Vacarme 70 / Bêtes à penser

Des animaux individués aux animaux sans visage, et retour

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Dès notre plus jeune âge, nous côtoyons les animaux dans les albums et les dessins animés. Nous les aimons, nous pensons à eux, nous vivons avec eux. Mais quels animaux ? La culture occidentale est paradoxale : la sentimentalité envers l’animal de compagnie y est concomitante de l’exploitation du non-humain dans les domaines du sport, de l’économie, de la boucherie ou du laboratoire. Alors que le chat et le chien sont adorés, le poulet et l’agneau sont dévorés, le cheval et le bœuf exploités. Allons comprendre.

Tous les animaux ne sont pas logés à la même enseigne. Les « nouveaux animaux de compagnie » en témoignent. Les fourrières traduisent ces hiérarchies, ces relégations, du chéri à l’honni. Faut-il juger de ce que nous pensons par ce que nous faisons, ou par ce que nous disons  ? Dans le film Starman (1984), John Carpenter se moquait des humains qui envoient des messages dans l’espace à destination des extra-terrestres, mais qui ne se préparent nullement à les recevoir. De même, on pourrait rire des parents occidentaux qui montrent à leurs enfants les aventures de Babe, le cochon (C. Noonan, 1995), avant de leur servir une côte de porc. Peter Singer avait déjà relevé cette contradiction à propos des vieilles dames prenant parti pour la cause animale devant de petits sandwichs au jambon. [1] La langue anglaise facilite ces glissements : les doublets mutton/sheep, beef/ox, pork/pig distinguent la viande de la bête — faisant de l’animal le « référent absent » de la viande. [2] Face aux extra-terrestres comme aux animaux, l’humain adopte une posture d’accueil, mais persiste à se penser seul et dans une complète suprématie. Babe et ses amis ne sont pas vraiment « autres » : ils sont l’altérité rendue assimilable parce qu’elle a emprunté une forme humaine, d’individu.

Lorsque nous pensons aux animaux, un certain anthropomorphisme paraît ainsi de rigueur. On a beau le proscrire, le stigmatiser comme le péché intellectuel par excellence, il revient toujours à la charge. D’où cela vient-il ? « Nous ne choisissons pas de penser avec n’importe quel animal, ou avec tous les animaux », écrivent Daston et Mitman : « Il n’y a apparemment pas d’explication simple au fait que l’on pense avec certaines espèces et pas avec d’autres. La phylogénie peut livrer une partie de la réponse, et la domestication une autre : les chimpanzés et les chiens sont en haut de la liste, les amibes et les anguilles n’y figurent pas. [3] » Ils soulignent que l’animal « doit être singularisé comme une perspective prometteuse pour l’anthropomorphisme », étape nécessaire avant l’individuation de l’animal : l’anthropomorphisme est la condition pour qu’on puisse imaginer une individualité, voire une subjectivité animale.

Si nous exploitons les bêtes sans vergogne, c’est peut-être que nous sommes incapables de voir leur souffrance. Il y a là quelque chose de l’ordre de ce que Frans de Waal appelle « l’anthropodéni » : le refus de percevoir les caractéristiques humaines chez les non-humains. Individualiser les bêtes, c’est surmonter cet obstacle épistémologique, pour les considérer comme sujets d’affection. On pourrait dire que notre capacité à anthropomorphiser cartographie nos prétentions à l’exploitation. Mais au-delà ou indépendamment de l’anthropomorphisme, la question de l’individualité se pose sous la forme d’une résistance aux noms généraux. Au niveau le plus général, Derrida a parlé de « l’animot » : l’animal comme mot-valise, catégorie fourre-tout des relégués, qui englobe tout non-humain dans un collectif confus. [4] De même, espèce par espèce, nous traitons les individus comme des spécimens, des exemplaires, et nous leur refusons l’individualité.

L’anthropomorphisme est la condition pour qu’on puisse imaginer une individualité, voire une subjectivité animale.

Alors, peut-on envisager à rebours une approche nominaliste des non-humains ? Serait-elle salvatrice ? [5] Il s’agirait de voir Washoe ou Kansi et non « un » chimpanzé ou « un » bonobo : voir les individus animaux, humains et non-humains, non comme des exemplaires interchangeables, mais comme des personnes, dotées d’un caractère singulier. Individualiser les animaux, geste à forte charge anthropomorphique, pourrait alors fournir une clef nouvelle pour l’éthique animale.

Pour donner corps à cette piste, il faudrait renouveler les anecdotes de notre bestiaire. Le bestiaire classique racontait l’histoire du chien du cimetière des Saints-Innocents qui dormit trois ans sur la tombe de son maître, celle du chien qui ne buvait dans le Nil qu’en courant, par peur des crocodiles, ou celui qui jouait un rôle sur scène, attendant les applaudissements [6]. Les anecdotes ne sont pas non plus absentes de l’éthologie contemporaine. Ainsi, renouvelant un geste d’Elisabeth de Fontenay qui dédiait un article à « Lélia, chienne cocker » [7], Mark Bekoff dédie un ouvrage à deux individus non-humains [8] : Jasper un ours noir asiatique, retiré d’une ferme dans la région de Chengdu, en Chine, où on le gardait dans une cage minuscule pour extraire la bile de sa rate ; et Pablo, né en 1970, chimpanzé matricule CH-377, qui passa une grande partie de sa vie à l’Institut de Primatologie de l’Université d’Oklahoma avant d’être transféré au laboratoire LEMSIP en 1981, où pendant dix ans, il reçut 220 piqûres et plus de trente biopsies du foie, de la moelle osseuse et de la lymphe. Le terme « anecdotes » est ici trompeur : ce que Bekoff raconte, ce sont des trajectoires de personnes, il présente des pièces pour instruire le procès de « l’animot ». L’anthropomorphisme est ici méthodique : il s’agit de poser l’animal comme un sujet individué et de raconter son histoire. Ce qu’il faut, c’est écrire la vie des individus non-humains, faire des zoographies comme il y a des biographies. De même que Virginia Woolf a écrit la vie de Flush, le charmant cocker spaniel qui partagea la vie de la poétesse Elizabeth Barrett ou que Franz Kafka a écrit l’autobiographie d’un singe dans son « Rapport pour une Académie », il faut raconter la vie de Bucéphale et plus seulement celle d’Alexandre : pas seulement la vie du Duc de Wellington mais celle de son cheval, Copenhagen, ce qui revient à élargir le concept d’« agent » en histoire [9].

Ainsi, pour se prémunir de l’anthropodéni, il faudrait d’abord s’autoriser à reconnaître les bêtes comme des individus. Mais, dans cette affaire, que fera-t-on de toutes ces entités qui se prêtent mal à l’individualité, qui répugnent à susciter notre empathie ? Que faire de l’altérité radicale ? Est-elle condamnée, comme l’Alien des films avec Sigourney Weaver, à être progressivement assimilée, au fil des épisodes, dans des relations de cohabitation et de coexistence ? Car tout Alien a vocation à être intégré : le culot avec lequel la chose colonise les corps humains dans le premier volet de la saga disparaît peu à peu. L’Alien est en nous. Les féministes y voient l’embryon qui s’implante et colonise un corps féminin, ouvrant la question : comment les mécanismes immunitaires de la femelle distinguent-ils entre un spermatozoïde de la même espèce et de vulgaires assaillants viraux qu’il convient d’éliminer ? [10]

La stratégie nominaliste, selon laquelle il n’existe que des individus, est porteuse d’une réforme des comportements, ne serait-ce que parce qu’elle prend à rebours notre tentation de typifier. Mais elle instaure aussi un biais spéciste : elle s’applique plutôt aux mammifères et moins aisément aux autres vertébrés ; moins encore à la mouche drosophile ou au ver nématode Caenorhabditis elegans qui ont beaucoup donné à penser aux biologistes du XXe siècle. Elle laisse pour compte quantité d’entités vivantes qui ne sont peut-être pas même animales : les virus bactériophages, ou ce parasite « tueur de mâles » nommé Wolbachia, qui bouleverse la sex ratio dans différentes espèces d’insectes. Finalement, le nominalisme est conservateur : il insiste sur les animaux charismatiques, et oublie les autres. Jamais le nominalisme ne nous permettra d’entrer dans la peau d’une tique. Nous voilà renvoyés vers notre enfance anthropomorphiste : nous voilà à nouveau aux côtés d’Antoon Krings, enquêtant sur la société de « petites bêtes » qui nous ressemblent beaucoup, avec les mesquineries et les querelles de voisinage de Camille la Chenille, Ursule la Libellule ou Loulou le Pou.

Jamais le nominalisme ne nous permettra d’entrer dans la peau d’une tique.

Plus important encore, l’extension de l’agentivité a-t-elle une véritable portée politique pour les animaux, charismatiques ou non, une fois qu’ils sont soumis à ce régime de l’individualité nominale ? Après tout, objectera-t-on, on achève bien Marguerite : les vaches des prés — et même les chevaux des champs de course — reçoivent des noms, mais finissent tout de même à l’abattoir. Et Pablo, singularisé par son matricule, n’en a pas moins subi le martyre au nom des progrès de la pharmacopée. L’individualité n’est donc pas le remède à tous les maux car elle n’implique pas la nécessité d’un comportement éthique. « Bobby » est le nom de ce paradoxe qui veut qu’en philosophie, on puisse reconnaître l’animal comme une singularité et n’en tirer pourtant aucune conséquence éthique. Le chien Bobby rencontra à plusieurs reprises le philosophe Emmanuel Lévinas alors qu’il était prisonnier dans les camps : Lévinas et ses compagnons d’infortune le reconnaissaient, le saluaient. Rencontrer Bobby tous les jours leur était une joie mutuelle. Lévinas va jusqu’à dire que Bobby était peut-être le dernier kantien en Allemagne nazie. Et pourtant, nous dit Lévinas, Bobby demeura incapable d’universaliser ses maximes. En dépit de toutes ses qualités, Bobby demeura, pour le philosophe, une simple bête, et dédaigné comme tel [11]. Toute la compassion d’un chien, toute sa vie, toute sa sympathie, ne valent rien contre la haine des humains.

Ainsi, l’individualité anthropomorphique n’aurait que des défauts : elle revient souvent à gommer l’étrangeté animale et elle ne suffit pas à soustraire les animaux à notre violence. Elle ne sert donc, philosophiquement, à rien. C’est ici qu’il est temps de retourner à la case départ. L’individualité anthropomorphique est notre terreau initial, l’origine de notre endoctrinement, inculquée dès notre plus jeune âge. Plutôt que d’y voir un crime, il convient d’y trouver notre philosophie naturelle et spontanée, et distinguer les variantes ou les usages que l’on peut en faire. Approfondissons le paradoxe de Bobby en convoquant d’autres chiens. Volt (un film Disney de 2009) prend l’humanisation au sens littéral, en dépeignant un être qui doit réapprendre à être un animal. Volt a l’apparence d’un chien, mais il est tout entier humanisé. Sur le mode du road-movie initiatique, le personnage découvre au cours du film qui il est vraiment (un petit chien) et que pour s’en sortir il doit apprendre à « faire la bête ». Il rencontre une vieille chatte qui lui apprend à « faire le chien » : aboyer, passer sa tête par la fenêtre d’une voiture pour prendre le vent en tirant la langue. Voici Volt « dressé », ou, plus proche de l’anglais trained, « entraîné ». Mais c’est un entraînement à l’envers, puisqu’au lieu de l’humaniser, ce nouveau « conditionnement » vise au contraire à le déshumaniser, à l’arracher à l’anthropomorphisme. Ce parcours montre bien l’ambiguïté du « dressage » : est-ce une forme de servitude qui modèle le vivant à notre image, ou une manière de faire fructifier des potentialités déjà comprises dans l’individu ? [12] Volt finira par apprendre ce qu’est le bonheur d’être un chien et non un humain : une créature bonhomme (épithète équivoque à dessein), pataude et joyeuse au premier degré.

« Méfiez-vous du chien qui pense. »

On ne saurait imaginer plus fort contraste avec le Baxter de Jérôme Boivin (1989), qui proposait une autre forme d’anthropomorphisme. Le film nous faisait plonger, en voix off, dans les pensées d’un bull-terrier. Là aussi, on suivait son parcours initiatique : Baxter, comme un orphelin placé, passait d’une maison à l’autre, avant de finir dans les mains d’un jeune garçon fasciné par Hitler. Un chien animé de pensées, à la fois très primaires et très complexes, plein de la certitude de l’instinct et de l’incertitude du raisonnement : désir de meurtre, désir sexuel pour sa maîtresse, jalousie et conspiration (il tente de tuer le nouveau-né qui dérange son confort). On est ici aux antipodes de Lassie chien fidèle et de tous les gimmicks du dog-movie, dont Benji (Joe Camp, 1974) est le parangon pour les Américains. « Méfiez-vous du chien qui pense », disait l’affiche.

Ainsi, l’anthropomorphisme a incontestablement des mérites philosophiques. Combiné à une forme de nominalisme qui voit chaque être comme un individu et non comme un exemplaire ou un spécimen, il nous débarrasse de l’obsédant essentialisme qui nous fait interpréter la photo d’un individu comme le chimpanzé, le singe, voire l’animal. Mais cet anthromorphisme a aussi un coût. Nous laisse-t-il à la porte des mondes non-humains ? Il semble plutôt qu’il nous dise qu’en y pénétrant, c’est toujours nous qui entrons. L’anthropomorphisme animal renouvelle l’impossibilité du voyage exotique, telle que Lévi-Strauss la dépeignait dans Tristes tropiques  : quand nous rencontrons un autre monde, il est toujours déjà trop tard. Où que nous allions, sur Sirius, au Brésil ou dans une fourmilière, c’est toujours nous que nous trouvons. L’altérité s’est déjà perdue, envolée, et partout, nous ne rencontrons plus que la trace grimaçante de nous-mêmes.

Post-scriptum

Thierry Hoquet est professeur de philosophie à l’université Jean Moulin Lyon 3. Il est notamment l’auteur de Darwin contre Darwin. Comment lire l’Origine des espèces ?, Le Seuil, 2009.

Notes

[1Peter Singer, Animal liberation : a new ethics for our treatment of animals, New York : New York review, 1975 ; trad. Louise Rousselle, relue par David Olivier, La libération animale, Paris : B. Grasset, 1993, pp. 9-10.

[2Carol J. Adams, The Sexual politics of meat. A feminist-vegetarian critical theory (1990), New York, Continuum, 2000.

[3L. Daston et G. Mitman, Thinking with animals. New perspectives on Anthropomormphism, New York, Columbia University Press, 2005, p. 11.

[4Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris : Galilée, 2006, p. 73.

[5Cf. notre essai, « Animal Individuals : a Plea for a Nominalistic Turn in Animal Studies ? », History and theory, 52-4 (2013), pp. 68-90.

[6Samuel Bochart, Hierozoicon, sive Bipartitum opus de animalibus Sacrae Scripturae (1663), 4e éd., Leyden, C. Boutesteyn & S. Luchtmans, 1712, II, LVI. Noël Regnault, L’origine ancienne de la physique nouvelle, Paris : J. Clousier, 1734, vol. 1, 289-290.

[7Élisabeth de Fontenay, « La bête est sans raison », Critique, n°375-376 (août-sept. 1978), pp. 707-729.

[8Marc Bekoff, The emotional lives of animals, trad. Nicolas Waquet, Les émotions des animaux, Paris : Payot & Rivages, 2009.

[9Virginia Woolf, Flush, a biography, London : published by L. and V. Woolf at the Hogarth press, 1933 ; Franz Kafka, « Rapport pour une Académie », in Œuvres complètes, t. II, pp. 510-519 ; Gary Shaw, « The torturer’s horse. Agency and animals in history », History and Theory, 52 (2013), pp. 146-167.

[10Cf. Marika Moisseeff, « La procréation dans les mythes contemporains », Anthropologie et sociétés, 29 (2), pp. 69-94.

[11Emmanuel Levinas, « Nom d’un chien ou le droit naturel » (1975), in Difficile liberté, 3e édition, Livre de Poche, 2007, pp. 231-235 ; John Llewelyn, « Am I obsessed by Bobby ? (Humanism of the other animal) », in Robert Bernasconi et Simon Critchley, Rereading Levinas, Bloomington, Indiana University Press, 1991.

[12C’est ce qui ressort de l’expérience de la poétesse et dresseuse (trainer) Vicki Hearne, si importante pour la pensée de Donna Haraway. Cf. Haraway, The Companion Species Manifesto, New York, Prickly Paradigm Press, 2003, p. 52.