faire parler l’épidémiologie

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Jamais l’épidémiologie n’a été si sollicitée qu’aujourd’hui. Auxiliaire et garante de la santé publique, science d’état censée orienter la décision politique, elle élabore et recueille des données dont l’importance stratégique n’échappe à aucun des acteurs de la lutte contre le sida. Il n’en est que plus nécessaire de lui demander des comptes.

Personne n’aurait l’audace de demander à l’épidémiologie de se taire : à quel titre pourrait-on réclamer la mise au silence d’un savoir scientifique ? Au cours des cinquante dernières années, l’épidémiologie s’est constituée en discipline scientifique à part entière, faisant entrer la statistique et la pensée probabiliste dans les sciences biomédicales. Elle a été divisée en plusieurs spécialités (« descriptive », « explicative », « évaluative »), dont le seul énoncé suggère combien le succès de la discipline est indissociablement scientifique et politique (« description des états de santé de populations », « explication des causes de pathologies », « évaluation des actions publiques de santé »). De fait, l’épidémiologie est un savoir appliqué, une science au service du politique, pour des raisons qui tiennent autant à ses conditions historiques d’élaboration qu’aux usages sociaux et politiques de ses productions. La renaissance de l’épidémiologie a d’abord pris forme, après 1945, sur le terrain des maladies chroniques non transmissibles comme le cancer, à la double faveur de la demande politique d’explication de la croissance de ces pathologies, et de l’incapacité des sciences biomédicales à en faire l’étiologie. Avec le retour au premier plan, dans les années 1980, des menaces infectieuses, l’épidémiologie est devenue indispensable à ceux qui souhaitent comprendre et lutter contre les maladies transmissibles, à commencer par les pouvoirs publics. Aujourd’hui, les connaissances essentiellement descriptives apportées par l’épidémiologie comme savoir de la « veille sanitaire », comme technologie de « surveillance », forment la base et la justification de la politique de « sécurité sanitaire » menées par les « autorités sanitaires ».

Si l’épidémiologie « parle » de plus en plus, si elle occupe une place grandissante dans l’espace public, ce n’est ainsi pas seulement en raison de sa légitimité scientifique, mais aussi à proportion de son utilité politique : le discours de l’épidémiologie est d’autant plus profus qu’il est sollicité. Il n’est pas d’acteur de la lutte contre le sida qui, pour justifier ou dénoncer une décision politique, ne s’appuie sur les données épidémiologiques ; et il est peu d’acteurs, notamment dans les associations, qui ne perçoivent dès lors l’importance stratégique de ces données, et la nécessité de rendre leur élaboration ouverte et discutable.

L’affaire récente de la déclaration obligatoire de séropositivité a montré que les modalités de recueil et de traitement des données de l’épidémiologie ne laissaient plus personne indifférent. Le projet gouvernemental était de faire de l’infection à VIH elle-même, et non plus seulement du stade sida de l’infection, une des maladies devant faire l’objet d’une déclaration obligatoire à l’autorité sanitaire ; soutenu par plusieurs associations et par les épidémiologistes, ce projet avait (et a encore) pour principale justification le caractère de moins en moins pertinent des « nouveaux cas de sida » comme indicateurs de la dynamique épidémique, en raison des progrès thérapeutiques retardant l’entrée de la maladie au stade sida. Les enjeux de confidentialité des données, de sécurité du dispositif, de respect des personnes, ont été largement débattus - à juste titre, la contradiction, structurelle en santé publique, entre droits de la personne et protection de la population s’avérant ici particulièrement saillante. Mais bien des questions de méthode ont également posé problème : à quel niveau saisir l’ancrage territorial des personnes (département ou commune) ? quelles catégories utiliser pour comprendre les déplacements des personnes sans tomber dans des dénominations déplaisantes (le fameux « Français de souche ») ? comment mieux maîtriser le recours à la notion d’« origine », utilisée dans la déclaration obligatoire du sida pour la personne malade et son partenaire dans le seul cas des contaminations par voie hétérosexuelle ? Il sera bientôt temps, tout le monde l’espère, de juger de l’efficacité du nouveau dispositif et d’évaluer ses modes de fonctionnement. Il faudra alors particulièrement observer les usages de la déclaration par les « professionnels » sollicités pour la faire fonctionner (dans les laboratoires, les hôpitaux, les cabinets de ville, les directions administratives déconcentrées, l’Agence publique de veille sanitaire) et par les associations ; il faudra aussi rapporter aux engagements préalables en termes de prévention « ciblée » l’utilisation concrète des résultats par les autorités sanitaires. Le temps est (largement) venu, en revanche, de systématiser le questionnement de l’épidémiologie, et particulièrement de l’épidémiologie officielle, science d’État censée en tant que telle orienter la décision publique, aujourd’hui réunie dans des agences d’État qui, par-delà leurs différences (en termes de statut, de rapport à l’administration centrale, de moyens à leur disposition, etc.) sont toutes garanties « 100 % expertise » par le pouvoir politique.

Plutôt que la faire taire, il s’agit donc de faire parler l’épidémiologie, de la faire parler mieux, et davantage. On pourrait alors s’intéresser aux manières de la faire parler, et imaginer des formes susceptibles d’approfondir la production démocratique de la connaissance et de la décision politique, à rebours de la double délégation aux savants et aux politiques. On peut aussi, plus simplement, prendre acte du mode d’organisation existant, et, par les armes de la distanciation critique, armes classiques du raisonnement scientifique, interroger quelques évidences de l’épidémiologie en train de se faire et de se donner à voir.

technique, rhétorique et communication

Prenons acte, donc, du fait que l’épidémiologie de veille ou surveillance sanitaire, auxiliaire et garant scientifique de la santé publique, est un savoir qui met en chiffres le réel, met en discours ses chiffres, et rend public ses discours, ainsi que ses chiffres, parfois, ou du moins une partie d’entre eux. On peut ainsi distinguer trois opérations élémentaires de l’épidémiologie, celle-ci étant successivement une technique statistique, une pratique discursive (une rhétorique), et une instance « communicante » (un intervenant dans l’espace public).

Interroger l’épidémiologie en tant que technique statistique, ce pourrait être exiger qu’elle explicite les dénominateurs ou échantillons utilisés et qu’elle justifie leur consistance dans la réalité sociale. Une telle exigence semble particulièrement nécessaire dans le cas d’investigations préliminaires sur des phénomènes dits « émergents » - comme, récemment, la recrudescence de certaines MST. C’est un truisme que de rappeler que ce que l’on trouve dépend de là où l’on cherche, et que tout échantillon est susceptible de présenter des biais élémentaires. La mise en évidence récente de la recrudescence de la syphilis dans les « milieux homosexuels » et seulement dans ces milieux, serait ainsi totalement convaincante si étaient explicitées les modalités de constitution de l’échantillon de l’enquête : comment est constituée la population qui fréquente les dispensaires anti-vénériens et les cabinets de médecins libéraux desquels sont issus les cas recensés ? les groupes formant cette population présentent-ils des différences notables dans certaines pratiques, par exemple dans leur recours au dépistage ? qu’est-ce qui distingue ces professionnels de santé des autres dans leurs rapports (de proximité ou d’éloignement, de confiance ou de méfiance, etc.) aux pratiques de santé publique que sont, par exemple, la proposition d’un test de dépistage ou la participation à la surveillance épidémiologique (comme implication dépassant les obligations de déclaration) ? On ne voit pas pourquoi la production épidémiologique des connaissances échapperait à l’impératif d’explicitation des modalités de construction de l’objet auquel toutes les sciences sociales ont pour devoir et règle de se soumettre.

Interroger l’épidémiologie sur le plan de la rhétorique, c’est avant tout lui demander des comptes sur les dénominations ou catégories qu’elle élabore. On sait que, depuis le début de l’épidémie de sida, l’identification de « groupes à risques » a fait l’objet de nombreux débats, en raison des stigmatisations auxquelles elle risquait de conduire (et auxquelles elle a effectivement conduit). Des modifications, plus ou moins satisfaisantes, ont été introduites, soit par affinement de la qualification, soit par déplacement dans l’imputation des risques. Affinement de la qualification : des parties de ces groupes, identifiées par des variables supplémentaires, ont été définies comme plus exposées au risque de l’infection. Déplacement de l’imputation : vers les comportements, ce qui induit une individualisation problématique de l’imputation, et/ou vers les situations, dans le cadre d’une compréhension plus fine de la relation des individus à plusieurs risques. Il est évident cependant qu’aucun consensus n’a clos la controverse, et que le discours de l’épidémiologie nourrit encore bien des ambiguïtés.

Il est ainsi légitime, comme le font les épidémiologistes, de mettre en évidence la proportion croissante des « femmes originaires d’Afrique subsaharienne » parmi les malades du sida. Ou plutôt, ce type de discours n’est légitime que dans la mesure où il vise à poser la question de la vulnérabilité des personnes immigrées de nationalité étrangère à l’égard de l’infection à VIH, et de la poser enfin dans toutes ses dimensions, en définissant l’espace du pensable mais aussi du possible dans lequel se réalisent concrètement les comportements de ces personnes. Mais l’insistance avec laquelle ce « groupe » est désigné comme victime principale de l’épidémie pose au moins trois problèmes - sans même revenir sur l’effet potentiel de stigmatisation. Elle focalise d’abord l’attention, par définition, sur un « groupe » qui ne semble guère connaître aujourd’hui d’autre concurrent sérieux que les « homosexuels » dans la définition des cibles prioritaires dégagées par le discours épidémiologique, alors même que bien d’autres situations devraient être jugées tout aussi préoccupantes, par exemple dans les départements d’outre-mer ou parmi les usagers de drogues. Elle unifie ensuite de l’hétérogène national (il n’existe pas, que l’on sache, de catégorie « femmes européennes »), la rhétorique épidémiologique sacrifiant ici, comme souvent, la diversité sociale sur l’autel de la « significativité » statistique. Elle efface enfin la question nationale, au travers d’une notion, « l’origine », qui transcende l’appartenance nationale : le lieu originaire étant identifié (dans le seul cas des contaminations par voie hétérosexuelle) en fonction de l’intensité de l’épidémie qui y a cours (Afrique sub-saharienne, Asie du Sud-est, etc.), la femme « originaire d’Afrique » peut tout aussi bien être de nationalité française que de nationalité étrangère - de même que la femme originaire des Caraïbes peut être guadeloupéenne ou haïtienne. Ce qui soulève bien des questions quant à la manière dont certaines enquêtes sont menées et quant à leur finalité. Selon quels critères, dans le face-à-face de la consultation, un médecin identifie-t-il une « femme originaire d’Afrique sub-saharienne », ou un « homme originaire d’Afrique du nord » ? de quels « groupes » veut-on évaluer au juste la vulnérabilité à l’infection à VIH : les étrangers immigrés ? les nationaux d’origine étrangère, ceux qu’on dit « issus de l’immigration » ? ou bien ces nationaux (d’origine nationale) particuliers que sont les Antillais venus en métropole ? ou bien encore tous ces groupes à la fois...?

Interroger, enfin, l’épidémiologie comme « instance communicante ». Peu nombreuses sont les réunions scientifiques, administratives et, dans une moindre mesure, associatives, qui ne sollicitent la présence d’un épidémiologiste. Mais les épidémiologistes eux-mêmes ont investi dans les moyens de communication : conférences, sites internet, publications. Il est utile de prendre au sérieux la manière dont les épidémiologistes présentent leurs travaux en public. Comme discours scientifique, le discours épidémiologique ne s’expose jamais autant à des mises en cause de la validité de ses productions que lorsqu’il fait circuler des énoncés en dehors de son champ de production, dans des lieux où l’absence de familiarité entraîne une exigence supérieure d’explicitation. Comme discours d’une science appliquée, il est au service d’une politique de santé publique qui, sur fond d’universalisme, prétend prescrire aux individus les comportements conformes à la préservation de cette valeur suprême qu’est censée représenter la santé. En d’autres termes, la mise en scène du discours et la présentation de soi des scientifiques sont particulièrement intéressantes à observer quand ceux-ci s’adressent à des acteurs susceptibles de cumuler ignorance (des « profanes ») et indignité (des individus - toujours - « à risque »). Or, il ne semble pas, au vu de quelques prestations récentes, que les épidémiologistes soient sur le point de juger recevables et légitimes les demandes d’explicitation en provenance des autres acteurs de la lutte contre le sida. On peut comprendre ces réticences en les rapportant à un supposé habitus scientifique (qui mène parfois certains à croire qu’ils détiennent le monopole de l’accès à l’universel) ; on peut aussi les interpréter comme la manifestation d’une ambition politique (« à nous de définir la politique de prévention ») chez des acteurs occupant une position à la fois incontournable et de dépendance vis-à-vis des pouvoirs administratifs et politiques.

science européenne

Ces questions ne doivent pas être posées aux seuls représentants nationaux de l’épidémiologie. Il existe une tension entre deux objectifs pensés comme complémentaires même s’ils sont aussi potentiellement contradictoires : d’un côté, l’amélioration générale de la santé des populations ; de l’autre, l’organisation de dispositifs de sécurité sanitaire. Sur ce dernier objectif, force est de constater que la surveillance épidémiologique se déploie aujourd’hui à plusieurs niveaux - international, supranational, national et infranational - et qu’il est d’autant plus difficile d’interroger les travaux des épidémiologistes qu’ils se situent à un niveau élevé. Qui, par exemple, s’intéresse aux modalités d’élaboration des statistiques mondiales fournies par l’ONUSIDA et aux usages qui en sont fait ? qui s’intéresse aux productions épidémiologiques européennes ? Pour ces dernières, on remarquera que, à la faveur des crises sanitaires récentes (sida, hépatite C, vache folle, fièvre aphteuse, etc.), la surveillance épidémiologique européenne a singulièrement gagné en visibilité, au point que certains voient dans cette action une des principales modalités de construction de l’Europe politique. Mais la surveillance européenne bénéficie en fait depuis les années 1980, en tant qu’objectif prioritaire dans l’ensemble des actions de santé publique, du financement de la Communauté européenne, via des programmes visant notamment à la collaboration institutionnalisée des centres nationaux, à la mise en commun et l’uniformisation des outils cognitifs et pratiques, à la « remontée » des données dont l’interprétation est confiée à des spécialistes patentés. On se trouve ainsi confronté à l’existence d’un dispositif susceptible de produire des effets - en termes de légitimation de politiques - d’autant plus décisifs que les principes de leur production demeurent mal perçus.

Autant dire que les questions posées à l’épidémiologie d’État doivent également être adressées à la science européenne en cours de constitution. Interroger cette science comme technique statistique, c’est moins évoquer les dénominateurs que lui demander d’évaluer les coûts, en termes de connaissance, qui résultent de la logique d’agrégation et de re-découpage qui construit en partie son action (que penser de la situation de l’épidémie dans la « région Ouest » de l’Europe d’une cinquantaine d’États pré-agrégés par l’OMS ?). L’interroger comme pratique discursive, c’est avant tout lui demander de préciser l’adéquation entre les catégories qu’elle emploie et celles en vigueur au niveau national, en la sommant de justifier la réification (pour le coup) universelle de groupes sociaux (il n’y a pas un modèle européen de « personne contaminée par voie homosexuelle » !) L’interroger, enfin, comme instance communicante, c’est peut-être, tout simplement, observer les usages que les acteurs nationaux, en fonction de leurs intérêts, font de ses productions et de ses recommandations.