beauté de Guenièvre, amoureux de Manon Lescaut, ravi que Pénélope attende Ulysse, ou prêt à s’identifier au malheureux Don José, victime des charmes de Carmen… Mon expérience de lecture habituelle est déjà une expérience d’emprunt où je m’invente en homme hétérosexuel et me bricole d’après des livres, des observations personnelles, des stéréotypes, un contexte construit de bric et de broc, tout aussi artificiel que celui que j’ai fabriqué pour vous avertir du gai danger qui guette n’importe lequel de nos textes.

N’importe lequel vraiment ?

Je savais que vous ne me croiriez pas et voudriez circonscrire l’ampleur de l’abomination. Peut-être la chose est-elle vraie, pensez-vous, pour certains récits déjà tendancieux ou entachés de perversion. Mais j’exagère, à n’en pas douter, en clamant qu’aucun texte n’en réchappe. Vos réserves, je les ai prévenues comme je les devinais. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à mettre au service de ma démonstration l’innocente mémoire d’une inoffensive lectrice. Je lui demandais de me citer le premier texte parlant un peu d’amour qui lui viendrait à l’esprit. J’espérais secrètement qu’elle me proposerait un de ces textes — poème, roman, ou théâtre — dont on se dit que vraiment, et même avec la meilleure ou la pire des volontés, ils ne se prêtent guère à une de ces lectures où le pervers parvient à se retrouver, lui ou ses pratiques déviantes, entre les lignes. Je pourrais ainsi vous montrer que même alors, le pire est possible…

Le résultat dépassa toutes mes espérances… Explorant sa bibliothèque intérieure, mon innocente lectrice s’arrêta à un volume traduit de l’autrichien et intitulé — ma lectrice est par ailleurs musicienne — La Pianiste [2].

Je faillis renoncer. Voire, je peux bien le confesser, tricher. Car si ce roman peu riant de la nobélisée, Elfriede Jelinek, est de bonne tenue et offre une teneur en perversité et névroses diverses tout à fait acceptable, il est désespérément hétérosexuel. A décourager les lecteurs gais les plus audacieux dans leur entreprise de dévoiement lectoral. Qu’on en juge : une jeune femme, musicienne mais frustrée, vit avec une mère dévorante et abusive qui lui interdit, entre autres plaisirs, toute vie amoureuse et encore moins sexuelle. La pianiste en conçoit force névroses et perversions diverses — de l’automutilation au sadomasochisme en passant par le voyeurisme — mais s’obstine, à mon grand dam, à désirer des hommes — depuis le cousin de son adolescence jusqu’à ce jeune élève qui va réveiller des instincts avilis par la frustration et l’abstinence… Rien à tirer de tout cela, me disais-je… Pas la moindre relation un peu ambiguë entre deux hommes qu’un lecteur gai pourrait amplifier en ses rêveries. Pas la moindre scène de travestissement que mon lecteur rapporterait, de gré ou de force, à quelque stéréotype de la culture dite gaie. Pas même de formulation assez obscure pour faire deviner un code et un secret, un message crypté adressé, en un clin d’œil complice, à un lecteur habitué aux signaux discrets et plus ou moins clandestins.

Consciente toutefois que le Malin est obstiné, et que mon lecteur supposé — appelons-le François-Xavier — veut à toute force se retrouver dans le texte qu’il lit, j’ai continué, non sans bailler, de progresser dans ma lecture, sans trouver grand-chose à mettre sous la dent de F.X. Tout au plus, pour rêver, pouvait-il extraire du texte quelques formulations prêtant à rêverie ces « maisons inconnues peuplées d’hommes inconnus », mentionnées p. 20, pouvaient peut-être l’appâter et tandis que la pianiste, encore enfant, prend le bus, il pouvait prélever, dans le catalogue de figures viennoises qu’elle croise, l’étrange description de ce « jeune homme gris, chargé d’un sac marin râpé bourré d’objets repoussants » (p. 27). Fix peut décider d’interrompre sa lecture, de suivre mentalement le jeune homme au sac marin, d’autant plus attirant qu’on nous dit deux lignes plus bas qu’il a tête de l’emploi (quel emploi donc ?). Bien sûr il y a aussi ce cousin. Sportif et beau garçon, il plaît aux filles mais, curieusement, ne semble pas plus troublé que ça par l’intérêt que porte la jeune pianiste au contenu de son slip de bain ; le cousin, au détour d’une ligne, disparaît « talonné par quelques copains qui ne demandent qu’à le suivre et ne rentre que bien plus tard », quand « le soir ramène le silence » (p. 56), sans que rien ne soit dit de ce qu’il a bien pu faire tout l’après-midi. François-Xavier s’engouffre dans ce non-dit, suit le cousin et ses copains, et au vu de ce qu’il imagine, on comprend presque que l’auteur n’ait pas raconté la joyeuse scène d’ébats que détaille F.X. en son for intérieur de lecteur. Il y a aussi cette manière de présenter la jeune pianiste comme différente et consciente de sa différence : François-Xavier connaît, lui aussi, cette sensation d’isolement dans la foule, cette certitude de ne pas être comme eux avant même de savoir vraiment pourquoi, d’avoir un secret dont on ignore le contenu précis. Il n’a guère de difficulté à voir dans la description de l’enfance puis l’adolescence de la pianiste une allégorie de l’expérience de la marginalité et de l’isolement que connaissent bien des jeunes homosexuel.elles.

Tout cela vous ne l’aviez pas vu ? Sans doute, mais, eux, ils peuvent le voir... Cela commence un peu à vous ébranler ? Ce n’est pourtant pas grand-chose… Car toutes ces pistes que suit François-Xavier lui font quitter le cours du récit, lever les yeux de la page. Quand il revient au texte — et moi avec lui — nous ne trouvons que les désirs frustrés et fort hétérosexuels de notre pianiste... Qui finit presque par nous décourager : même quand elle fréquente des peep-shows et autres lieux interlopes dans des quartiers louches et turcs, elle prend soin de n’aller que dans ces lieux où les hommes cherchent des femmes… Pas le moindre début d’ébauche d’une attirance entre deux hommes, comme si, entre toutes les perversions qui l’animent, la professeur de piano avait oublié celle-là. Comme elle oublie d’ailleurs de désirer les femmes en aucune manière, ce qui nous consolerait, François et moi, à défaut de satisfaire exactement notre quête. De même quand Erika — ainsi se prénomme la pianiste — se rend, de nuit, dans le parc du Prater pour se livrer à ses plaisirs voyeuristes, elle n’observe, comme de juste, que des couples dûment composés d’un homme et d’une femme.

Un bon mariage, une petite confession accompagnée d’une thérapie avec un père jésuite au fait de la psychanalyse, et tout rentrerait dans l’ordre pour cette pauvre Erika, me dis-je un peu désespérée de voir mon entreprise tourner court. C’est alors que Fix met le doigt sur quelques lignes au milieu de la description des prostituées du Prater : des « femmes le plus souvent », mais aussi « parfois rarement des hommes jeunes, très jeunes, car lorsqu’ils vieillissent, ils valent encore moins sur le marché que des femmes vieillissantes. Femmes qui pour l’homosexuel n’ont de toute façon aucune valeur à aucun stade. » Cette phrase est étrange. Soudainement, alors qu’il n’a jamais été question en aucune manière, depuis cent cinquante et une pages, d’amours entre garçons, voici que surgissent ces prostitués sans « e ». Il se pourrait bien qu’ils n’arrivent pas tout à fait par hasard, que dans cette scène nocturne du Prater où l’on traverse un parc en quête d’une aventure sexuelle, l’auteure nobélisée de ce roman ait vu, plus ou moins nettement, ce que Fix, et moi avec lui, y reconnaissons : une scène de quête sexuelle dans un espace naturel — parc, jardin, et autres plages, ou, pour le dire en argot gay, une scène de cruising. Quelques films, photographies, dessins ou récits vous renseigneront utilement sur ce mode de rencontre sexuelle semi-clandestine et anonyme, qui a permis à des générations de pécheurs de baiser plus ou moins furtivement dans de beaux parcs et de jolis jardins, pendant que vous les maudissiez en chaire.

Mais contentez-vous donc de me croire sur parole : dans l’errance sexuelle, anonyme et clandestine de la pianiste au Prater, il est aisé de reconnaître une pratique assez bien répertoriée dans l’histoire de l’homosexualité. J’ai bien dit de « reconnaître », car tout est là : l’expérience de la reconnaissance est un des ressorts les plus efficaces de la lecture perverse que je suis en train de décrire. Il suffit que le lecteur parvienne à établir un lien entre sa mémoire, sa vie, ses lectures, sa culture et le texte qu’il est en train de lire, pour qu’il se reconnaisse dans le texte — peu importe qu’il se trouve dans ce qu’il lit, l’essentiel est qu’il puisse s’y trouver. Et, une fois lancé le filet de la reconnaissance sur Erika la pianiste, les choses s’accélèrent dangereusement. Car ce parc où l’on cherche une bonne fortune n’est que l’éclat le plus visible d’un miroir où François-Xavier se reconnaît de plus en plus nettement. Avant le parc, il y a eu cette autre scène nocturne dans le quartier des peep-shows : à nouveau on se perd dans les replis de l’espace urbain pour tenter d’y trouver du sexe ; à nouveau c’est la nuit ; et à nouveau — comme dans la scène du parc — on rencontre des Turcs, qui viennent orientaliser la scène. Une scène nocturne de voyeurisme, dans un quartier interlope peu à peu transformé en songerie dépaysante, il en est une de bien connue, dans la bibliothèque homosexuelle : un homme assez jeune s’est perdu peu à peu dans « le lacis de ces rues noires » ; il y rencontre un vieux baron inverti, comme on disait alors, et ne peut s’empêcher de penser au « Calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad ». Un peu plus tard, voyeur malgré lui dans un étrange hôtel où il a trouvé refuge, il découvre ce qu’il en est des amours contre nature de son baron. Dans la description d’Erika en quête d’excitation dans les rues noires du quartier turc, on retrouve ce que l’on a déjà lu dans l’exotique et équivoque rencontre entre le narrateur de la Recherche du Temps perdu et Charlus, le baron inverti…

Voyeurisme, métamorphose de la ville européenne en bazar oriental, le tout enrobant la quête nocturne d’émois sexuels anonymes et furtifs, c’est tout cela que reconnaît François-Xavier. Comme il reconnaît également dans les sordides amours de la musicienne frustrée les conséquences de vos malédictions sur les amours gaies qui, à force d’être fustigées et blâmées, sont parfois devenues lugubres. Quand on se fait anathématiser depuis des siècles, on finit parfois par y croire… On en vient à voir le sexe, et même le désir, comme une chose malheureuse, sordide, sale, morbide sinon mortelle, comme si l’on n’avait le droit de jouir qu’en se punissant. Fix est trop jeune pour bien s’en souvenir, mais je me rappelle assez tristement comment dans les années de la fin du XXe siècle, la sexualité des hommes gays menacée par quelque chose qui n’était pas, comme vous le gueuliez alors, un châtiment divin, mais juste une sale maladie, fut soudain associée en bien des films, photographies ou romans, et même aussi parfois dans le discours et les actes de mes amis, à l’élection de lieux ou de situations dégoûtantes et sordides : caves et souterrains de gare, tristes cinémas pornos, toilettes publiques plus ou moins nettoyées etc., c’est là qu’il fallait montrer la baise et qu’on allait parfois baiser. Et c’est là — dans cette même atmosphère confinée et malpropre qu’Elfriede Jelinek fait baiser — ou presque — sa pianiste : dans des toilettes puis — ce qui n’est guère mieux — dans un local dévolu aux femmes de ménage. La Pianiste est publiée en 1983 et je sais bien ce que j’y reconnais : cette association de la nuit, du souterrain et du répugnant à l’expérience du sexe gay, tout à coup rapporté, par la faute de vos malédictions, à la mort et à la saleté... L’Homme blessé de Chéreau sort également en 1983 et s’il existe au Vatican un index cinématographique, vous pourrez sans doute l’y visionner commodément, si vous voulez vraiment savoir ce que je reconnais.

Une fois retrouvée cette image-là, il ne reste plus qu’à suivre le fil et admettre l’évidence : Erika a tout pour être vue comme un homme gay. Car outre ses pratiques sexuelles, elle concentre sur sa simple personne les clichés et stéréotypes les plus éculés sur l’homosexualité masculine. Un vrai festival : comme Yves Saint Laurent, elle adore la mode et, au début du roman, ne désobéit à sa mère que pour faire les magasins à la recherche du petit haut qui va bien ; à propos de mère, elle vit seule avec la sienne dans un assez grand appartement, comme « l’homo » de la chanson de Charles Aznavour, et se laisse dévorer plus ou moins volontairement par sa gentille maman : Erika est la digne petite sœur (frère) d’André (Gide), Marcel (Proust), Roland (Barthes) et quelques autres fils gais ; enfin comme Socrate elle désire son jeune élève, un beau jeune homme sportif et doué qui fait un parfait eromène — le jeune amant que l’on aime chez les Grecs, quand on est un homme mûr.

Je ne suis pas en train de vous dire — je préfère le préciser car je vous sais enclins aux généralisations abusives — que les homosexuels adorent tous la mode, leurs mamans, et les jeunes élèves doués et sportifs. Je ne dis pas non plus que ces gens-là ne font l’amour que dans des toilettes publiques. Il est fort probable qu’aucun homosexuel de ce genre n’existe et il est d’ailleurs fort possible — mais il serait trop long de vous l’expliquer ici — que quelque chose comme « un homosexuel » n’existe pas. Je vous parle seulement de représentations stéréotypées, mais il ne faut pas négliger la force du stéréotype en matière de reconnaissance : pour se retrouver on cherche ces clichés comme autant de signes de connivence, comme un langage commun à ceux qui s’aiment entre hommes ou entre femmes.

Je ne suis pas non plus en train de vous dire — vous n’avez vraiment rien compris — que Elfriede Jelinek a écrit un roman gay et que je viens brillamment d’en faire la preuve. Les choses sont bien plus graves. Ce roman n’est pas particulièrement homosexuel et il l’est même assez peu — souvenez-vous de mes doutes initiaux — mais il m’a suffi de postuler le regard d’un lecteur à la recherche de soi pour y trouver toute une veine gaie.

Tous les chefs d’œuvre de notre littérature peuvent donc être lus de la sorte et il est inutile d’isoler les mauvais livres derrière un cordon sanitaire, pour réserver à vos enfants des textes édifiants et sans risque.

Si François-Xavier — votre fils s’appelle bien François-Xavier ? — vous semble un peu trop enclin à faire les yeux doux à son cousin Nicolas-Mathieu, s’il rentre un peu trop exalté de ses leçons de catéchisme avec ce jeune diacre récemment recruté par l’aumônerie du lycée, n’espérez pas le détourner des penchants que vous soupçonnez en lui proposant de saines et édifiantes lectures.

Quoi que vous lui donniez à lire, il sera toujours susceptible d’y chercher ce que vous lui interdisez. Et plus vous lui représenterez comme interdit et contre nature ce qu’il ressent en son âme et, horresco referens, son corps, plus il le cherchera avec ardeur et espoir dans les livres que vous lui offrez...

Vous ne me croyez pas ? Pas tout à fait encore ?

Je le sais bien. J’étais juste derrière vous, dimanche dernier, à la bibliothèque paroissiale, quand vous avez emprunté le premier tome de l’édifiante série des Brigitte que nous devons à la très dévouée Berthe Bernage, auteure d’une saga au nombre infini de volumes, qui nous montre la vie d’une famille chrétienne exemplaire : Brigitte jeune fille et jeune femme, voilà qui devrait permettre à Fix de commencer à se représenter les saintes joies du seul mariage légitime qui unit l’homme et la femme. Quand il aura fini celui-là vous lui procurerez sans doute Brigitte et L’Archange (tome 10), ainsi que le très beau Brigitte choisit l’espérance (tome 28).

Votre naïveté fait peine à voir et votre aveuglement est presque pire que le mal... Après votre passage, il restait encore sur le rayon de la bibliothèque paroissiale un deuxième exemplaire de Brigtte jeune fille et jeune femme. Je l’ai subtilisé (je ne suis pas inscrite à cette bibliothèque).

La prochaine fois, pour votre bien et pour votre édification, je vous montrerai ce que François-Xavier fait vraiment, dans sa tête de lecteur, avec les romans de Berthe Bernage, notre sœur en Jésus.

Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, nous lui ferons ensuite lire quelques innocents classiques de notre belle littérature nationale. Et peut-être même pire…

Tremblez, vous dis-je.

Post-scriptum

Sophie Rabau est enseignante-chercheuse en littérature générale et comparée. Elle travaille sur la théorie littéraire, la critique créative et la lirécriture.

Notes

[1Voir, par exemple, mais avec précaution : Jean-Louis Jeannelle et Sophie Rabau, « Pour une lecture intéressée du Page disgracié », in C. Noille, et S. Rabau, Construire le contexte, à paraître.

[2Je vous déconseille la lecture de cet ouvrage qui en détournerait plus d’un de la voie du Seigneur. Si vous y tenez toutefois, voici : Elfriede Jelinek, La Pianiste, Paris, Seuil, rééd. 2002.