Vacarme 71 / Ouverture

« Tableau d’ensemble des races peuplant les colonies françaises »
Tiré de l’Atlas colonial français édité par L’Illustration en 1929.

« La race n’existe pas mais elle tue. » Effet sans cause, irréelle réalité, la race est le produit prématuré d’un insatiable besoin de classement. « La race a la simplicité des grandes folies, de celles qu’il est simple de partager car elles sont le bruit de nos rouages quand plus rien ne les dirige. », écrit Alexis Jenni dans L’art français de la guerre (2011). Penser la race, c’est toujours opérer la pensée raciale, en dénuder le mécanisme primaire. La comprendre, c’est déjà reconnaître qu’elle opère [lire la contre-généalogie de Mathieu Renault, p. 24]. Qui entend, au nom de « l’universel », rejeter toute racialisation du politique doit donc commencer par prendre en charge, ne serait-ce qu’un temps, la violence fondée sur les différences raciales. Emprunter la voie de la déracialisation, est-ce déterminer à l’avance où ce chemin conduit, donner un motif positif à l’universel qu’il vise (par exemple l’idéal démocratique, ou la négritude) ? Ou supprimer, le plus tôt possible, en cours de route, les rapports de domination qui empêchent son avènement ? Ce chantier hésite entre l’affirmation provisoire d’un essentialisme stratégique et la revendication d’une idéalité qui abolirait en actes les différences raciales [lire Sophie Wahnich, p. 84]. Ce texte d’ouverture ne prétend pas trancher l’alternative, mais se décide néanmoins à adopter un leitmotiv : la race n’existe pas, mais elle tue.

rejeter toute racialisation du politique : idéalités démocratiques

La race tue des hommes et des femmes, mais pas seulement. Elle tue la forme politique inventée pour la contrer : l’idéal démocratique forgé laborieusement et qui émerge par rares intermittences.

intermittence 1 : Grèce, Athènes au Ve siècle

Tout l’édifice démocratique repose sur le refus de laisser les gens, c’est-à-dire les lignages aristocratiques, occuper à ce titre l’espace politique. Pour être certain que ces gens, quels qu’ils soient, ne pourront subvertir l’intérêt commun de la cité, Clisthène, grand inventeur d’institutions, fabrique des tribus qui ne sont ni lignagères ni territoriales. L’Attique est alors divisée en trois ensembles : la ville, la côte, et l’intérieur, qui sont eux-mêmes divisés en dix portions territoriales. Le pouvoir législatif est exercé à tour de rôle par dix tribus, constituées d’une des dix portions de chacun des trois ensembles. Appartenir à la même tribu, ce n’est plus être du même sang, ni du même lieu, ni du même groupe d’intérêts, mais partager sur un temps donné les mêmes responsabilités. Par un double effet de disjonction et de conjonction topologique, le clientélisme et les hiérarchies sont ainsi cassés au profit d’une égale répartition du pouvoir dans un sacré mélange. Les aristocrates accusèrent Clisthène, issu de la grande famille des Alcméonides, d’avoir mis la populace dans son écurie et d’être devenu un « démocrate ». Il sut retourner le stigmate en titre de gloire. Oui, « démocrate », affirmant une parfaite égalité de liberté politique à chacun des citoyens sans distinction de compétences, de lignage ou d’origine, sans classement. Cela dura un siècle. Certes, le lignage ou l’origine dans la cité grecque ne jouent pas le même rôle que la justification raciale de la colonisation. Cependant, parce qu’il donne corps à l’idéalité démocratique, en jouant de la stratégie du retournement de stigmate, on peut considérer que Clisthène contribue à « déracialiser » la société athénienne. Pour le comprendre, il faut se transporter une douzaine de siècles plus tard, au royaume de France.

La race tue des hommes et des femmes, mais pas seulement. Elle tue la forme politique inventée pour la contrer : l’idéal démocratique.

intermittence 2 : France et outre-mer, XVIIIe siècle

Boulainvilliers et ses amis du second ordre privilégié cherchent à réaffirmer la qualité de la noblesse sous le nom de race des vainqueurs et des seigneurs. Ainsi espèrent-ils remettre en usage l’imaginaire de la guerre des races. Résolu à contrer cet effort, l’abbé Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers État ? retourne l’argument : « Le Tiers État ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La nation alors épurée pourra se consoler, je pense, d’être réduite ainsi à ne plus se croire composée des descendants des Gaulois et des Romains. » Les nobles en tant que tels seront exclus de la nation souveraine, mais pourront devenir citoyens en abandonnant leur noblesse et sa folle prétention. Ce principe de déracialisation fut consigné dans l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme sous l’affirmation de l’unité du genre humain sous les auspices de la liberté et de l’égalité : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pas pour longtemps, dix ans tout au plus. La race, les hiérarchies et les luttes de race, les angoisses d’une race altérée par le mélange furent à nouveau à l’honneur en l’absence de toute déclaration des droits, du Consulat (1799) à la fin de la seconde guerre mondiale. Le discours savant sur la race devint de plus en plus raffiné et classificateur. Anthropologues et généticiens mesurèrent les corps et dissertèrent sur les mœurs. La lutte des classes aurait pu supplanter la lutte des races mais ce nouveau codage politique ne réussit pas à éradiquer l’Ancien régime continué.

Guidés par la volonté de s’émanciper des structures oppressives du pouvoir colonial et de la métropole, les anciens esclaves d’Haïti réaffirmèrent l’idéal démocratique révolutionnaire en exigeant leur reconnaissance comme sujets politiques égaux. L’espace de lutte ouvert par les libres de couleur et les esclaves en Haïti puis à Saint-Domingue avait pour objectif de déracialiser les rapports sociaux. En 1793, l’esclavage fut aboli par la Convention nationale (avant d’être rétabli par Napoléon en 1799), et réaffirmé dans la Constitution haïtienne de 1801 qui proclamait l’égale reconnaissance des citoyens français outre-mer. Article 3 : « Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français. » Article 4 : « Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois. » La « ligne de couleur » qui fracturait la société haïtienne fut effacée, en droit, inaugurant un cycle de révoltes pour les esclaves des Caraïbes et d’Amérique du Nord, prisonniers des chaînes de l’économie des plantations.

intermittence 3 : l’organisation des Nations unies, 1948

Après l’expérience nazie, expérience de racialisation hiérarchisante des rapports sociaux qui mena à la destruction de certains groupes considérés comme des races de sous-hommes, l’Organisation des Nations unies réaffirme l’unité du genre humain : « Considérant que dans la Charte les peuples des Nations unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme (…) considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité…

L’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.

Article 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Article 2 : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » 


Les savants s’activèrent à nouveau pour montrer que la variabilité génétique entre individus d’un même sous-groupe était plus importante que la variabilité génétique moyenne entre sous-groupes géographiques. Le consensus scientifique rejeta en tout état de cause la présence d’arguments biologiques pour légitimer la notion de « race », reléguée à une représentation arbitraire selon des critères morphologiques, ethnico-sociaux, culturels ou politiques.

le racisme se joue de l’idéalité démocratique : la race n’existe pas mais elle tuera

L’idéalité intermittente ne fait pas rempart. Cette déclaration de 1948, ces travaux savants, n’empêchèrent pas :

  • les guerres d’indépendance durant lesquelles le colonisé fut méprisé, torturé, anéanti, dégradé, humilié, insulté au nom de la race.
  • les répressions violentes des militants des droits civiques aux États-Unis durant lesquelles les Noirs américains furent méprisés, torturés, anéantis, dégradés, humiliés, insultés au nom de la race.

Les anciens esclaves d’Haïti réaffirmèrent l’idéal démocratique révolutionnaire en exigeant leur reconnaissance comme sujets politiques égaux.

Le dimanche 7 mars 1965, 600 défenseurs des droits civiques quittent Selma pour tenter de rejoindre Montgomery, la capitale de l’Alabama, pour présenter leurs doléances au moyen d’une marche pacifique. Bloody Sunday. Ils sont arrêtés au bout de quelques kilomètres au pont Edmund Pettus par la police, une foule hostile les repousse à coups de matraque et de gaz lacrymogène. Dès 1964, Malcom X expliquait que « si les Noirs doivent être les seuls à pratiquer la non violence, ce n’est pas équitable. C’est renoncer à la vigilance et nous priver nous-mêmes de toute défense. » James Baldwin, écrivain, militant des droits civiques né à Harlem, mais vivant à Paris, écrit en 1963 : « le sort des Juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avait rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher de penser […] que cette indifférence était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement et non petit à petit à l’aveuglette. »

La déclaration de 1948 et le consensus des scientifiques sur la non-réalité biologique de la race n’empêchèrent pas non plus :

  • l’apartheid durant lequel « l’autre » fut méprisé, torturé, anéanti, dégradé, humilié, insulté au nom de la race.
  • les ratonnades à Paris durant lesquelles « l’autre » fut méprisé, torturé, anéanti, dégradé, humilié, insulté au nom de la race.
  • le génocide au Rwanda… durant lequel « l’autre » fut méprisé, torturé, anéanti, dégradé, humilié, insulté au nom de la race.

C’est pourquoi il est illusoire de faire des droits de l’homme un rempart, ils ne sont qu’un idéal régulateur, mais c’est aussi pourquoi il n’est pas si simple de retourner le stigmate raciste. Car que retourne-t-on en retournant le stigmate et en reconnaissant de fait la race fantasmatiquement projetée sur soi ? À quoi retourne-t-on ? À une lutte des races ? Les fronts de lutte ainsi produits ne sont-ils pas aussi confus que la confusion initiale dont ils procèdent ? Certes on peut affirmer sa sale race comme belle race (« black is beautiful ») ou comme race qui ne se laissera plus faire (« je suis juif et je vous emmerde ») ou comme race devenue groupement d’affirmation politique ayant la volonté d’en finir avec l’évidence du monochrome au pouvoir : il s’agira alors de réinventer le vocable « blanc » comme disqualification — en stigmate du dominant ? — et le vocable « indigène » comme qualification [lire l’entretien avec Houria Bouteldja], au risque de fabriquer un front où à nouveau comme hier sont confondues des qualifications religieuses (« musulman »), sociales (« la banlieue reléguée ») et politiques, avec d’un côté un groupe qui demanderait la réalisation de l’égalité (les « indigènes »), de l’autre un groupe qui empêcherait cette réalisation (les « blancs »). Qu’est-ce qui résiste encore dans les plis de ce discours ? Qui résiste en tout cas suffisamment pour qu’une gare ou une banlieue « flambe, et que des centaines de personnes qui n’avaient rien en commun s’organisent par couleurs. Noirs, bruns, blancs, bleus. » [Alexis Jenni, op. cit.] ?

problèmes

« Je ne sais pas de quel peuple je descends. Mais peu importe, n’est-ce pas ?
Car il n’est pas de race. N’est-ce pas ?
Elles n’existent pas ces figures qui se battent.
Notre vie est bien plus paisible. N’est-ce pas ?
Nous sommes bien tous les mêmes. N’est-ce pas ?
Ne vivons-nous pas ensemble ?
N’est-ce pas ?
Répondez-moi. »
— Alexis Jenni, op. cit.

Défroissons ces plis où ne sont pas pris les seuls « blancs occidentaux » : indigènes, noirs, bruns blancs, juifs et musulmans, Roms — et laissons de côté le bleu (et le kaki) [Cf. « 17 octobre 1961 : archéologie d’un silence », Vacarme 13, automne 2000].

Indigène et petit-blanc L’opposé de l’indigène avant la décolonisation c’est le colonial, soit le gros propriétaire soit le petit-blanc, lequel n’est pas toujours français d’ailleurs. En Algérie, jusqu’aux années 1860, les étrangers, Espagnols, Italiens, Maltais, restent majoritaires parmi les colons, et continuent d’arriver en nombre ensuite. Ni riche ni pauvre, ce petit-blanc ne dispose pas des connaissances agricoles qui pourraient lui permettre de surmonter le dépaysement. On le voudrait rural, pour mettre en valeur la colonie, il reste principalement urbain. Colonialiste ? Pas toujours. Que dire des transportés de 1848, 1852, et 1858, ostracisés par le Second Empire ? Républicain souvent, mais pas rouge pour autant, suspect à l’égard du régime militaire, cherchant à faire appliquer la loi de la République sur le territoire colonial, c’est-à-dire à jouir pleinement de ses droits, quitte à écraser ceux des autres. Agent de la racialisation, souvent. Le seul privilège du petit-blanc, c’est de ne pas être un indigène, un colonisé : « privilège colonial », comme dit Albert Memmi, auquel il s’accroche sans faillir. Sans doute la figure du « petit-blanc » est-elle aussi vaporeuse dans l’Algérie française que l’« indigène » dans la France post-coloniale. Dès lors, dire ici aujourd’hui en France, au petit-blanc qu’il est blanc, fut-ce dans une perspective décoloniale, c’est possiblement le voir rétorquer : « c’est moi l’indigène ! » et retourner en miroir un discours identitaire, par exemple exprimer un désir de blanchir cette banlieue. Bref on active des imaginaires qu’on aimerait mieux voir cadenassés. En racisant le blanc d’aujourd’hui parce qu’il vous a racisé et continue à le faire, on fige dans le corps et la peau des identités héritées, fascisées, simplifiées à outrance. Jusque dans les cours de récré.

Blanc et noir L’opposé du « blanc » en France depuis le XVIIIe siècle, ce n’est pas « l’indigène » né sur le territoire colonisé, c’est le « noir » amené de force comme esclave. Avant l’invention du « blanc » et du « noir » et de toutes les catégories démultipliées, toujours plus raffinées par le désir aiguisé des néo-blancs comme Moreau de Saint-Méry, le monde se partageait entre libres et non libres, vainqueurs et vaincus, conquérants et conquis. On pouvait sur les plantations naître d’un côté, ou de l’autre. Il y avait des libres de couleur ou métisses, nés d’un mariage entre un maître et une esclave. Parmi ces métisses, les néo-blancs étaient nés « sauvés » parce que nés plutôt blancs. Ils qualifièrent de « noirs » les libres de couleur dont le statut commença aussitôt à se dégrader, jusqu’à l’expropriation. Ils fuirent alors en métropole, souvent en Franche-Comté. Dès 1789, les libres de couleur comme Julien Raymond ont beaucoup œuvré pour que soit reconnu leur droit puis pour l’abolition de l’esclavage, seule manière d’en finir avec l’association noir = race d’esclave.

Musulman et juif On a opposé, dans l’histoire coloniale algérienne, le musulman au chrétien bien sûr, mais aussi au juif, les indigènes préférés de la métropole depuis les décrets Crémieux (octobre 1870). Ces décrets avaient fabriqué une dignité du nom juif en donnant des droits civiques aux indigènes juifs, plongeant ipso facto les indigènes musulmans, « sujets » régis par un code spécifique (l’Indigénat), dans un sentiment d’indignité : les musulmans d’Algérie n’obtiendront une timide et restrictive citoyenneté qu’en 1944. Depuis, force est de constater que la catégorie de musulman charrie autre chose que la religion, elle charrie l’affrontement entre confessions de l’histoire coloniale. Confèrent les couples symétriquement abusifs mais fort appréciés dans la situation historique actuelle : « antisémitisme/colonialisme » et « islamophobie/racisme anti-bruns ».

Rom Lui n’a pas de vis-à-vis. Désarmé dans la France du XXIe siècle, sans porte-parole, c’est à la société qu’il fait face. Un opposant pourtant lui est assigné : le riverain, figure du « voisin exaspéré », dont l’existence est supposée justifier le traitement dont il fait l’objet. Décrit comme attirant les rats et les maladies, il est pourchassé par les pouvoirs publics de friches en terrains vagues. L’État délègue aux maires la mission de lui rendre la vie impossible. Sa « vocation » étant de retourner « d’où il vient », il est exclu de l’espace commun. Une fois posé, cet interdit d’habiter l’empêche d’engager le combat.

final

Alors, comment dénouer ce sac de noeuds sans les exposer un à un ? Nous voudrions pouvoir résoudre la situation à la manière du nœud gordien, car c’en est un. Le brutaliser. Sortir par le haut de l’histoire et des plis de son discours. Passer à autre chose sans déni et sans reconduite infinie de ses misères, car il faut rompre et non prétendre réparer l’irréparable. Parce qu’il affirme à la fois cette « sale histoire » et son désir de saut subjectif, Frantz Fanon se porte au secours de ce désir.

Le retournement du stigmate ne laisse pas le stigmate intact. Il en modifiele sens, transforme l’arme de l’agresseur en moyen pour détruire la domination.

Mais de quel Fanon parlons-nous ? De celui qui revendique sa négritude contre le philosophe blanc qui la lui arrache pour n’en faire « qu’un terme dans la dialectique », ou de celui qui affirme que « le nègre n’existe pas, pas plus que le blanc » et remet ainsi en question l’histoire longue du préjugé de couleur, mais aussi l’histoire longue des culpabilités transmises ? À l’image des usages que l’on peut faire de la race, Fanon est aussi le lieu d’usages multiples voire antagoniques. « Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes ? La douleur morale devant la densité du Passé ? » « Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. » (Peau noire masque blanc, conclusion, 1952)

Il reprendra plus tard ce questionnement qui, loin de récuser toute utopie humaniste, creuse dialectiquement ce que Sartre qualifia de sauvetage moral de l’Europe par la décolonisation. Dans Pour la Révolution africaine, Fanon insiste : « Si tu ne réclames pas l’homme qui est en face de toi, comment veux-tu que je suppose que tu réclames l’homme qui est en toi ? Si tu ne veux pas l’homme qui est en face de toi, comment croirais-je à l’homme qui est peut-être en toi ? » Exiger l’homme en permanence en se plongeant les yeux grand ouverts dans ce qu’il y a de plus inhumain en lui : cette idée synthétise finalement assez bien l’idéologie de libération proposée par Fanon.

« La race n’existe pas mais elle tue quand même des personnes. » C’est par ces mots que Colette Guillaumin formulait le problème redoutable que pose le concept de race à celles et ceux qui entendent comprendre le racisme et le combattre. C’était en 1972, dans l’Idéologie raciste. Rien ou presque n’avait alors été écrit dans le domaine de la théorie critique sur le sujet. Cette affirmation qui nous a servi de leitmotiv tout au long de ce texte, résonne comme une mise en garde. Bien sûr, la race n’existe pas. Il n’existe évidemment pas de critères ontologiques de nature à identifier des différences spécifiques entre les êtres humains. Pourtant la race opère, elle agit, elle structure les discours et les attitudes racistes. Dans la mesure où elle est un des vecteurs idéologiques de la hiérarchie entre des groupes qu’elle a produits, elle est effective. La race — qu’on lui donne un sens biologique ou culturel — n’a pas de fondement ontologique ou anthropologique, mais les races sociales existent. Risque-t-on à mobiliser le concept de race d’étendre le racisme et ses usages ? Risque-t-on autrement dit de donner une définition raciste du racisme ?

L’idée selon laquelle mobiliser la « race » reviendrait à étendre le domaine du racisme suppose que la race ait une signification absolue, le même sens dans le vocabulaire de l’oppresseur et de l’opprimé. La race n’est pas un concept univoque. Il est dès lors impossible de penser la race sans réfléchir à la réalité matérielle au sein de laquelle les énoncés raciaux sont produits. Impossible aussi de supposer que le terme de race aurait le même contenu quand il est le vecteur de la domination et quand il est élaboré dans les luttes pour l’émancipation. Le retournement du stigmate ne laisse pas le stigmate intact. Il en modifie le sens, transforme l’arme de l’agresseur en moyen pour détruire la domination. À récuser les catégories raciales à travers lesquelles les sujets coloniaux ou post-coloniaux font l’expérience de la classe et du genre, ne risque-t-on pas de se priver des armes de la critique ? L’expérience vécue des sujets racialisés peut-elle se contenter de l’affirmation d’un homme universel, abstrait par essence mais introuvable dans les faits ?

Il y a des blancs et des non-blancs parce qu’il existe — du point de vue de l’idéologie raciste — des groupes dominants et des groupes dominés. La race est devenue l’idéologie de la domination blanche. Ne pas la nommer c’est s’empêcher de la combattre. Ou comme disaient des militants de l’ANC dans les années 1990 : « The Way to non-racialism is through race ». Mais, une fois la race combattue, retournée, dénoncée par les stigmates qu’elle avait créés, comment garder encore l’horizon de l’universel en ligne de mire ? L’utopie, rationnelle et désirable, du commun ne doit pas priver les opprimés de lutter contre les oppresseurs, mais ne peut pas leur être non plus confisquée. Le chemin vers la non-racialisation passe peut-être par la race, mais il ne s’y arrête pas. Car il est une subjectivité plus libre que la seule identité, non pas déshistoricisée mais ne se laissant pas enfermer par l’histoire. « Il ne faut rien négliger mais il ne faut rien imiter, l’héroïsme n’a pas de modèle », disait Saint-Just le 26 germinal an II à la Convention. Dans Peau noire masque blanc, en 1952, Fanon, pourtant au plus près de la négritude et de l’affirmation raciale, lui répond :

« Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanise mes pères. [...]
 Je suis mon propre fondement. »