Vacarme 70 / Bêtes à penser

Le droit, les animaux et nous Entretien avec Florence Burgat

Florence Burgat est philosophe et travaille sur la condition animale dans nos sociétés industrielles. Dans cet entretien il est question du vécu de l’animal, de sa souffrance et de ses joies. Cette expérience sensible peine à avoir une transcription dans le droit français. Une loi est en discussion, elle pourrait modifier le statut des animaux, a minima. État des lieux et des enjeux.

Un texte de loi est en discussion au Sénat, il pourrait redéfinir le statut juridique des animaux. Quelle est la teneur de cette loi et, de façon générale, quel est le statut des animaux dans la loi aujourd’hui ?

Il est question d’ajouter un article au code civil destiné à énoncer que les animaux sont des êtres « vivants et sensibles » ; mais il est immédiatement précisé que ceux-ci restent cependant soumis au régime des biens. Ce texte doit être entériné par une troisième lecture au mois de janvier. Le droit français continue de s’inscrire dans ce que les juristes appellent la summa divisio, la division directrice ou majeure, littéralement « la plus haute », entre deux grandes catégories : les personnes d’un côté et les biens de l’autre. Historiquement le contenu de ces catégories a fluctué puisque dans le droit romain les esclaves étaient, à un moment donné, placés dans la catégorie des biens et non des personnes [1]. Ces catégories sont faites pour être remaniées ! Car il s’agit, pour faire œuvre de justice, de placer les individus dans la catégorie qui ne leur fait pas violence. Or, placer les animaux dans la catégorie des biens, des choses disponibles pour tous les usages désirés par l’humain, c’est imposer la violence comme norme. Le traitement ordinaire des animaux est un traitement violent. Ils sont la plupart du temps des biens consomptibles, c’est-à-dire dont l’usage implique la destruction. Les animaux — nous parlons ici principalement des mammifères et des oiseaux — sont, comme le dit le philosophe américain Tom Regan, « sujets de leur vie » : ils ont une présence psychologique unifiée, ils n’ont qu’une seule chance de vivre et la manière dont cette vie se déroule leur importe. Ils vivent en première personne : ils sont sujets de cette vie qui est la leur de façon intime. Ils ne déposent pas leur vie ailleurs, dans des œuvres, dans un projet ; c’est en ce sens que l’on dit qu’ils n’ont que leur vie.

À l’heure actuelle, les animaux sont donc toujours rangés dans la catégorie des biens, ce qui veut dire juridiquement que ce sont des choses dont on peut disposer de la manière la plus absolue, jusqu’à les mettre à mort y compris. L’usus, le fructus et l’abusus dessinent l’étendue de la jouissance du propriétaire sur son bien, soit respectivement, le droit de l’utiliser, d’en percevoir les fruits et les produits, d’en disposer comme bon lui semble. Fruits et produits sont ici : le croît de l’animal (ses petits), son lait, ses œufs, sa laine, sa peau, ses cornes, ses sabots. C’est une définition purement extrinsèque, uniquement mue par le souci économique des bénéfices que l’on peut tirer des animaux.

Ce changement législatif ne fait donc pas exploser la distinction entre les biens et personnes ?

Certainement pas. Ce qui est demandé par les juristes les plus progressistes est la création d’une nouvelle catégorie, « Animaux ». Mais le statut des animaux est déjà hybride dans le nouveau code pénal de 1994. En effet, le législateur a fait deux modifications importantes, qui sont autant d’avancées, dans les textes qui répriment les mauvais traitements contre les animaux (allant de la simple contravention aux sévices graves et actes de cruautés jugés devant le tribunal pénal). Il a supprimé la référence à la « nécessité » dans les cas d’actes de cruauté et a durci les peines, prévoyant de la prison ferme. J’ouvre à ce propos une parenthèse. Contrairement à ce qui a été répandu dans les médias, la peine de prison infligée au jeune homme qui a violenté le chat dénommé Oscar ne l’a pas été en raison de ce fait, mais parce que son casier, non vierge, comportait des peines en sursis, qui ont donc été commuées en peines fermes à l’occasion de ce délit.

Revenons au code pénal. L’autre point important consiste dans le fait que le législateur a classé les délits contre les animaux dans un livre ouvert sous le titre « Autres crimes et délits » pour les distinguer des délits contre les biens et des délits contre les personnes. Ainsi, comme l’a montré le juriste Jean-Pierre Marguénaud [2], l’animal n’est plus un bien dans le code pénal.

Il est important que le caractère d’être sensible de « tout animal », dit l’article L214-1 du code rural, soit reconnu dans le « pilier du droit », c’est-à-dire le code civil. Jean-Pierre Marguénaud, spécialiste des droits de l’homme à la CEDH ainsi que du droit animalier, pense que tant que l’animal restera considéré comme un bien dans le code civil, les textes réglementaires actuellement existants demeureront de leur côté non appliqués. Car en effet, la plupart des plaintes sont classées sans suite et les peines ridiculement légères, sans commune mesure avec ce que les textes prévoient.

On peut espérer qu’une définition a minima de l’animal « être vivant et sensible » change le regard des tribunaux, permette une meilleure et prise en considération des plaintes déposées ainsi qu’une meilleure application de la réglementation.

De quel genre de plaintes parlez-vous, et qui les dépose ?

Pour qu’il y ait plainte, il faut que quelqu’un constate les faits puis rassemble un certain nombre d’informations : si vous êtes témoins d’un acte de cruauté envers un animal, vous devez étayer votre plainte, par des images par exemple, etc. La plupart des violences sont commises dans le cercle privé. Les vétérinaires sont les mieux placés pour parler des sévices que subissent les animaux de compagnie car ils leur sont parfois amenés pour des soins. La condition de publicité est donc requise, pour qu’il y ait un témoin. Il y a beaucoup d’animaux dits de rente qui sont abandonnés, des troupeaux meurent de faim. Les sévices et les actes de cruauté contre des chats et des chiens sont nombreux. Parmi les violences exercées en public, on ne peut omettre les violences exercées par les manifestants de la FNSEA qui ont récemment piégé des ragondins qu’ils ont couverts de peinture pour certains, frappés pour d’autres. Le monde de l’élevage est familier de ce genre de méthodes : il y a une dizaine d’années, des éleveurs ont manifesté en jetant des porcelets contre les grilles des mairies.

Existe-t-il des distinctions au sein même de la catégorie des animaux ou bien tous sont-ils pris en compte de la même façon par le droit ?

Il existe des distinctions, à commencer par celle entre les animaux sauvages et les poissons d’une part, exclus de toute mesure de protection, sauf par ricochet s’ils appartiennent à une espèce protégée (encore que l’actuelle ministre de l’écologie agisse contre les loups, au mépris de son statut d’espèce protégée, en les livrant aux chasseurs), et les animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité d’autre part. Dans ce dernier cas l’individu peut bénéficier de la protection de l’espèce, ce qui est tout à fait différent de la prise en considération des intérêts individuels. Contre les animaux sauvages en revanche, tous les coups sont permis.

Revenons en arrière, au premier texte de loi qui protège les animaux : la loi Grammont de 1850. Grammont était un officier de cavalerie qui connaissait et aimait les chevaux. Au XIXe, comme l’a montré Maurice Agulhon [3], la violence envers les animaux est constante dans les rues de Paris, notamment contre les chevaux qui tirent les voitures. Ils sont battus, on en voit qui agonisent. Dès le XVIIIe siècle, sous la plume de Kant se fait jour l’idée selon laquelle le spectacle de la cruauté et le fait de s’y adonner émoussent la disposition de la pitié ou de la compassion, qui est la première disposition morale. Kant estime que si on veut moraliser les hommes, on doit bannir la cruauté envers les animaux pour que les êtres de raison se respectent les uns les autres. C’est cette idée qui anime le législateur du XIXe siècle puisqu’il se borne à condamner (pour une peine de quelques francs) les mauvais traitements commis en public contre des animaux domestiques.

D’après les traces de la séance parlementaire, le Général de Grammont est moqué par son propre camp (les conservateurs) qui imite des cris d’animaux. Il est au contraire soutenu par le camp progressiste socialiste. Au XIXe, les personnalités qui prennent fait et cause pour les minorités opprimées (les enfants, les femmes, les ouvriers, les esclaves) sont très favorables à la protection des animaux, voyant en eux des opprimés sans défense. Louise Michel, Emile Zola, notamment, les défendent. Ce dernier a dit à peu près ceci : « La cause des animaux est pour moi plus importante que le ridicule que vous pouvez éprouver à me voir la défendre ». Victor Schœlcher, William Wilberforce, philanthropes anti-esclavagistes sont aussi des défenseurs des animaux. Il est intéressant de voir qu’à l’époque les progressistes incluent les animaux dans leur démarche, loin d’un argument persistant selon lequel il faudrait choisir son camp, l’un étant exclusif de l’autre, soit les hommes, soit les animaux.

La réforme du droit civil concernera-t-elle aussi les animaux sauvages ?

Non, car les amendements proposant l’inclusion des animaux sauvages déposés par la députée du Val-de-Marne Laurence Abeille (EELV) ont été rejetés. Le lobby de la chasse est puissant car surreprésenté dans le milieu politique. L’amendement visant à abolir la corrida, présenté par Laurence Abeille a de même été immédiatement rejeté.

L’évolution des droits des animaux est-elle le fruit des défenseurs de la cause animale ?

Oui. C’est par exemple le cas de la réglementation concernant la mise à mort des animaux de boucherie. Jacqueline Gilardoni a fondé l’œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir (OABA) après avoir récupéré dans son jardin un âne qui s’était enfui d’un abattoir voisin et a pris conscience de la réalité des abattoirs. À l’époque les animaux étaient assommés avec un coup de masse et ensuite suspendus par les pieds et souffraient énormément. Elle a dès lors milité pour l’introduction du pistolet à étourdissement qui était déjà utilisé en Angleterre et il est devenu obligatoire, sauf pour l’abattage rituel. Il faut cependant préciser qu’il n’est pas toujours utilisé, notamment sur les veaux ou moutons.

Lorsque l’on parle du droit et des animaux, on ne peut s’empêcher de penser aux procès d’animaux du Moyen-Âge…

Les procès d’animaux se déroulent sur une longue période ; ils débutent au XIIIe siècle et le dernier a lieu en France en 1812. Les animaux sont jugés en groupe (des insectes ravageurs de cultures par exemple) ou individuellement, de façon parfois spectaculaire — on inflige par exemple à une truie les mêmes blessures qu’elle a causée à un enfant et on la pend — et de façon à être punis tandis que jamais les humains qui leur causent du tort et qui les tuent ne le sont. Etait donc attribuée à l’animal une sorte de responsabilité mais qui ne donne le droit qu’à des peines et à aucun droit. Si l’animal semble être sujet, c’est toujours pour le payer très cher [4].

Souvent on fait référence à une remarque de Rousseau disant que, dans le doute, il vaut mieux inclure les orangs-outans dans l’humanité…

Ce passage occupe une note du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), commentée notamment par Claude Levi-Strauss. Il faut se figurer les hommes des Lumières découvrant des civilisations très éloignées des leurs par les récits des voyageurs d’une part, et des espèces animales très proches des humains d’autre part. On rapportait à l’époque que les orangs-outans faisaient du feu. Rousseau est le penseur qui fonde la notion de droit des animaux par la sensibilité : « Si je ne dois faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible. ». Dans le doute, il propose donc d’inclure les orangs-outangs dans l’espèce humaine, leur réservant ainsi un respect auquel le placement dans la catégorie des animaux ne leur permettra pas d’accéder dans l’esprit et les manières de l’homme.

Que dit le droit de notre relation aux animaux ?

Le droit montre que nous n’arrivons pas, juridiquement, à penser les animaux en dehors de l’utilisation que nous en faisons. Il suffit de rappeler le chiffre tellement énorme qu’il ne dit plus rien, car l’individu n’y est pas pensable, de 60 milliards d’animaux — mammifères et oiseaux — tués par an dans le monde pour constater que les animaux sont d’abord pour les humains des biens consomptibles. En gros, le droit animalier se borne à dire quand et comment nous pouvons tuer les animaux.

Notes

[1J’ai développé ce point dans mon article « Être le bien d’un autre » paru dans la revue Archives de philosophie du droit.

[2« L’animal dans le Code Pénal », Recueil Dalloz Sirey, 25e cahier, 1995.

[3Le sang des bêtes, le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle, 1981.

[4Mais, pour la défense de la thèse radicalement inverse, je renvoie au travail très documenté et très fouillé du juriste David Chauvet, La personnalité juridique des animaux jugés au Moyen Âge (XIIIe-XVIe siècles), L’Harmattan, 2012.