Vacarme 71 / Cahier

feuilleton-carte 1

Traversée des Balkans, parcours de migrants : être en cours de route en Bosnie-Herzégovine

par

La Bosnie-Herzégovine, étape ou point d’arrivée sur les routes vers l’Union européenne, est un lieu où se nouent les enjeux migratoires contemporains, entre passage de migrants et pressions des politiques européennes. Le pays est pourtant un angle mort du paysage migratoire mondial. Pour rendre visibles les flux et leurs points nodaux, il y a les images. Voici le premier feuillet de la série cartographique de Lucie Bacon.

Clandestins à bord de navires de fortune, Africains entassés dans des camionnettes traversant le Sahara, Mexicains accrochés aux trains de marchandises : autant d’images fortes et spectaculaires au caractère tragique, sensationnel et exceptionnel, matière première de nos médias et des larmes de crocodiles de nos politiques. Que ces événements soient symptomatiques d’une certaine réalité migratoire, c’est indubitable. Que, par l’attention qu’ils polarisent, ils occultent d’autres aspects moins visibles, c’est ce qu’il nous faut explorer. Tel est l’objectif de ce « feuilleton-carte » qui a volontairement fait le choix de poser son regard sur la Bosnie-Herzégovine, pays absent du décor lorsqu’il s’agit d’aborder les migrations internationales contemporaines. Plutôt effacée dans le champ de l’investigation scientifique, négligée dans la sphère médiatique, placée au second rang sur l’agenda politique, en est-telle pour autant l’oubliée du paysage migratoire mondial ?

scène du visible

Revenons vingt ans en arrière. La mobilisation des milieux politiques et celle des médias, des citoyens ou encore des professionnels du spectacle à l’ouverture du Festival d’Avignon en juillet 1992 — mois tragique des massacres de Srebrenica — sont autant d’éléments qui témoignent de la place considérable que la Bosnie-Herzégovine occupait alors sur la scène du visible. Au cœur de l’attention publique, le déchirement de l’ex-Yougoslavie socialiste de Tito, la purification, le nettoyage et l’épuration ethniques, le siège de Sarajevo, « siège le plus long de l’histoire du XXe siècle ! », « la guerre en Europe ! », « à moins de deux heures d’avion de Paris ! ». Cette déferlante d’indignation s’incarnant dans l’effervescence de phrases « choc » ne doit pas masquer d’autres discours qui apparaissent simultanément et portent sur ce qui ne peut être que la conséquence directe d’un conflit d’une telle envergure : les mouvements de population.

bureau des pleurs

À peine quelques mois après le début de la guerre en Bosnie-Herzégovine, le Conseil européen se réunit à Edimbourg (décembre 1992) pour débattre des « grands problèmes » qui sont à l’ordre du jour de la communauté, parmi lesquels « le cas des personnes qui fuient le conflit armé en ex-Yougoslavie », la « pression sur les États membres résultant de ces mouvements migratoires » et le « risque que l’immigration incontrôlée puisse se révéler déstabilisante »… autant de termes qui traduisent l’inquiétude des États membres et révèlent leur perception des migrations lorsque celles-ci se dirigent vers leurs territoires : un problème, une grave préoccupation, un fardeau. Le Conseil européen se saisit alors de l’occasion (!) pour formuler une série de principes destinés à « inspirer » l’approche communautaire en matière de gestion des migrations et d’asile, autour d’un fondement pilier et clairement assumé : la réduction des mouvements migratoires vers les États membres. C’est ainsi que naissent, au sein même du berceau de la guerre en Bosnie-Herzégovine, les prémices de ce qu’on connaît depuis 2004 sous le terme d’« externalisation » des politiques migratoires européennes.

Migrants de longue distance, migrations de « transit » en Bosnie-Herzégovine (1/2)
Lucie Bacon
Migrants de longue distance, migrations de « transit » en Bosnie-Herzégovine (2/2)
Lucie Bacon

bataille lexicale

L’ « externalisation » est un terme issu d’un « coup de force sémantique » [1] de la part des associations et des militants des droits de l’homme. Il ne désigne rien d’autre que la délocalisation des politiques migratoires européennes dans les pays tiers, renforçant le contrôle déjà effectué aux frontières communes. Son usage est donc politique : il symbolise l’opposition à la terminologie européenne — qui préfère les termes de dimension « externe » ou « extérieure » — et a pour ambition de mettre en lumière les « implicites des politiques migratoires » [2]. Démonstration.

« L’UNION EUROPENNE — La dimension “extérieure” des politiques migratoires, c’est établir et renforcer un dialogue compréhensif avec les pays-tiers situés en marge de l’espace européen dans une perspective de partage de la gestion des migrations et de l’asile.

LES ASSOCIATIONS ET MILITANTS DES DROITS DES ÉTRANGERS — L’externalisation des politiques migratoires, c’est sous-traiter le contrôle aux pays de départ et de transit, faire assumer aux pays-tiers une partie de la politique de l’Union européenne, augmenter le nombre de migrants « aux portes de l’Europe » et s’exonérer de la responsabilité qui incombe aux États membres du fait des traités internationaux qu’ils ont signés, en particulier sur la protection des réfugiés.

Ce détour pour expliciter l’ironie de la situation. Alors que des dizaines de milliers de personnes fuient le conflit qui déchire leur pays, à la recherche d’une terre d’asile et d’une protection internationale, les États européens réfléchissent aux moyens qui pourraient être mis en œuvre pour restreindre les flux de population. Encourager les personnes déplacées à demeurer dans la zone « sûre » la plus proche de leur lieu d’origine, favoriser la conclusion d’accords avec les pays d’origine ou de transit afin d’assurer que les migrants illégaux puissent être reconduits dans leur pays de départ, renforcer les efforts communs de lutte contre l’immigration clandestine… bref, une série d’orientations à suivre dans une perspective de fermeture, d’exclusion et de répression.

regain d’intérêt

Si depuis le conflit en Bosnie-Herzégovine les aires géographiques de provenance des demandeurs d’asile ne cessent de s’accroître et de se diversifier, l’agitation des États européens demeure le moteur d’un changement de focale se déployant simultanément sur l’ensemble des zones déclarées « à risque » ou à « forte pression migratoire ». Ainsi, dans les années qui suivent la chute de la République fédérale de Yougoslavie, l’Union européenne se détourne peu à peu de cette région pour focaliser son attention et concentrer ses efforts sur certains pays du pourtour méditerranéen et d’Afrique. En témoigne l’« Approche globale sur la question des migrations » [3], cadre privilégié du dialogue entre les pays membres et les pays tiers, au sein duquel s’oriente l’intégralité des politiques migratoires au niveau européen. Toutefois, celle-ci va rapidement s’étendre aux régions bordant l’Union européenne à l’est et au sud-est, de sorte que les Balkans occidentaux, et donc la Bosnie-Herzégovine, deviennent les nouvelles zones-cibles d’implémentation des outils phares de l’externalisation des politiques migratoires européennes.

La présence de populations migrantes en Bosnie-Herzégovine ne s’impose pas à la vue immédiatement. Ni évidente, ni apparente de manière permanente, elle est victime d’une certaine invisibilité.

bâton et carotte

L’année 2008 annonce un tournant dans ce processus. Dans un contexte plus global d’adhésion à l’Union européenne — voie sur laquelle la Bosnie-Herzégovine est engagée depuis le sommet européen de Santa Maria de Feira (Portugal, 2000) et lors duquel elle s’est vue reconnaître le statut de « candidat potentiel » — les autorités bosniennes, par les engagements qu’elles prennent, annoncent leur soumission aux règles du jeu européen (ce qu’on appelle l’intégration de l’acquis Schengen) ou pour le dire plus explicitement, cèdent peu à peu aux pressions de l’Union, se disant qu’au fond pas de carotte sans bâton.

La carotte ? La chance pour le gouvernement bosnien d’offrir à ses citoyens la liberté de circuler au sein de l’espace Schengen sans visa — pour une durée maximale de trois mois, sous réserve d’être en possession d’un passeport biométrique. Le bâton ? La remise de la Feuille de route pour la libéralisation du régime des visas (Roadmap for visa liberalisation, avril 2008) et la signature de l’accord d’association et de stabilisation (juin 2008), deux documents clefs où figurent la liste des exigences européennes en matière de migrations et d’asile auxquelles les autorités compétentes bosniennes doivent répondre. Conclusion d’accords de réadmission avec l’Union européenne et les pays-tiers, renforcement du contrôle aux frontières, mise en place de procédures et d’infrastructures pour refouler ou expulser les migrants « illégaux » et pour accueillir les demandeurs d’asile dans l’attente de l’examen de leur demande, création et perfectionnement de l’appareillage statistique pour surveiller les entrées et les sorties, qu’elles soient « légales » ou « illégales »… autant d’éléments qui témoignent du rôle accru de pays garde-frontière que la Bosnie-Herzégovine se voit attribuer par l’Union européenne et donc de sa fonction d’État-tampon entre la migration des ressortissants issus de pays tiers et l’espace communautaire.

question de perception

Dans les rapports produits par les institutions européennes et les organisations internationales, la migration « de transit » en Bosnie-Herzégovine est décrite au travers du même prisme que pour n’importe quel autre pays « tampon ». Le phénomène serait nouveau, le mouvement, exclusivement dirigé vers l’Union européenne, son caractère nécessairement illégal et criminel. Présenté ainsi, le déploiement des dispositifs européens de contrôle des migrations est justifié.

Le terme de « transit » reflète les tentatives répétées de l’Union européenne de classer, ordonner et catégoriser les mouvements migratoires — pays de départ, pays d’installation, pays de transit… et après ? — pour mieux les contenir. Illustration parfaite, donc, de ces mots qui décidément, « ne servent pas seulement à nommer, qualifier ou décrire », mais qui permettent surtout « de fonder les actions et d’orienter les politiques » [4]. Point de départ, aussi, de la nécessaire entreprise scientifique de déconstruction de ces catégories qui masquent la complexité, les différences, méprisent l’étrange et l’insolite, pour nous restituer une réalité sociale sans épaisseur et sans richesse.

signe

Serbie, mai 2012 : à Mladenovac, une rumeur sur l’ouverture d’un centre d’accueil et d’hébergement pour migrants à trois kilomètres de la ville provoque plusieurs semaines de protestations. Croatie, juillet 2012 : au sud de l’île de Mljet, dans l’Adriatique, soixante-six migrants afghans, pakistanais, iraniens et turcs à bord d’un voilier à la dérive depuis trois jours sont secourus par les gardes-côtes croates. Débarqués dans un premier temps dans le port de Dubrovnik, ils seront ensuite placés dans le centre d’accueil de Ježevo, à une dizaine de kilomètres de Zagreb.

Qualifiés d’« emblématiques » ou de « symptomatiques » [5], ces événements témoignent de la reconfiguration récente des migrations internationales au sud-est de l’Europe, et révèlent les enjeux auxquels la Serbie et la Croatie sont confrontés en matière de migrations : la croissance des flux d’étrangers vers leurs territoires et la tentative des institutions gouvernementales d’organiser leur contrôle malgré, parfois, les résistances locales.

Le terme de « transit » reflète les tentatives répétées de l’Union européenne de classer, ordonner et catégoriser les mouvements pour mieux les contenir.

Rien de tel en Bosnie-Herzégovine. Aucun événement symbolique de ce type. Pourtant, elle est, tout autant que ses voisins, concernée par l’apparition de ces « nouvelles » migrations externes à la région des Balkans. Moins de migrants ? Migration mieux contrôlée ou contrôle déjoué ? Sujet médiatique insignifiant ? Préoccupation politique secondaire ? Objet scientifique négligeable ou simplement négligé ?

visibilité

Il est vrai, la présence de populations migrantes en Bosnie-Herzégovine ne s’impose pas à la vue immédiatement. Ni évidente, ni apparente de manière permanente, elle est victime d’une certaine invisibilité. Peut-on la qualifier pour autant d’invisible, voire d’inexistante ? Incertaine, discrète, fragile, ne nécessite-t-elle pas plutôt une certaine aptitude, un certain apprentissage, ou même tout simplement de l’intérêt, afin de l’identifier d’abord, de la décoder ensuite, pour mieux la comprendre enfin ?

Ces quelques pages pour introduire au vif du sujet : un feuilleton-carte, un triptyque, une carte par numéro. Un outil de réflexion, un support pour penser, un mode de restitution des données, un « efficace politique de mon terrain scientifique ». Aussi et surtout, une mise en visibilité du phénomène migratoire en Bosnie-Herzégovine, par l’image et la représentation. Puis, évidemment, un moyen de décloisonner le savoir scientifique, de le balader hors les murs de l’université pour l’installer sur la scène du visible. Pour tous.

Post-scriptum

Lucie Bacon est doctorante en géographie (Laboratoire Migrinter, Poitiers). Cet article est issu d’un mémoire de Master 2 à l’appui d’un terrain exploratoire de deux mois en Bosnie-Herzégovine (février-mars 2014), accueilli dans le cadre d’un stage de recherche au Center for Refugees and Internally Displaced Persons Studies de Sarajevo.

Notes

[1Emmanuel Blanchard, « Qu’est-ce que l’externalisation ? », Journée d’étude du Gisti « Externalisation de l’asile et de l’immigration - Après Ceuta et Melilla, les stratégies de l’Union européenne » (2006).

[2Cédric Audebert et Nelly Robin « L’externalisation des frontières des “Nords” dans les eaux des “Suds” », Cultures & Conflits, n° 73, (2009).

[3Adoptée par le Conseil européen de Bruxelles des 15-16 décembre 2005.

[4Didier Fassin, « Clandestin ou exclus. Quand les mots font les politiques », Politix, Vol. 9 n°34 (1996).

[5Voir, pour la Croatie, les travaux de thèse de Morgane Dujmovic, doctorante au laboratoire Telemme (Aix-Marseille Université) ; pour la Serbie, les travaux de Clément Corbineau (Paris-Est Créteil Université).