Africains, sauvageons du sida

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Que recouvre la mention « d’origine sub-saharienne » dans les enquêtes et les plans français de lutte contre le sida ? Quels préjugés nourrissent les discours sur « l’inaptitude culturelle à la prévention » ? Analyse de la construction d’un péril.

Les craintes d’une reprise de l’épidémie de VIH/sida en France s’accompagnent d’une série d’interpellations adressées, sur un mode plus ou moins accusatoire, aux politiques de santé conduites par les pouvoirs publics. Certains faits, notamment le relâchement du recours au préservatif dans le cadre des relations homosexuelles masculines, ont été d’autant plus investis par les acteurs associatifs et la presse qu’ils s’inscrivent dans des préoccupations anciennes, in-ternes à une communauté dotée de compétences sociales et politiques solides en matière de lutte contre le sida. À l’inverse, la réactivation officielle d’un risque « africain », suscité par un groupe défini sur critères d’origine et de culture, n’a pas rencontré de réaction à sa mesure. L’usage de ces catégories contribue pourtant à une entreprise idéologique raciste, décelable dans les modalités d’attribution du risque épidémique qu’elle utilise, dans les facteurs explicatifs qu’elle mobilise et dans les politiques possiblement discriminatoires qu’elle légitime.

Silence en effet lorsque les pouvoirs publics évoquent, dans le plan national de lutte contre le sida 2001, un volet préventif spécifique dédié aux personnes d’origine africaine, ciblant les obstacles culturels à l’adoption de comportements de protection. Cette mise en cause de l’origine a déjà fait l’objet d’un travail d’imposition, soutenu avec constance par les producteurs de données statistiques. L’alerte face aux risques « d’importation » de l’épidémie de sida (Institut de Veille Sanitaire, 1999), rejetée avec force par les associations, a été suivie de mentions plus subtiles mais réitérées de la composante de plus en plus « africaine » de l’épidémie française de VIH : accroissement significatif du nombre de femmes « d’origine sub-saharienne » parmi les nouveaux diagnostics de sida (2001), annonce d’une enquête auprès de patients de « culture » (version 2001) puis « d’origine » (version 2002) sub-saharienne... Réalisant un véritable tour de force épistémologique, cette recherche en milieu hospitalier procède à l’identification préalable d’un échantillon de personnes infectées réunies par une origine commune. Origine dont le patient sera convaincu par décision de l’investigateur ou de son médecin ; il pourra être de nationalité française ou non, né en France ou non, immigré ou non. Une chose est certaine, il sera noir de peau.

L’assignation du risque et de la contamination sur critères ethnico-culturels n’est toutefois ni l’exclusive des discours épidémiologiques, ni une nouveauté. La production de l’évidence résulte d’une économie des discours en matière de santé publique où chacun a apporté sa pierre : associations et médecins inquiets du sort des « migrants » africains face au sida ; responsables administratifs et scientifiques engagés sur le registre de la « réduction des risques sexuels », à défaut de préconisation du préservatif pour les femmes ne parvenant pas à l’imposer au sein du couple ; institutions soutenant le recours à l’ethnopsychiatrie là où la croyance religieuse se jouerait de la raison sanitaire ; collecteurs de sang excluant toute personne ayant récemment séjourné en Afrique sub-saharienne, etc. Aucun de ces acteurs ne contribue volontairement à la construction d’un « groupe à risque » racial ; sa consécration ressortit plutôt aux jeux de circulation des idées et des intérêts entre les champs et les producteurs de ces discours, toujours politiques, jamais totalement scientifiques ni administratifs. Processus d’autant plus générateur de préjugés qu’il a prospéré sur la confusion et l’implicite quant aux destinataires finaux des préoccupations sanitaires, définis finalement par leur plus petit dénominateur supposé commun : l’Afrique noire.

Un précédent existe également en statistique épidémiologique depuis 10 ans. Faute de déclaration opérationnelle des cas de séropositivité, la quasi-totalité des intervenants justifie plus ou moins ses positions en mobilisant les statistiques annuelles de nouveaux cas de sida. Or celles-ci distinguent, au sein d’une catégorie fondée sur le mode de contamination présumé (hétérosexuel), une sous-catégorie ethnique que mentionne l’ensemble des synthèses publiées, et intitulée : « dont femmes (ou hommes) d’origine sub-saharienne ». Cette origine géographique, relevée par les médecins dans la fiche individuelle de déclaration (à l’exclusion de toute autre caractéristique sociale), n’a fait l’objet d’aucune précision préalable permettant d’en définir l’extension. Elle constitue pourtant la substance du « problème africain » depuis plusieurs années.

Dans la deuxième moitié des années 1990 les hommes homo- et bi-sexuels et les usagers de drogues par voie intraveineuse ont semblé moins exposés au risque de l’infection par le VIH. Le passage, sous la pression active des associations, des catégories de contamination exprimées en termes de « groupes à risques » à des questions de pratiques et « comportements à risque » a d’ailleurs précédé la confirmation que la dynamique épidémique perdait en intensité en ce qui les concernait.

Pour les autres facteurs de risque, l’utilisation massive des multithérapies antirétrovirales en 1996, suivie d’une diminution spectaculaire de la mortalité et du nombre de cas d’infections avancées au stade sida, a modifié les termes de la prise en charge politique. À mesure que diminuait le nombre de nouveaux cas de sida en population générale, la part des personnes « originaires d’Afrique sub-saharienne » s’est accrue. L’augmentation de leur effectif absolu demeure en revanche discutable, et dépend des hypothèses temporelles et des sous-groupes considérés (femmes et hommes ne respectent pas les mêmes tendances statistiques). Dépourvus de sources d’information sur les nouvelles contaminations par le VIH, les pouvoirs publics ont donc cherché à expliquer cette proportion croissante de cas « africains ».

Parmi les individus ressortissants d’Afrique sub-saharienne, la période entre la contamination par le VIH et la révélation de la séropositivité (correspondant dans la plupart des cas concernés à l’apparition de symptômes marquant un stade avancé de l’infection) est plus longue qu’en population générale. Les études menées sur le respect des indications médicales ayant permis d’éloigner tout soupçon d’une incapacité à se soigner (ce qui ne semblait pas aller de soi), l’intervention publique s’est donc focalisée en première intention sur les problèmes « d’accès aux soins ». Cette formule neutre permet d’envisager potentiellement deux versants de l’« accès » : d’un côté l’accueil et l’entrée dans le système de soins ; de l’autre, la démarche de recours aux institutions concernées.

La seconde hypothèse consiste à considérer que si le nombre de nouveaux cas de sida de ressortissants d’Afrique sub-saharienne ne diminue pas, le nombre d’Africains séropositifs pour le VIH et présents en France s’accroît. L’ordonnance relative à l’entrée et au séjour des étrangers sur le territoire reconnaissant depuis 1998 un droit de séjour pour raisons médicales, elle peut être soupçonnée de favoriser le flux de personnes vivant avec le VIH recherchant en France les soins qu’ils ne trouvent pas dans leur pays.

La force rhétorique du handicap culturel tient néanmoins surtout à une dernière hypothèse, impossible à étayer en l’état des connaissances : « l’origine sub-saharienne » des individus vivant en France augmenterait le risque d’infection par rapport au reste de la population. Cette assertion permet d’élargir le problème à l’ensemble d’un groupe ethnique. La vulnérabilité collective des Africains (et assimilés) relèverait de l’inaptitude culturelle à adopter les comportements de prévention prescrits par la communication institutionnelle.

La santé publique française bénéficie donc désormais d’un indicateur racial, qui substantialise et essentialise le risque épidémique (relevant d’une culture d’origine et/ou d’une origine culturelle). Mais l’intérêt à penser les registres idéologiques de la statistique repose dans leurs fonctions opératoires plus que dans leur architecture, car s’il s’agissait d’un problème exclusivement discursif, l’affaire n’irait pas loin.

Chargée de définir des stratégies nationales, l’administration centrale exerce une demande à l’intention des associations et des scientifiques, par ses appels à concertation, ses contrats de recherche ou ses subventions. En se focalisant sur l’adaptation aux particularismes culturels, elle suscite donc l’expression de points de vue autorisés : sur ce qu’est ou devrait être la prévention auprès des personnes « originaires » d’Afrique, sur les interprétations théoriques des déterminants culturels, sur la pertinence pratique des approches retenues. Le discours sur la prévention devient rapidement discours sur le discours, lui-même enjeu d’affrontements. L’intense débat visant à déterminer si le soutien étatique aux campagnes de prévention devrait privilégier une perspective « généraliste » ou un « ciblage » de certains groupes est à cet égard assez édifiant.

Mais, plus encore que de détourner les protagonistes des finalités de l’action étatique, la vulgate culturaliste ainsi produite permet d’éluder tout débat sur les difficultés - réelles - des catégories populaires à se protéger du VIH/sida. La mise en exergue de « la culture » d’Afrique sub-saharienne renvoie bien à un registre de causes sur lesquelles les pouvoirs publics n’auraient aucune influence.

Quelles que soient les intentions réelles de ces derniers, réduire les obstacles aux traitements de l’infection et les handicaps préventifs à des ressorts « culturels » revient finalement à exercer une triple violence à l’égard de segments de la population qui, peu identifiables, sont encore moins organisés comme force politique dans le domaine de la lutte contre le sida.

Il ne fait aucun doute, et la critique par les sciences sociales est sur ce point cruciale, que le culturalisme consacré par les pratiques épidémiologiques savantes ou profanes favorise la mise en accusation des intéressés. L’implicite de la relation entre race et contamination favorise les préjugés les plus divers sur l’irréductible irrationalité des noirs africains et sur la déviance de leurs comportements sexuels. D’un point de vue instrumental, ce culturalisme des origines éloigne un groupe, scellé dans une identité présumée, du champ ethno-centré du politiquement réalisable, faisant écho aux propos sur des catégories d’étrangers « non intégrables » par la société française.

L’hypothèse des facteurs culturels occulte de cette façon l’ensemble des difficultés sociales, économiques et politiques auxquelles sont confrontées les personnes « originaires » d’Afrique sub-saharienne. Les confrontations à l’origine des attitudes de défiance envers institutions et discours sanitaires, ainsi que le poids des obligations matérielles et administratives, bien plus que toute imprégnation magico-religieuse, permettent d’interpréter les retards de prise en charge médicale. Les multiples discriminations dont les « non-Européens » font l’expérience quotidienne (logement, travail, droits administratifs et sociaux, inégale répartition des moyens hospitaliers de proximité...) mériteraient également une prise de position et des engagements véritables de l’autorité sanitaire.

Les mises en garde vis-à-vis de l’augmentation (réelle ou supposée) du nombre de ressortissants d’Afrique sub-saharienne parmi les personnes vivant avec le VIH se multiplient depuis l’entrée en vigueur d’un droit des étrangers atteints à séjourner en France. Au schème identitaire des discours préventifs se superpose ainsi progressivement l’idée d’un péril contagieux, jouant sur des ressorts à la fois raciaux et territoriaux. L’affirmation d’une irréductible altérité africaine s’enrichirait logiquement d’appels à mettre en place un cordon sanitaire expérimenté dans de nombreux autres pays occidentaux : l’obligation de dépistage du VIH préalable à l’entrée sur le territoire.