Vacarme 71 / Cahier

Sabotage Littéraire. 2 Lecture intéressée

par

Où j’accompagne sans déplaisir le jeune François-Xavier, un garçon pieux et sensible, dans sa lecture intéressée du fleuron de la « Bibliothèque de ma fille  » et de son « choix de romans pour les jeunes filles et la Famille », la délicieuse saga de l’excellente Berthe Bernage, notre sœur et la mienne aussi, peut-être.

Pour Tiphaine Samoyault

Berthe, ma bonne Berthe je vous dois bien des remerciements. L’autre matin, à la bibliothèque paroissiale, j’ai volé le seul exemplaire restant de votre Brigitte, jeune fille et jeune femme ; je ne pensais faire que mon devoir. Je devais édifier les familles qui croient encore aux saintes lois naturelles du Mariage et de la Religion, prévenir par mes faibles moyens les ravages d’un mal sournois. Enfin je voulais montrer comment l’ouvrage le plus pur, la prose la plus virginale pouvaient par l’effet d’une lecture perverse se métamorphoser en un cloaque diabolique. Ces lecteurs-là, intéressés, abjects, invertis puisqu’il faut bien dire le mot, ne se laissent jamais convertir par de saines lectures ; ils souillent les plus belles lignes en cherchant à s’y reconnaître, en y parvenant parfois, faisant des Belles Lettres le miroir trouble de leur ignominie. Même vos livres, ma bonne Berthe, je craignais qu’ils ne s’en emparent. Quand j’appris que la maman du jeune François-Xavier s’inquiétant pour son garçon — l’instinct d’une mère ne se trompe jamais quand le diable rôde autour de son petit — avait fait l’emplette du premier tome des trente et quelques que vous avez écrits pour l’édification des familles, mon sang n’a fait qu’un tour. Et si François-Xavier, allait chercher entre vos lignes l’image d’inclinations qu’il ne ressent déjà que trop ? Je devais agir et vite. J’ai pris le livre et rejoint Fix au dortoir du pensionnat. Nous allions lire ensemble et devant les familles effarées, je ferais éclater la menace dans toute son horreur.

Je vous dois beaucoup, Berthe

Mais, Berthe, quel bonheur de vous lire ! La délectation de jadis à parcourir vos beaux récits que j’empruntais dans l’armoire-bibliothèque, au fond de cette salle de classe, dans une école pourtant laïque — le don peut-être d’un chrétien philanthrope autant que prosélyte ? —, le plaisir un peu graisseux à parcourir vos pages, je les ai retrouvés intacts… Ah ! Quelle femme attachante que votre héroïne si bien croquée, cette Brigitte tellement moderne et « à la page », comme vous dites : songez qu’elle attend sa première maternité pour cesser de travailler ! Quelle belle âme que cette mère qui chante le magnificat plus souvent qu’à son tour et met au monde en rendant grâce à six enfants plus merveilleux les uns et les autres, surtout la petite infirme, souffrance offerte au seigneur : fiat ! comme dit Olivier, son époux pieux et aimant. Six enfants cela fait beaucoup de petits enfants, et comme dans vos livres on se reproduit jeune, les arrières grand-parents vivent encore quand naît la ixième génération, sans oublier la pittoresque tante Marthe qui n’est pas très moderne, elle, et s’indigne, à bon droit, que l’un de ses petits-neveux se déclasse au point d’épouser une jeune femme née, horribile dictu, dans le quartier de Ménilmontant. Ah ! Les belles scènes chorales de repas familiaux, interrompues par les alleluia de Brigitte quand elle rate sa mayonnaise et offre sa souffrance au Seigneur. Que voulez-vous, ma Berthe, j’adore les sagas familiales… C’est mon vice. Je le confesse. Je me suis procuré quelques autres volumes de votre œuvre indispensable. Depuis mon libraire me regarde d’un autre œil. J’ai même fait une bonne affaire : on bradait vingt de vos tomes pour une somme modique. Je les ai commandés séance tenante. Et depuis mon facteur me parle différemment. Je vous dois beaucoup, Berthe [1].

Les belles scènes chorales de repas familiaux, interrompues par les alleluia de Brigitte quand elle rate sa mayonnaise et offre sa souffrance au Seigneur.

Berthe, sans pudeur

Et puis, Berthe ma chère, vous ne vous embarrassez pas de ces pudeurs qui retiennent la plume de nos auteurs contemporains. Vous appelez un nègre un nègre, et une femme chrétienne une femme chrétienne. Les superbes passages que vous consacrez à la grandeur de la race française me donnent la chair de poule et ont remué François-Xavier. Et que dire de cet émouvant épisode où les Hauteville — c’est le nom de cette belle famille — pousse la charité jusqu’à adopter une petite orpheline africaine, sans même savoir si elle ne serait pas négresse sur les bords. Le Seigneur les récompense : elle est juste un peu foncée. (François-Xavier commence à se dire que chez les Hauteville, on accueillerait charitablement sa sensibilité un peu particulière. Je lui dis que ce n’est pas certain). Enfin, Berthe, vous dites les choses comme elles sont et vous avez bien raison. Du coup, Fix et moi nous étonnons un peu : quand on parle si bien des nègres, on devrait pouvoir parler des PD et des goudous, haut et clair et sans circonlocution. Mais non… Pas un mot, pas de mots… Pas même invertis, pas même sodomites ou tribades… Pas une tante, sauf bien sûr la vieille Marthe. Et puis nous avons compris… C’est François-Xavier le premier qui a pointé le passage : entre un cantique et une réception simple mais conviviale, Brigitte s’interroge sur son bonheur. Et tout à coup vient la question : et si tout n’était qu’apparence ? « Il me semble que la route est belle mais si je me trompais ? Si vous alliez me dire que mon bonheur est un mirage ? ». (Brigitte maman, p. 10)

Le message était clair : il suffisait d’aller voir derrière les apparences, de lire lucidement, sans se laisser impressionner par les mirages. Alors la vérité éclata : d’invertis en tout genre et même, un peu, de tribades, vous ne parlez que de cela, Tante Berthe.

Quand on parle si bien des nègres, on devrait pouvoir parler des PD et des goudous, haut et clair et sans circonlocution.

De mariage en mirage

Au début, nous n’étions pas très sûrs et ne discernions pas tous les dessous de cette triste affaire. Brigitte était jeune fille, tombait amoureuse d’Olivier, et après quelques péripéties réglementaires en matière fictionnelle, l’épousait devant dieu et les hommes… Nous eûmes quelques espoirs en voyant notre héroïne dotée de deux jeunes frères dont la possible beauté fit un instant rêver François-Xavier. Mais force fut d’admettre qu’Yves, le grand frère, et Denis, le petit, étaient plus destinés à la perpétuation de la race française dans toute son horreur qu’aux plaisirs que nous recherchions. Nous ne trouvions pas la moindre petite ellipse où auraient pu s’engouffrer les fantasmes de François-Xavier, pas le moindre silence qu’il aurait comblé de ses désirs. Nous cherchions mal. Ou plutôt nous cherchions dans les recoins de votre récit, ce que, Berthe coquine, vous aviez mis bien en évidence sous nos yeux. François-Xavier me le fit remarquer ; je lui dis d’abord qu’il exagérait, que même en matière de lecture intéressée, il fallait savoir mesure et raison garder. Olivier le beau fiancé était certes un artiste, mais tous les artistes ne sont pas amoureux des garçons — on me dit même que certains invertis exerceraient des professions très ordinaires : bouchers, agriculteurs, militaires de carrière, curés de campagne… D’ailleurs quand cet artiste sensible qui ne peint — faut-il le préciser ? — que des œuvres pieuses, donne quelques inquiétudes à sa jeune fiancée, c’est d’une autre femme, non d’un éphèbe, que vient la menace. Avant de devenir le merveilleux époux de la joyeuse Brigitte, Olivier a un peu trop fréquenté, au goût de sa fiancée, la belle Françoise Martin la fille de Rémy Martin, le sculpteur, son maître. Et il se pourrait bien qu’entre ces deux-là, il y ait eu promesse de mariage… Mais tout s’arrange. Olivier aime Brigitte, et épouse sa « petite fiancée à l’âme ensoleillée » (Brigitte, jeune fille et jeune femme, p. 81). Tout s’arrange, sauf pour moi et mon compagnon de lecture. Mais voilà que nous tombons sur un épisode bien étrange : à peine sont-ils mariés qu’Olivier disparaît… Pas quelques jours, non. Pas quelques semaines… Tout un été. Un jeune marié qui ne donne pas de nouvelles de l’été ? J’en ai vu d’autres, mais en serais presque choquée. Il revient ; on s’explique. Il avait fait de mauvaises affaires et ne voulait point paraître devant sa jeune épouse, enceinte comme il se doit, avant d’avoir arrangé la fortune familiale, ce à quoi il échoue d’ailleurs : les artistes ne sont pas des hommes d’affaire, dans le monde merveilleux de Berthe. Rien à signaler, donc ? Que si… Les questions financières sont l’un de ces mirages dont Brigitte nous a appris à nous défier… Et Olivier doit faire une « confession pénible » à sa jeune épouse : non seulement il a perdu de l’argent, mais surtout de cette perte, il n’est pas responsable ; « On » porte la faute… On a emprunté de l’argent au bel artiste blond et on ne lui a pas rendu. Vous voudriez savoir qui est « on » ? Brigitte aussi… Mais le visage d’Olivier « se durcit singulièrement » ; il ne nous l’envoie pas dire : « Je ne puis t’en dire plus » (Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 102). François-Xavier et moi échangeons un regard tout excité. Nous n’osons encore y croire, mais le sentons venir… Et il vient. Car ce n’est pas une femme de mauvaise vie, ni même une ancienne fiancée, ou une parente pauvre désirant garder l’anonymat, qui a emprunté cet argent, mais… un homme. Et pas n’importe quel homme… Un « ami » qui bientôt l’appelle en province… François-Xavier rêve en même temps que Brigitte, mais en des termes un peu différents, sur ce « mystérieux ami » (Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 106). Et quand, enfin, Berthe veut bien donner un peu de matière à ses rêves, il peut les étoffer et de belle manière : l’ami, un certain Marcel Hulot, a été fort proche d’Olivier, pendant la guerre — la Grande Guerre. L’essentiel n’est pas tant qu’il lui ait sauvé la vie, mais l’ai fait de manière assez charnelle : Olivier est au plus mal, et gît blessé, quand l’autre « murmure près de lui » : « Tiens bon. Je pars en reconnaissance »… Fix est déjà comblé de cette scène où un homme se penche vers un autre homme allongé sur le sol, dans la boue d’un champ de bataille, assez près de lui pour n’avoir plus qu’à murmurer à son oreille. Mais soudain je le vois s’agiter, me tendre le livre, incrédule et ravi et je lis comme lui la promesse que le beau soldat a murmurée à l’oreille de son ami : « Je te prendrai au retour… » (Brigitte jeune fille et jeune femme, p. 120). Berthe, vous êtes une friponne… Je quitte pudiquement le box de François-Xavier pour le laisser tirer tout le suc de cette belle scène. Quand je reviens il est plus calme mais pas moins enthousiaste : Marcel et Olivier ont eu la vie sauve et ont été soignés « dans le même hôpital ». Berthe nous dit qu’ils « devinrent amis ». Mais c’est fait depuis longtemps, Fix et moi le savons bien… Amis et plus, dans cette belle scène d’intimité virile que la plume de Berthe a laissée à la postérité. On comprend mieux qu’Olivier quitte bien vite l’oie blanche qu’il a épousée sous la pression de sa famille, pour aller rejoindre Marcel au premier appel (« Marcel » : Berthe avions-nous vraiment besoin de ce clin d’œil un peu trop appuyé ?). C’est que le dit Marcel a tenté de se tuer, non pas, comme Olivier le prétend devant son oie blanche, parce qu’il ne peut pas rembourser son « ami », mais plus vraisemblablement parce que son bel amant vient de se marier, contrairement à ce qu’ils s’étaient promis tous les deux, en se tenant la main d’un lit à l’autre, dans la salle de cet hôpital militaire où ils connurent les plus doux bonheurs. Berthe n’a pas besoin de raconter cette scène, pour que François-Xavier, et moi avec lui, nous la représentions dans tous ces détails… Voilà donc Olivier veuf de son seul vrai amour et forcé par les convenances et peut-être un scrupule religieux à demeurer auprès de son épouse. Tout s’éclaire à présent et je voudrais, déjà, Berthe ma sœur peut-être, vous dire tout ce que nous avons encore compris… Mais votre exemple m’inspire ; cet art de faire attendre votre lecteur d’un tome à l’autre, de Brigitte Maman à Brigitte et le bonheur des autres et ainsi de suite jusqu’à Brigitte et l’archange, votre tome 28 et final, cette manière de titillation que vous nous infligez pour notre pénitence, je veux les faire miens… Je continuerai, Berthe, mais la prochaine fois…

Post-scriptum

Sophie Rabau est enseignante-chercheuse en littérature générale et comparée. Elle travaille sur la théorie littéraire, la critique créative et la lirécriture.

Notes

[1Voici ceux que j’ai (re) lus tout particulièrement : Brigitte jeune fille et jeune femme, Saint Vincent Oust, 2009 [Gautier-Languereau, 1928] ; Brigitte Maman, Paris, Gautier-Languereau, 1931 ; Brigitte la jalousie et le bonheur, Gautier-Languereau, 1961. Je possède aussi tous les autres…