Vacarme 19 / Arsenal

Le mouvement des feuilles : usages de la pétition entretien avec Jean-Gabriel Contamin

Art de la guerre, suite. Après la grève de la faim (Vacarme n°18), la pétition. Jean-Gabriel Contamin vient de soutenir une thèse sur ses usages en France, de la révolution à la circulaire Chevènement, du simple signataire au parlementaire européen. Sous l’apparente évidence d’une pratique, un monde.

À la lecture de votre travail, la première surprise est généalogique : c’est Guillotin, l’inventeur de la guillotine, qui nous aurait légué la pétition telle que nous la connaissons ?

Oui. Il semble que celui qui, selon l’expression de Victor Hugo, a eu le « funeste privilège de n’avoir pu détacher son nom » d’une invention qu’il n’avait pas directement désirée, n’a en revanche pas eu celui de voir son nom attaché à une innovation qu’il aurait effectivement introduite : l’usage moderne de la pétition en France.

En 1788, dans le cadre de la convocation des États généraux, un arrêt du Conseil du Roi rend possibles, pour la première fois en France, l’impression et la diffusion de Mémoires touchant l’histoire et la politique sans qu’ils soient préalablement soumis à la censure et à l’autorisation de police. C’est cette possibilité dont s’empare un particulier, le docteur Guillotin, pour rédiger un texte intitulé la « Pétition des citoyens domiciliés à Paris » qui demande notamment que la représentation du Tiers-État aux États-Généraux soit au moins équivalente à celle des deux autres ordres.

Parmi les nombreux opuscules que suscite l’arrêt du Conseil du Roi, c’est le seul qui s’intitule explicitement « pétition » : le mot est même écrit en italique, comme s’il était inhabituel. De plus, il tranche avec les autres par son mode de diffusion : le texte est endossé par six corporations de commerçants parisiens, qui le proposent à signature dans les études de notaires et dans les clubs.

Du reste, c’est exactement ce qui semble déplaire au pouvoir. La « pétition Guillotin » fait l’objet d’un procès, et on la condamne. Non pas, si l’on en croit les juges, au regard des revendications qu’elle exprime, mais pour ses modalités : si on la juge « insolite » et « dangereuse », c’est parce qu’elle n’engage pas qu’une seule corporation et parce qu’une partie de ses signataires n’en a pas délibéré. Ce qui est en cause, c’est précisément ce qui fait la particularité des pétitions au sens « sociologique » du terme : un texte revendicatif, auquel ont souscrit un certain nombre de personnes, dont l’une au moins n’a pas participé à son élaboration.

Or ce qui est vrai en 1788 le sera aussi aux débuts de la Révolution, puis tout au long de l’histoire parlementaire : ce qui est au fondement même de la définition et de l’usage sociologiques de la pétition est ce qui semble poser un problème au régime représentatif.

Pourtant, relativement à d’autres formes d’action, la Révolution lui accorde une sorte de privilège juridique : la Constituante en fait même un « droit sacré ».

Oui, mais ce privilège est ambigu. Lors des débats de la Constituante, il y a deux manières de défendre le droit de pétition. Celle d’un Le Chapelier, par exemple, qui le présente comme « une espèce d’initiative de la loi, par laquelle le citoyen prend part au gouvernement de la société », mais qui, à ce titre, demande sa restriction ; et celle d’un Buzot, notamment, qui refuse toute restriction, mais parce que « si les communes ne peuvent se réunir pour présenter les pétitions, elles n’auront qu’un moyen d’exercer leurs droits : ce sera d’en venir à l’insurrection ». Ce droit sacré du citoyen est aussi, par chance, une nécessité d’État - ça tombe bien.

Du reste, le droit de pétition n’est jamais allé sans restriction. Par exemple, une instruction législative de 1791 précise que « dans aucun cas, les pétitions ne seront reçues si elles ne sont souscrites que de signatures recueillies dans les domiciles sans assemblée, ni délibération antérieure ». Une résolution de l’Assemblée nationale en 1851, confirmée et durcie en 1958, précise qu’« une pétition apportée ou transmise par un rassemblement formé sur la voie publique, ne peut être reçue par le Président, ni déposée sur le bureau. » Et aujourd’hui encore, la pétition au sens juridique ne désigne que des lettres, individuelles ou collectives, envoyées au Président de l’Assemblée nationale ou au Président du Sénat, dans les règles de la bienséance, et enregistrées comme telles.

Ce qui veut dire qu’une pétition peut être considérée comme juridiquement inadmissible dès lors qu’elle prend l’allure d’une mobilisation. Soit qu’elle transgresse le principe délibératif, soit qu’elle émane de la rue, soit, plus fondamentalement, qu’elle engage des signatures trop hétérogènes pour émaner d’un seul secteur social.

Cette hantise de la mobilisation est-elle exactement une peur ? Vous notez que, relativement à la grève, par exemple, la pratique pétitionnaire « n’a pas été perçue comme assez significative de la conflictualité d’un pays ou assez dangereuse pour l’ordre public pour faire l’objet d’un recensement administratif aussi systématique que celui dont peut user Michelle Perrot. » [1]

En effet. Ce qui détermine l’encadrement parlementaire du droit de pétition, c’est peut-être moins la peur que la convoitise : on subordonne la pétition à l’ordre représentatif dans la mesure où l’ordre représentatif peut en tirer profit. Pour aller vite, les pétitions offrent aux assemblées parlementaires, surtout à leurs débuts, un moyen de prouver leur capacité représentative, vis-à-vis du Roi ou d’un autre exécutif : « Je ne parle pas qu’en mon nom ou au nom d’un mandat représentatif - qui n’est pas un mandat impératif et dont on pourrait contester la légitimité - je parle aussi au nom du Peuple, ce Peuple représenté par les pétitions qui m’ont été envoyées. »

De fait, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, le droit de pétition a servi à forger les instruments juridiques qui constituent la base du régime parlementaire : initiative législative, interpellation du gouvernement, etc. Aujourd’hui, c’est le Parlement européen qui semble reprendre le flambeau : le nombre de pétitions enregistrées à Strasbourg est en augmentation, alors que notre Assemblée nationale n’en retient plus qu’une trentaine par an. Plus généralement, le droit de pétition a intéressé et intéresse encore toutes sortes d’institutions mobilisées pour leur reconnaissance : le Conseil municipal de Paris vis-à-vis de la Préfecture à la fin du XIXème siècle, les maires face à l’État dans le cas des arrêtés anti-mendicité, tel ministère face à son Premier ministre ou à la présidence de la République, etc.

Si la pétition s’offre à ces formes d’instrumentalisation, n’est-ce pas que la pratique pétitionnaire elle-même est ambivalente du point de vue de la représentation : à la fois alternative à l’ordre représentatif (on n’attend pas le jour du scrutin pour s’exprimer) et mimétique de la citoyenneté électorale (one man, one opinion) ? Je pense à un de vos exemples : un signataire joint son numéro de carte d’électeur à sa signature.
Oui. On peut lire cette ambivalence à deux niveaux. D’une part, formellement, la pétition relève simultanément d’une logique démocratique (le poids du nombre) et d’une logique aristocratique (le prestige des noms). D’où une affinité problématique avec la démocratie élective : pour un élu, une pétition est à la fois une ressource (la confirmation de son « élection », au sens aristocratique du terme), et une mauvaise conscience (le rappel que sa délégation est fragile). D’autre part, pragmatiquement, la pétition est, pour le signataire même, le siège d’une tension entre une tendance à la remise de soi et une tendance à la participation directe.

Ce qui est intéressant dans l’exemple que vous évoquez, c’est qu’on recourt au répertoire électoral sans pour autant connaître l’existence de cette affinité historique entre représentation et pétition. En envoyant sa carte d’électeur, on rapproche la forme pétitionnaire du canon de la légitimité démocratique, et on authentifie sa signature. On a là, à la fois, un mimétisme électoral, qui peut aller très loin, tant dans les pratiques de collecte (je pense à ces stands où les signataires doivent glisser leur signature dans une urne), que dans les représentations spontanées du droit à signer (avoir 18 ans, par exemple, ou ne donner qu’une fois sa signature) ; et un mimétisme judiciaire, dond témoignent certaines formules surprenantes (« je soussigné X, demeurant au..., autorise la Ligues des Droits de l’Homme à signer pour moi la pétition contre la loi Debré, et à divulguer mon nom et prénom seulement »), comme si la signature d’une pétition était la signature d’un contrat entre son signataire et son promoteur, par lequel celui-là délègue à celui-ci son pouvoir de participation - ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec le vote.

Ce qui témoigne au passage d’une activité pétitionnaire qui excède de beaucoup la simplicité supposée d’une signature : on accompagne sa signature, on la justifie, on la conditionne, etc.

En effet. Les signataires participent par différents biais à la formation de la pétition qu’ils endossent. Quand on dépouille les archives d’une campagne pétitionnaire comme celle de 1997 contre le projet de loi Debré, on découvre un ensemble d’éléments par lesquels les signataires cherchent à cadrer leur engagement, à en maîtriser le sens, à en garantir la réciprocité. Au-delà des pétitionnaires « prestigieux »- c’est-à-dire prétentieux (rire) - qui revendiquent le co-autorat du texte qu’on leur présente, ou qui conditionnent leur signature à la possibilité de le modifier, on trouve de multiples traces de cette activité par laquelle le signataire définit son rôle et celui du promoteur de pétition. On peut par exemple persister à dire « je », ce qui est une façon de refuser la délégation, de restreindre le rôle du promoteur à celui de simple relais technique chargé de centraliser et de remettre les signatures. On peut au contraire dire « vous », et accepter alors une forme de remise de soi. Ou encore dire « nous », façon de gommer la séparation entre signataire et promoteur dans une participation collective.

Plus généralement, la signature d’une pétition exige un savoir-faire, à la fois linguistique, politique et social, que tout un chacun n’a pas nécessairement eu l’occasion d’acquérir et qui nécessite, pour ceux qui en sont dépourvus, un ensemble d’efforts pour « oser » envoyer sa signature et pour tenter de se conformer à une manière légitime de signer dont on pressent l’existence. Le mimétisme représentatif dont nous parlions relève donc aussi d’un effort de légitimation de soi, particulièrement critique au moment où l’on s’affronte à ces deux monuments sociologiques que sont le nom et l’écrit.

D’où une autre ambivalence de la pétition, engagement à la fois minimal - on participe à distance, sans implication physique - et maximal - une signature nominale et écrite engage et expose davantage que la participation à une foule.

Les typologies scientifiques traditionnelles s’épuisent à classifier les modes d’action selon une « échelle de la participation ». Ce qui est vain sur le plan théorique (sauf à l’essentialiser, on ne peut classer a priori un mode d’action comme « conventionnel » ou « non-conventionnel », ni un engagement comme « fort » ou « faible ») et contestable sur le plan descriptif : quels que soient les auteurs, la pétition est considérée comme un engagement « faible », dont les coûts et les risques seraient minimaux - ce qui n’est pas toujours vrai.

Quant aux risques pris en signant, ils dépendent des configurations historiques (signer une pétition sous MacCarthy ou contre Alain Juppé, ça n’est pas exactement la même chose), du moment de la mobilisation (le dix-millième signataire ne s’expose pas de la même manière que le premier), de la position sociale du signataire dans son champ propre (des salariés d’une entreprise de Nantes ont été menacés de licenciement pour avoir signé la pétition contre le projet de loi Debré, pas ceux de Libération), etc.

Quant au coût du pétitionnement, il n’est minime que matériellement, pas symboliquement, et pas pour les promoteurs de pétition : n’importe quel militant vous dira les heures perdues à négocier pied à pied chaque terme du moindre appel, l’énergie nécessaire à persuader des signataires réticents, surtout s’ils sont considérés comme « décisifs », les fax exsangues qui flanchent en pleine collecte, les appartements encombrés de papier, la fastidieuse mise à jour des listes de signataires, etc.

Autre indice de ce que le pétitionnement a un coût : il peut faire l’objet d’un profit.

Oui. Aux États-Unis, des sociétés se sont spécialisées dans la récolte de signatures. C’est ce qu’on appelle des signature companies. À un bout de la chaîne, une société propose à ses clients de prendre en charge la logistique de collecte. À l’autre, un représentant se présente chez vous, et vous propose un package de pétitions. Vous signez celle que vous voulez, la société est payée à la signature. Le procédé est loin d’être marginal, surtout quand il se met au service des référendums d’initiative populaire : en Californie, la majorité des initiatives qui arrivent à recueillir le nombre suffisant de signatures pour déclencher un vote sont celles qui ont eu recours à ces sociétés.

Quant au risque, vous montrez également qu’il est une des clefs de la sociologie des signataires : on ne signe ni lorsqu’on risque sa place, ni lorsqu’on tient à sa notabilité.

Quand on analyse les sondages sur la participation politique - même s’il faut s’en méfier - deux groupes de non-signataires se distinguent. L’un se caractérise par un sentiment d’illégitimité et de dépossession sociale : certaines personnes ne se sentent pas autorisées à signer, estimant ne pas avoir la compétence linguistique et sociale nécessaire à la signature. L’autre recrute pour l’essentiel parmi les sympathisants de droite, mais aussi dans la frange la plus radicale des sympathisants de gauche : ceux-ci parce qu’ils ne croient pas en l’efficacité de la pétition ; ceux-là par hostilité aux mobilisations collectives, c’est-à-dire à la collectivisation d’engagements individuels.

C’est ce que confirme et précise, par exemple, la sociologie des journalistes et des magistrats signataires des pétitions contre le projet de loi Debré. Ceux qui ont le moins souvent signé sont d’une part les moins établis, c’est-à-dire ceux dont la précarité professionnelle compromet la légitimité à signer ; et d’autre part, à l’autre extrêmité de l’échelle, les plus légitimes, répartis entre ceux qui refusent de risquer leur réputation individuelle dans une aventure collective, et ceux qui, ayant par profession la possibilité individuelle de s’exprimer, jugent inutile la signature d’une pétition. Graphiquement, cela donne une courbe en « U » inversé : toutes choses égales par ailleurs, la signature est maximale dans la zone médiane d’un espace social donné.

Ce qui bouscule notre représentation habituelle de la pétition : des grands noms ralliés par des anonymes.

Tout à fait. Même les « grandes pétitions », celles que l’histoire et les commentateurs retiennent - c’est-à-dire, concrètement, les pétitions d’intellectuels - relèvent de cette structure en U inversé. Par exemple, les travaux de Christophe Charle consacrés aux pétitions initiées autour de l’affaire Dreyfus le confirment : les signataires les moins légitimes et les plus établis dans le champ intellectuel sont sous-représentés [2]

Cela dit, cette sociologie lourde en cache une autre, plus fine mais pas moins importante. C’est par un effet de myopie que l’on sépare de manière radicale « manifestes de personnalités » et « pétitions d’anonymes », dans la mesure où même une pétition dite « de masse », apparemment redevable d’un espace public national unifié dans lequel elle ne pèserait que par le nombre, résulte souvent d’un ensemble de micro-mobilisations situées dans des espaces locaux, segmentés, dans chacun desquels ce qui ressemble, au niveau global, à une somme de contributions anonymisées, se constitue à partir de quelques contributions localement tout aussi significatives que celles de quelques « grands intellectuels » vis-à-vis d’une « pétition d’intellectuels. » Je me fais comprendre ?

Il y a des Sartre partout, c’est ça ?

C’est ça. Il y a des Sartre partout, ou des Henri Leclerc, ou des Pierre Bourdieu.

Vous critiquez les analyses centrées sur les fonctions de la pétition (à quoi sert-elle ?), au profit et à l’aide d’une analyse centrée sur ses usages (comment s’en sert-on ?). Vous écrivez : « La question n’est plus : « Comment peut-on qualifier l’action pétitionnaire ? ». Elle devient : « Comment les différents protagonistes d’une pétition usent-ils des différentes significations qui peuvent être attachées à une forme pétitionnaire pour faire avancer leurs intérêts ? ». » Critique salutaire. Cependant, en refusant absolument d’essentialiser les modes d’action, en rapportant leur intelligibilité aux conjonctures, aux échanges de coups, aux positions sociales qui en font varier le sens et l’usage, ne jetez-vous pas avec l’eau du bain la question de leur spécificité - question incontournable lorsqu’on cherche à constituer un « arsenal ».

D’abord, j’assume ma thèse en ce qu’elle en appelle à étudier la pétition comme n’importe quel mode d’action : il fallait en finir avec les typologies essentialistes où tout est déjà joué d’avance, ne serait-ce que parce qu’elles empêchent de voir - Johanna Siméant le disait dans le précédent numéro de Vacarme - que la qualification d’une technique de lutte est l’un des enjeux de la lutte. Et, à rebours, j’aimerais avoir montré que la pétition est un laboratoire opportun pour la sociologie des mobilisations, dans la mesure où s’y objectivent des processus, dès lors plus aisément observables.
Mais dire cela, et ceci répond à votre souci, c’est précisément identifier une spécificité de la pétition. Ce qui fait l’opportunité épistémologique de la pétition est aussi ce qui fait sa spécificité pragmatique : dans la mesure où elle engage une signature, c’est-à-dire un écrit individuel, donc la trace solide et durable d’un engagement, la pétition facilite les effets d’objectivation. La pétition constitue par exemple une sorte d’archive des engagements, auxquels un signataire peut être rappelé s’il cherche à s’y dérober : « Vous avez signé pour le CUS avant d’arriver au pouvoir, vous ne pouvez être contre le PaCS après votre élection. » Elle se prête aussi à la constitution d’un capital de mobilisation, utile pour tracer les contours d’un groupe à mobiliser, et lorsqu’on cherchera à la mobiliser ultérieurement - prosaïquement, en constituant un fichier. Mais elle se prête aussi, plus aisément que d’autres modes d’action, à la déconstruction polémique : c’est un registre de disqualification extrêmement facile, et extraordinairement stable depuis 1788, que la mise en cause, par le pouvoir, du lien entre les signataires et leur revendication, lien soit trop ténu - « c’est une pétition corporatiste » -, soit trop lâche - « ils ne savent pas ce qu’ils disent », pour citer Jean-Pierre Chevènement.

Pas seulement par le pouvoir, d’ailleurs : un des plus beaux exemples de déconstruction, c’est la manière dont l’Événement du jeudi a démonté la pétition des maires anti-PaCS. Ils ont envoyé aux maires signataires un questionnaire pour analyser leur véritable position en la matière. Et on voyait tout de suite que les positions étaient beaucoup plus hétérogènes que ne le laissait supposer un texte univoque.

Ce qui m’amène à ce qu’il y a d’embarrassant dans votre question : à quoi, ou plutôt à qui, sert politiquement une science de la politique ?

On peut vous poser la question autrement. Il y a deux lectures possibles de votre thèse : l’une où la pétition se trouve un peu désenchantée (elle sert à tout, sauf à obtenir ce qu’elle réclame) ; l’autre où les possibilités écrasées par le pessimisme sociologique sont rouvertes, où les pratiques retrouvent une chance (fi des fonctions, place aux usages). Laquelle revendiquez-vous ?

Les deux, d’une certaine manière. Il y a deux visions de la démocratie. La vision désenchantée et suspicieuse, d’un côté : de fait, les gens sont exclus du gouvernement de la société, et lorsqu’ils s’en mêlent, leur participation sert d’abord les intérêts de l’élite qu’ils croient contester. Et la vision idyllique, de l’autre : les gens votent, donc participent, que demandez-vous de plus ? Ma conception de la démocratie - je veux dire celle à laquelle je crois non pas en dépit du réalisme scientifique, mais depuis le réel que j’observe dans mon travail - est oblique. Les phénomènes et les effets de domination sont incontestables, mais il ne faut pas nier pour autant la possibilité et la manière dont les gens se réapproprient et, partant, transforment un ensemble d’institutions et d’outils qui leurs sont donnés « d’en haut ».

On peut évidemment voir la pétition comme une forme de manipulation, soit des signataires par les promoteurs qui les courtisent, soit des promoteurs par les élites politiques auxquelles ils s’adressent. Mais, au minimum, les pétitionnaires n’en sont pas dupes : ils se réapproprient le texte, fut-ce symboliquement, ils négocient leur engagement, ils acceptent de donner des points d’ancrage à ceux qui vont les représenter, ils peuvent même « tricher » en donnant un faux nom, une fausse adresse ; bref, ils ne s’oublient pas. Il y a dans la pétition ce que j’appelle un « bien-entendu opératoire », notion inspirée du « malentendu opératoire » dont parle Bayart à propos des institutions « démocratiques » plaquées sur les régimes africains, et de la forme autoritaire qu’elles peuvent prendre : ces effets de domination ne doivent pas faire oublier que les individus n’en sont pas totalement dupes, et qu’ils se réapproprient à leur tour ces formes d’autoritarisme pour faire avancer leurs propres opinions, leurs propres intérêts [3].

Je ne nie pas la puissance du pouvoir, mais il ne faut pas sous-estimer cette autre puissance qui lui est opposée, ou qui compose avec elle, de manière oblique. Il faudrait essayer de se placer entre les deux pôles : la participation comme leurre, la délégation comme idéal. À cet égard, la pétition, parce qu’elle est à l’articulation de ces deux logiques, est peut-être un objet moins mineur que certains pourraient le croire.

Post-scriptum

Lire Jean-Gabriel Contamin :

  • « La réception parlementaire d’une pratique politique "périphérique" : le droit de pétition entre réfraction et réflexion », in CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998, pp.39-71.
  • Contribution à une sociologie des usages pluriels des formes de mobilisation : l’exemple de la pétition en France, Thèse pour le doctorat en science politique, Paris I/Panthéon-Sorbonne, décembre 2001.
  • « De la fécondité épistémologique d’un rapprochement historique incongru : la pétition Guillotin et ce qu’elle enseigne sur une forme d’action publique citoyenne », in CURAPP, L’historicité de l’action publique. Paris, PUF, 2002, pp.11-37.

Notes

[1Michelle Perrot, Les ouvriers en grève, éditions de l’EHESS, 2001 (1974).

[2Christophe Charle, Naissance des intellectuels. 1880-1900, Paris, Éditions de Minuit, 1990.

[3Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.