Vacarme 70 / Yves Citton

Bricolages contre un désastre annoncé entretien avec Yves Citton

Bricolages contre un désastre annoncé

Comment ventriloquer les auteurs du passé, écrire sans avoir d’idées, lire et penser à l’arraché, résister aux litanies de l’impuissance, combattre les saloperies sans haïr ceux qui les font ? En quoi notre sentiment de vulnérabilité est-il une force ? Faut-il prendre acte des rationalités antagonistes ou cultiver la partialité. Un manuel d’empowerment, avec l’auteur de Mythocraties, de L’Avenir des humanités, de Renverser l’insoutenable et de Pour une écologie de l’attention [1].

Vous écrivez beaucoup, vous semblez enthousiasmé par une multiplicité de nouvelles façons de penser et d’agir. Comment faites-vous pour n’être pas déprimé par l’époque ?

Ma prolixité n’est pas un titre de gloire dans une époque de surconsommation et de productivité inflationniste.

Sans doute je devrais avoir honte de n’être pas plus profondément désespéré que je ne le suis... Mais, parler de sa déprime, de sa nostalgie ou de son impuissance, me semble absolument sans intérêt.

L’analyse de l’impuissance, aussi terrible soit-elle, ne sert-elle pas une certaine puissance de la vérité ? C’est en tout cas la position de toute la tradition du pessimisme révolutionnaire, mais aussi d’une certaine heuristique écologiste de la peur et de l’apocalypse... Trouvez-vous du mérite aux « catastrophistes éclairés » d’aujourd’hui ?

Le catastrophisme, ce serait la position, par exemple, d’un Yann Arthus-Bertrand, dans son documentaire Home ou d’un Al Gore, Une vérité qui dérange. Cela a sans doute eu des effets mass-médiatiques non-négligeables. Mais je me demande si de tels discours font davantage partie du problème ou de la solution.

Je préfère de loin la démarche d’une Ruth Stégassy dans Terre à terre, cette émission sur France Culture que j’écoute comme un rituel de santé mentale autant que comme une source d’informations. Au lieu d’accumuler des statistiques vues depuis les satellites, elle documente ce qui se fait au ras de certaines pratiques d’alternatives concrètes. Elle fait parler des gardiens de moutons, des fanatiques de la culture de figues, des zadistes, des experts du nucléaire ; et elle parvient à construire quelque chose de très fort, précisément parce qu’elle reste « terre à terre ». En rendant compte de luttes hyper-locales, elle permet d’accéder à une dimension globale, et montre que les deux dimensions se tissent à partir de ce que nous faisons ici-bas, bien davantage qu’à partir de ce qui se voit de là-haut.

Je la révère d’autant plus que sa démarche est opposée à la mienne. Pour penser, il faut toujours que je fabrique des néologismes, que je convoque de grands concepts, que je regarde le monde depuis 1750 ou Saturne. Elle, au contraire, arrive à faire parler simplement des gens qui n’ont pas besoin de jargon prétentieux, mais qui ont une puissance d’éloquence bien supérieure.

Ce que vous faites vous paraît vain ?

Disons que je me démène sur mes petits terrains à moi : les livres, les revues, les séminaires, les argumentaires. Les textes littéraires sont une expérience, la lecture est une pratique — pas forcément moins importante que l’élevage des moutons. Si ça vaut quelque chose, c’est dans la mesure où ça comporte aussi une part d’artisanat. Parler à et avec des étudiants, composer un livre, c’est comme raboter une planche ou greffer un cerisier. Les textes littéraires ou philosophiques nous branchent aussi dans une terre, dans plusieurs siècles de vie humaine qui se déterritorialisent puis se reterritorialisent sur les pages de livres ou sur des pixels aujourd’hui, et qu’il s’agit de faire vivre collectivement, dans une salle de cours, entre nous, dans nos têtes, dans nos livres, consciemment ou non. Ce sont des traditions qui nous traversent, qui nous animent, et que nous faisons vivre en nous, parce que nous sommes tous un peu ventriloques de ce que nous avons lu et entendu. Parfois, Rousseau, Diderot, Potocki ou Tiphaigne de La Roche parlent à travers moi, je les ai intégrés.

Ventriloquer les textes, ce serait cela, la pédagogie selon Yves Citton ?

Je crois que je n’ai jamais eu une idée originale. La question n’est pas d’avoir l’idée du siècle, mais de proposer des bricolages avec les idées des autres, pour aider les bonnes idées à circuler et pour ralentir la circulation des mauvaises. Qu’il s’agisse du storytelling et des pouvoirs de scénarisation sur lesquels j’ai travaillé pour Mythocratie, ou aujourd’hui de l’écologie et l’économie des ressources attentionnelles, il y a déjà tellement de textes qui circulent qu’il n’est pas inutile de collecter ce qu’il y a de plus intéressant et de s’en faire le vecteur. Lire, rassembler, filtrer, monter ensemble des citations, faire passer : on le fait inconsciemment, c’est comme ça que se nourrit notre parole, mais on peut aussi en faire une méthode, ou un mode d’intervention. Or c’est quelque chose que chacun d’entre nous peut faire, à sa petite ou grande échelle, pour autant qu’il ait un peu de temps libre pour annoter, commenter, confronter, recomposer. Il y a une sorte d’empowerment là-dedans, qui revient pour une part à déjouer les angoisses d’impuissance quant à l’action politique.

C’est donc que ces bricolages ont bien une portée politique... que vous semblez en même temps dévaluer, pourquoi ?

Je ne sais pas ce que c’est que le militantisme... Et je ne sais pas si je regrette cette absence comme un manque disqualifiant ou si je la vis comme une sorte de sagesse intuitive et de lucidité à revendiquer comme telle. Je ne dévalue donc rien, j’exprime plutôt un inconfort. Je sais de moins en moins ce que sont le ou la politique — qu’il s’agisse de la politique institutionnelle et électorale ou du militantisme de base. Quand, à Multitudes, nous avons fait un numéro pour étudier et cultiver les soulèvements des années précédentes, je sentais qu’écrire dans son petit coin ne suffit pas. Avec des livres ou des enseignements, on peut au mieux aider à infléchir certains gestes, et ça portera peut-être des fruits dans le long terme. Mais face aux ravages (actuels et annoncés) du capitalisme, il faut se soulever, et on ne se soulève qu’à plusieurs. Et ce sont ces soulèvements collectifs qui permettent à la pensée individuelle de frayer des voies véritablement nouvelles. Mais je n’ai pas grand-chose de plus futé à en dire, et c’est quand même assez mince !

J’avoue (avec tristesse) que je vis le politique, dans sa version forte d’organisation de soulèvement, comme une sorte de rêve impossible, voire un peu vain, dont je pressens en même temps que ça risque de tourner au cauchemar : comme quelque chose d’extérieur, plutôt que comme une compétence ou un accomplissement. Telle est ma relation inconfortable à la politique : je ne peux pas m’y sentir à l’aise ; pour autant, je ne peux ni ne veux la disqualifier — ceux qui la dénoncent (avec raison) comme une illusion dangereuse étant finalement plus dangereux que l’illusion qu’ils dénoncent.

Vous n’inventeriez rien, dites-vous... Mais peut-on dire que vous produisez quelque chose de rare dans les milieux de la gauche dite « radicale » : une bienveillance ? De ce point de vue, vous seriez l’anti-Comité invisible. Quand on lit leur texte À nos amis, on se pose la question de savoir qui sont ces amis... tout le monde y est dégommé : les négristes, ceux d’Occupy, les marxistes, les post-marxistes... Chez vous, c’est l’inverse : il y aurait une rupture ferme avec ceux qui nous gouvernent, mais en deçà de cette ligne, vous manifesteriez une capacité, constante et assumée, d’hospitalité théorique. Pas d’ennemi à l’extrême gauche ?

Si je suis bien conforme à ce que vous décrivez, alors je dois aduler Julien Coupat — et c’est bien le cas ! Je rêve d’être Julien Coupat, mais je n’en ai pas le cran ! Dans Tiqqun ou dans le Comité invisible, il y a une sorte de mépris général et supérieur assez insupportable en soi ; mais cela leur donne quand même une verve réjouissante, et finalement généreuse. Je trouve À nos amis juste sur la plupart des points : je ne sais pas s’ils me classeraient parmi leur amis ou leurs ennemis, mais ça ne me gêne pas qu’ils me méprisent souverainement tant qu’ils continueront à faire des livres comme ça.

D’ailleurs, ils auraient assez raison de dénoncer ce que je dis : ne pas avoir d’ennemis, n’est-ce pas une autre façon de nier ce que c’est que la politique ? Si elle exige de nommer des ennemis et d’organiser contre eux des soulèvements, ce n’est pas ce que je fais. Je sens bien que si on démolissait Monsanto, le monde s’en porterait mieux. Mais s’il m’arrivait de rencontrer le vice-président de Monsanto, je crains de finir par trouver en lui un brave type difficile à détester. Il y a sans doute des salauds, mais j’avoue que je n’en ai pas vu beaucoup. Le problème est que des saloperies se font — en très grand nombre et à très grande échelle. La question est de savoir comment neutraliser ces saloperies tout en ayant peine à croire qu’il y a des salauds. Peut-on nourrir des passions politiques sans les faire reposer sur la détestation des salauds ?

Tout au long de ma vie, j’ai joui de la chance de ne jamais devoir désigner des ennemis pour survivre. Je n’ai pas à m’en enorgueillir, et je ne décréterai jamais que c’est ainsi qu’il faut faire. Or la politique est nourrie par le fait de mener des combats qu’on choisit en partie, mais dans lesquels on se retrouve sans le vouloir, parce que ceux contre qui on lutte vous empêchent de vivre. Bref, mes ennemis sont lointains et assez abstraits : c’est à la fois ma faiblesse et mon privilège. La question ici, c’est de savoir si ce privilège est une exception ou s’il ne caractérise pas une large couche de cette « classe moyenne » que je n’arrive pas à mépriser, et qu’un certain « radicalisme » de gauche se refuse à reconnaître dans le paysage social contemporain, ce qui est à mon avis une erreur — une erreur politique, pour le coup.

Non seulement, je ne veux me reconnaître « aucun ennemi à l’extrême gauche », mais j’ai un rapport assez suspect à mes ennemis de droite. Jusqu’à récemment, c’était une évidence pour moi de penser que la rationalité vient du dissensus : quel que soit mon goût pour les revues de gauche et d’extrême-gauche (Z, Mouvements, Exemple), j’apprends plus de choses en lisant The Economist — ne serait-ce que pour entendre ce que dit l’ennemi néolibéral, dont les politiques sont en train de saccager notre planète et nos formes de vie. Or si on en vient à le lire chaque semaine, il cesse d’être un diable sur la muraille : ce n’est pas un monstre inhumain, ce sont (aussi) des raisonnements. Des raisonnements souvent viciés (mais pas toujours), truffés de saloperies, aveugles sur des points que je peux leur opposer. Il n’empêche qu’il y a là aussi une certaine intelligence — et une intelligence qui est en prise sur une certaine réalité sociale ou du moins médiatique ! Il faut essayer de comprendre cette intelligence, même (ou surtout) si on veut la combattre.

D’un autre côté, j’entends Ruth Stégassy qui me dit qu’il faut plutôt creuser une « bonne parole », en sachant qu’elle est partielle, partiale, mais en la faisant vivre dans sa vérité propre, radicale au sens où elle s’enracine dans des pratiques concrètes. C’est peut-être en effet cela qu’il faut faire aujourd’hui. Remettre quelque chose d’intensément politique dans ce travail de médiation, qui présuppose une absence de bienveillance envers ceux qu’on a désignés comme des ennemis, et dont on va décider de ne pas relayer les arguments : leur vérité, n’est pasla nôtre, même si on peut leur reconnaître qu’elle est une vérité. Mais on se porte mieux en l’excluant de son point de vue qu’en essayant de l’intégrer pour la dépasser.

Vilém Flusser, que j’ai découvert récemment, apporte pourtant un élément essentiel à ce problème : pour lui, c’est l’appareil-photo et les media audiovisuels qui ont sapé ce qu’il appelle « l’idéologie », qui consiste à s’en tenir à l’expression et à la revendication de son point de vue propre. Depuis bientôt deux siècles, on sait qu’on peut toujours prendre d’autres photos, depuis d’autres points de vue, et qu’elles ne sont ni plus ni moins vraies que celles que nous défendons. Ce pluralisme est inscrit dans nos dispositifs médiatiques, depuis l’appareil-photo jusqu’à Internet ; il a profondément imprégné nos perceptions du monde, et c’est peut-être cela qui inhibe ce qu’on identifie comme « la politique ». Ici encore, je ne sais s’il faut en prendre acte et comprendre quels autres comportements sont adaptés à ces nouveaux environnements, ou s’il faut cultiver de nouvelles formes de partialité pour faire entendre les positions politiques capables d’entraver notre course à l’abîme.

Le souci de la bienveillance dont nous parlions ne tient-il pas aussi à une conscience aiguë de la vulnérabilité des groupes ? Marx peut dire « Le parti se renforce en s’épurant », parce qu’il a l’impression d’être habité par le vent de l’Histoire, que des partis communistes se créent partout, et que l’important est de trouver la juste ligne de masse. Aujourd’hui, on a plutôt le sentiment que si on épure, il n’y aura plus rien. Sans doute sommes-nous dans des positions conservatrices, avec la peur de détruire les micro-institutions que nous avons construites, parce que le vent actuel pousse à ce que nous disparaissions ?

Vous dites « conservateurs » ? Il me semble qu’il y a plutôt là un tournant écologique de la conception de l’agir politique. C’est une question de soutenabilité : nos petits groupes doivent rester soutenables, ce qui implique un travail de care, la nécessité de prendre soin de ce qu’on est et de ce qu’on a, dans une conscience de notre vulnérabilité. Est-ce du pessimisme dans une situation où nous sommes inaudibles, tellement minoritaires que cela confine à l’inexistence ? Ou n’est-ce pas plutôt que nos façons de faire ensemble des revues, des manifestations, sont marquées par ce « tournant écologique » que nous sommes en train de vivre à toute une série de niveaux. Et là, il n’y a rien de pessimiste. Peut-être que ce que nous vivons comme un sentiment de vulnérabilité poussant vers une bienveillance à visée de soutenabilité ne doit pas être analysé comme une position de faiblesse ou de conservatisme, mais plutôt comme une façon d’être en phase avec le monde qui est en train de se mettre en place.

Pouvez-vous définir ce que vous appelez « écologie » ?

Une conception de formes de vie soutenables et désirables dans un environnement où les ressources sont limitées — qu’il s’agisse des ressources naturelles, des ressources attentionnelles, etc. Soutenable, c’est le minimum. Désirable, c’est ce qui manque dans l’écologisme dirigiste, imposé de haut par principe d’autorité. Soutenable, l’écologie est économique. Désirable, elle devient politique.

Comment fonctionne Yves Citton ?

J’ai écrit tous mes derniers livres en partant d’une idée : faire quelque chose sur les façons de diriger notre attention dans un contexte où elle est sans cesse sollicitée (Pour une écologie de l’attention) ; écrire sur la puissance des récits et la nécessité de s’en servir (Mythocratie) ; travailler sur nos gestes communs susceptibles d’exercer une pression sur ce qui nous gouverne (Renverser l’insoutenable). De là, je repère des pistes, j’ai quelques références, je construis un plan minimal — puis je lâche prise. Quelqu’un m’envoie un livre ? J’essaie de le regarder d’abord par politesse. Mais souvent, comme par miracle, il se trouve que c’est exactement ce sur quoi je suis en train de travailler, ça m’apporte une pièce manquante à mon petit puzzle, et ça le fait rebondir dans une direction inattendue ! Je travaille vite, je me donne deux ou trois mois pour écrire un livre, mais je développe à cette occasion une sorte de sensibilité qui fait que dans presque tout ce qui me tombe sous les mains, il y a quelque chose de bon à prendre, qui résonne avec ce que je suis en train de faire... C’est une sorte de miracle systématiquement renouvelé, qui n’en est donc pas un.

Diriez-vous que vous bricolez ou que vous braconnez ? Constituez-vous un trésor par accumulation en vous disant qu’il servira plus tard ? Ou partez-vous en chasse sur des terres qui ne sont pas les vôtres en vous emparant du gibier sans vous demander s’il est représentatif — comme quand le professeur de littérature que vous êtes s’aventure en économie ?

Les deux. Côté bricolage, j’accumule des trucs qui pourraient servir, sans idée d’exhaustivité. Mais le braconnage tel que vous le définissez m’intéresse. Dans un colloque sur le rôle du contexte dans l’interprétation littéraire, j’ai réfléchi sur l’idée de « lecture à l’arraché », comme anti-modèle de ce qu’on apprend à faire à l’université. Je finis rarement les livres (savants) que je lis. Une sorte d’urgence me pousse : j’arrache des bouts de discours qui me paraissent utiles, à ce moment-là, pour composer des argumentaires en prise sur certaines évolutions de nos réalités.

Un modèle pour ce type d’écriture, c’est l’improvisation de jazz. On dispose d’une sorte de canevas, on sait à peu près d’où on part et comment cela va finir (même si ce sera d’autant mieux qu’on sera surpris par une fin inattendue) ; on se met à plusieurs, ce qui suppose de se mettre à l’écoute de ce que font les autres, et d’entrer dans un jeu de résonances collectives faites d’échos, de contrepoints, de contrepieds rythmiques, d’intensifications.

Les meilleurs moments — si fréquents que l’écriture est devenue pour moi une expérience de jouissance non-stop — sont ceux où l’occasion d’une rencontre improbable (un coup de téléphone, une émission de radio, un hyperlien) fait bifurquer mon argumentation. Le saxophoniste Steve Lacy décrit les beaux moments de l’improvisation collective comme l’expérience de sentir la scène où l’on joue entrer en lévitation (lift the bandstand). C’est dans cet état que j’ai écrit la plupart de mes livres. C’est un bonheur apparemment solitaire et ridicule : je rigole tout seul, je tape sur la table, je m’apostrophe à haute voix tellement c’est incroyable. Mais en même temps, c’est profondément collectif, comme le jazzman nourrit à chaque instant son improvisation de son écoute des improvisations des autres membres de l’ensemble. Quand il m’arrive d’ouvrir un de mes livres après coup, je suis étonné de ce qui s’y trouve. Que ce soit parce que c’est trop génial ou trop nul pour venir de moi, dans les deux cas, j’y reconnais tout autre chose que ma petite personne : une intelligence ou une bêtise collectives.

Cette improvisation est une sorte de bonne pratique numérique : une recollection d’éléments qui se soucient moins des contextes que de son propre centre. Et pourtant, vous restez dans une culture du livre...

C’est que je suis nul en nouvelles technologies ! J’aimerais vraiment avoir une autre vie pour développer les capacités de programmation qui sont aujourd’hui la condition absolue pour ne pas vivre en analphabète. Mais indépendamment de la programmation, c’est vrai que je fais avec les livres ce qu’on reproche aux « jeunes » de faire avec Internet : un papillonnage précipité et insuffisamment prudent, qui ramasse à l’arraché des copiés-collés (sampling) que je « remixe » ou « mashup ». Je me sens comme un enfant du numérique qui aurait grandi avant le numérique... Personne dans ma famille n’avait fait d’études universitaires avant moi, et j’ai sans doute un peu de cette naïveté qui caractérise les premières générations. Mais outre la valorisation des études et le désir d’apprendre, c’est de mes parents que j’ai reçu le plus important : mon père a une intelligence pratique et un vrai génie de bricoleur, et ma mère est animée d’une force d’urgence et de positivité optimiste. Si la curiosité et la liberté qu’ils m’ont inspirées ont produit quelque chose de bien, c’est à ces traits de leur personnalité que je le dois. J’ai toujours considéré comme un privilège de pouvoir être parmi des universitaires (qui sont censés être des gens sérieux et disciplinés), et qu’ils me laissent faire mes bricolages jouissifs sans m’accuser trop souvent d’imposture.

Cela dit, d’un autre côté, je suis un pur produit du système universitaire : si tout ce que je peux saisir paraît faire sens dans mes improvisations, c’est que j’ai développé une sorte de flair qu’on n’acquiert qu’à bac +30... Ma méthode d’appropriation tous azimuts, si c’en est une, n’est probablement pas généralisable à n’importe quel esprit connecté sur Internet. C’est justement à nos institutions d’éducation supérieure qu’il appartient de faire acquérir les ingrédients de ce flair.

N’y a-t-il pas là une façon de s’assumer comme un généraliste, en refusant les cloisonnements disciplinaires et la légitimité exclusive des spécialistes ? Iriez-vous, à la manière de Deleuze et Guattari, jusqu’à vous revendiquer de votre propre incompétence, au moins pour ne pas écraser vos lecteurs sous un savoir dont vous seriez le seul maître ?

Je ne suis pas du tout fier d’être non-spécialiste : on est toujours trop superficiel, trop soumis à l’urgence, trop imposteur. C’est une limite et une insuffisance, pas un mérite ni un titre de gloire. Universitaire ou pas, nous nous devons — à nous-mêmes et à autrui — un effort de recherche, d’étude (studium), d’information par lequel on devienne aussi spécialiste que possible sur ce dont on parle. À l’université, on a de la chance de pouvoir, en principe, disposer de temps long pour faire de la recherche. Je dis « en principe », parce que toute la logique parano-bureaucratique actuelle s’ingénie à siphonner ce temps à force de réunionite aiguë, de réformes administratives insignifiantes et de procédures d’évaluation saugrenues. Il faut défendre ce privilège du temps long contre les dynamiques qui l’érodent et le menacent. Mais quant à moi, je ressens aussi le besoin de le secouer périodiquement. Autant j’admire certains collègues qui ont construit une compétence de longue haleine et de grande profondeur (les deux vont ensemble) sur un domaine circonscrit où ils ont acquis un statut d’autorité — le savoir discipliné qu’ils apportent est indispensable à nourrir nos discussions — ; autant je ressens le risque de voir des intelligences végéter dans leur petit bocal, tellement aseptisé qu’il en devient stérile.

L’université doit travailler dans deux directions perpendiculaires mais également indispensables. D’une part, fournir des vacuoles de spécialisation protégées au sein desquelles on puisse poursuivre un travail d’approfondissement. D’autre part, cultiver et diffuser ce que Vilém Flusser décrit comme des gestes de recherche, qui bousculent les compartimentations en mangeant à tous les râteliers, qui explorent des connexions improbables, qui ébauchent des hypothèses inouïes, motivées par les urgences des problèmes que rencontrent nos évolutions sociales. Or non seulement ces gestes de recherche sont voués à paraître fumeux, voire fumistes, du point de vue des spécialisations disciplinaires ; mais ils relèvent surtout d’une dynamique différente, où la notion de « courbe d’apprentissage » (learning curve) joue un rôle central. Si je suis un spécialiste de Diderot, une heure passée dans un colloque sur Diderot m’apprendra beaucoup moins qu’une heure passée à m’initier à la mycologie. Plus je suis novice dans un domaine de savoir, plus ma courbe d’apprentissage est pentue ; plus je suis avancé, plus elle tend à s’aplatir. J’ai une terrible intolérance envers l’aplatissement de mes courbes d’apprentissage. Après quelques années passées dans un domaine de recherche, je deviens impatient.

C’est d’ailleurs ce qui me pousse à travailler, en littérature, sur des auteurs mineurs : il me semble que j’apporte davantage en faisant un article (aussi approfondi que possible) sur Charles Tiphaigne de la Roche, Charles de Fieux de Mouhy ou Jean-Marie Chassaignon, plutôt qu’à raffiner à l’infini notre compréhension du matérialisme de Diderot ou de la madeleine de Proust. Mais je précise que ce n’est qu’une affaire de choix personnel. Je souscris à la définition paradoxale que donnait Barthes de la littérature comme « science des nuances », et je me garderais bien de blâmer quiconque pour nous aider à trouver davantage de nuances dans une page de Rousseau ou de Flaubert.

Dans votre domaine de compétence, la littérature, vous travaillez à creuser les contradictions sans chercher à les résorber...

Qu’est-ce que lire d’un point de vue littéraire ? C’est postuler qu’un auteur dit toujours la vérité, qu’il a toujours une bonne raison d’avoir choisi cette expression plutôt que toute autre, et que l’interprète doit s’efforcer de comprendre ce choix — jamais de le condamner, ni au nom d’une idéologie, ni même au nom de la vérité ou de la logique. On devient littéraire dès lors qu’on décrète que la parole de l’auteur est supérieure à toute logique établie, qu’elle contient sa propre logique qu’il faut tirer du texte lui-même.

Si l’on étend ce principe à tout auteur et à tout locuteur, l’approche littéraire conduit à postuler que les gens ont toujours raison, quoi qu’ils disent, parce qu’ils ont toujours de bonnes raisons de dire. Au croisement de Jacques Rancière et de Joseph Beuys, cela invite à faire l’expérience de l’égalité des intelligences et à proclamer que chacune est artiste. Bien sûr, ce n’est pas si simple et il est plus facile d’appliquer ce principe aux textes du XVIIIe siècle qu’aux discours des militants du Front National...

Mais alors il n’y a plus de politique possible...

C’est en effet là où elle menace de se dissoudre. Cela conduit à penser l’expérience littéraire comme un monde où il n’y a pas d’ennemi, pas d’erreur, juste des logiques étrangères et contradictoires dont il faut comprendre les causes et les motivations. On (re)construit un monde possible dont on observe l’expression et dont on tente d’expliciter la logique propre, potentiellement irréductible aux logiques préexistantes. C’est là notamment où la littérature se distingue de la philosophie : le philosophe soumet ce qu’il dit à des logiques préexistantes, alors que d’un point de vue littéraire, on accepte que les mots utilisés en savent toujours plus que les logiques à travers lesquelles on les juge. Parce qu’on postule que les mots sont en excès sur les logiques, ce qui nous intéresse n’est donc pas de savoir si telle proposition est vraie ou fausse, mais pourquoi elle méritait d’être exprimée, comment elle est exprimée, ce qu’elle exprime.

Cela permet toutefois aussi de se demander comment on aurait pu l’exprimer autrement : comment on aurait pu exprimer un même affect (de frustration, d’indignation) avec un vocabulaire différent (la détestation du capitalisme, le rejet des mass-médias, plutôt que la haine du migrant ou des intellectuels). C’est là qu’on retrouve sans doute de la politique — mais déplacée. L’ennemi, ce n’est plus celui qui tient des propos racistes, sexistes, homophobes ou écophobes. L’ennemi, c’est le processus de médiation qui conduit à exprimer un affect toujours légitime (la peur, la méfiance, le désir, le dégoût) par une formule dévoyée, dont les effets exacerbent ou multiplient les problèmes au lieu d’aider à les résoudre. Le vice-président de Monsanto est peut-être un brave type (ou peut-être pas), mais la saloperie tient aux médiations qui conduisent simultanément son discours et ses actes à privatiser des semences, à répandre des nuisances incontrôlables, à asservir des paysans, à appauvrir nos biens communs.

Qu’est-ce que la littérature, sinon l’attention déportée du message vers le medium textuel ? Plus généralement, qu’est-ce que les pratiques et les expériences artistiques, sinon l’exploration de la puissance des media en tant que media ? On s’aperçoit alors qu’il ne suffit pas de décréter l’égalité des intelligences ou le fait que chacune soit une artiste. Chacune peut devenir l’artiste ou l’intelligence qu’elle est en puissance, à condition d’être en position de se bricoler des médiations appropriées. Nos ennemis politiques sont à identifier dans certains processus de médiation — à combattre par d’autres processus de médiation. La littérature apparaît alors comme un cas particulier de la pratique et de l’étude des media.

C’est pourquoi vous vous présentez désormais comme un « archéologue des media » plutôt que comme un littéraire spécialiste du XVIIIe siècle ?

« Écologie des media », « écologie de l’attention », « archéologie des media », « études de media comparés » : ces champs émergents me semblent permettre aujourd’hui de recadrer les études littéraires de façon à leur réinsuffler une pertinence qu’elles ont perdue. Mais au-delà d’un sauvetage disciplinaire, il s’agit surtout d’affirmer qu’il ne peut y avoir de politique que médiactiviste — et que les pratiques et les études portant sur les arts et la littérature sont parmi les mieux placées pour contribuer à ces politiques.

Cela requiert pour commencer, de distinguer trois couches dans ce qu’on confond sous l’appellation générale de « médias ». Avec des gens comme Thierry Bardini ou Emmanuel Guez, j’essaie de promouvoir trois graphies différentes pour désigner ces trois couches. À un certain niveau, on a les médias de masse, écrits avec l’accent et le -s, (Le Monde, TF1) dont les effets de diffusion (broadcast) à grande échelle relèvent du « médiatique ». Qu’il s’agisse d’une émission télévisée à grand public ou d’une conversation téléphonique privée, on peut ensuite écrire media, sans accent ni -s, pour désigner les vecteurs de communication qui relient le séparé, qui plient les temps, les espaces et les agentivités en permettant l’enregistrement, la transmission et le traitement des données, selon des processus « médiaux » ou « médiologiques ». Enfin, l’archéologie des media nous apprend à repérer l’omniprésence occulte des médiums et du « médiumnique » au cœur ou à l’horizon des dispositifs techniques opérant ces pliages de temps, d’espaces et d’agentivités. Qu’on étudie l’histoire des inventions techniques ou notre propre rapport à nos gadgets électroniques, on s’aperçoit que la magie, la possession, les spectres, les esprits ont constamment hanté nos appareils de communication.

Mieux comprendre les interactions du médiatique, du médial et du médiumnique serait donc la tâche du moment ?

Exactement. Nous sommes nombreux à nous retrouver sur cet agenda de recherche, que nous venions du numérique, du design, du cinéma, des arts, de la philosophie, de la littérature — avec des références convergentes, familières dans beaucoup de pays voisins mais encore méconnues en France : Vilém Flusser, Friedrich Kittler, Matthew Fuller, Alexander Galloway, Katherine Hayles, Mark Hansen, Jussi Parikka. Nous essayons de faire paraître des traductions, de monter des projets collectifs, d’organiser des conférences. Je ne suis encore qu’un petit écolier en la matière, mais c’est tant mieux : ma courbe d’apprentissage est encore verticale à ce stade. Je ne connais rien de plus exaltant — et il me semble que ce sentiment est partagé par plein de gens passionnés et passionnants. J’espère que l’appellation d’« archéologue des media » sera rapidement contagieuse.

Notes

[1Respectivement publiés aux Éd. Amsterdam, 2010 ; Éd. La Découverte, 2010 ; Éd. du Seuil, 2012 ; Éd. du Seuil, 2014.