Vacarme 19 / Arsenal

de la misère sexuelle en milieu étudiant

par

Le 24 janvier, un collectif de dix étudiants, doctorants et élèves de grandes écoles, a lancé une pétition contre le harcèlement sexuel à l’université. Le texte a recueilli plus de 1100 signatures, et suscité la polémique. Une discussion sur la catégorie même de « harcèlement sexuel » est peut-être souhaitable : mais le geste, la question qu’il pose et le courage dont il témoigne ne peuvent être ignorés. Quelques remarques, en guise de pierre d’attente.

1) Certains textes engagent effectivement ceux qui les rédigent, les soutiennent, les signent. C’est le cas des travaux de second et troisième cycle, que les étudiants soumettent à la communauté universitaire par l’intermédiaire de l’un de ses représentants, afin d’en obtenir une reconnaissance scientifique et professionnelle - celle-ci découlant de celle-là. Ces textes donnent lieu à un rapport (on dit d’ailleurs : un « rapporteur », pour désigner celui qui, dans le jury, est chargé de sa rédaction). De ce rapport, irrévocable, dépend la vie et la carrière des impétrants.

À voir les choses ainsi, on se dit que la pétition CLASCHES a quelque chose de littéralement renversant, et d’un retour à l’envoyeur. Parce que d’un texte, elle rappelle que le silence qu’elle lève s’enlève sur fond de texte, dans un monde de textes. Parce que des étudiants s’y adressent à la collectivité contre ceux-là même dont dépend d’ordinaire la bonne réception de leur travail, de leurs paroles. Parce qu’elle énonce, et dénonce, ce qui s’extorque dans des relations professionnelles d’habitude recouvertes par la dignité de la science. Parce qu’elle bouscule d’autres vies, d’autres carrières. Parce qu’en un mot elle rapporte. On dit que ça n’est pas beau, de rapporter : mais il faudrait savoir. Au moins ceux qui rapportent, cette fois, se mettent-ils eux aussi en péril. Ce n’est pas si fréquent, qu’une signature au bas d’une pétition menace, des deux côtés du crayon.

(On dira : péril en trompe-l’œil ; les harcelés ont le vent en poupe, la presse et l’opinion leurs sont acquises, parce qu’elles flairent du croustillant dans ce mélange de sexe, de savoir, de secret. Peut-être : mais que vaut un tel soutien, passées les portes de l’université ? À la limite, il constituerait plutôt un handicap supplémentaire : après tout, se défier des indignations faciles, toiser de haut une opinion ignorante de ses véritables motifs, cela s’apprend en DEUG, et cela ne s’oublie plus. Renvoyer le geste de ces signataires au puritanisme ambiant, ce n’est pas s’élever au-dessus du sens commun ; c’est faire jouer les règles d’un autre sens commun, celui qui règne au-dessus, une fois passées les portes. Qui le critiquera ?)

2) Le premier objet de cette pétition est de désigner certains faits, de soutenir ceux qui y furent en butte, d’aider d’autres à articuler à leur tour les difficultés qu’ils rencontrent avec leur patron (on dit aussi cela : patron de thèse). On peut se récrier : c’est là, lit-on dans les journaux (par exemple sous la plume de M.Iacub et P.Maniglier, Le Monde du 01.02), une injonction, une exhortation à l’aveu - car les problèmes sont ailleurs, ils sont dans l’abus de pouvoir qu’autorise la position des mandarins à l’université. En bref, vous vous trompez de combat, vous vous y prenez mal. Passons sur la légère indignité qui consiste à retourner vers les harcelés l’accusation d’extorsion de sexe : admettons que sous le droit de cuissage, il y ait l’excès de pouvoir. Encore faudrait-il comprendre pourquoi c’est de ce côté-là que s’élèvent les plaintes, et ce que peut avoir de stratégique la question du harcèlement sexuel pour éclairer la manière dont le pouvoir s’exerce à l’université. Hypothèse : parce que cela revient à exiger de la fac qu’elle se plie au droit commun, et qu’elle se reconnaisse comme un milieu professionnel, là où toutes les obligations et les contingences du métier sont d’ordinaire suspendues au nom des exigences supérieures de la pensée. Hypothèse : parce que cela permet de dépasser l’alternative, entre la déploration d’un système et celle de comportements singuliers. Non plus : « Il n’y a pas assez de postes », ou « c’est la faute d’un tel », mais : « Voici comment un tel s’arrange du fait qu’il n’y a pas assez de postes. » Hypothèse : parce que ces comportements sont à l’exact croisement des deux processus qui définissent aujourd’hui l’université - d’un côté, la reconduction du vieux style, du colloque singulier et des intimités intellectuelles ; de l’autre, la massification de l’enseignement, le précariat des chercheurs, la pléthore des doctorants. On voit assez bien comment, sur ce fond, de beaux renards argentés peuvent arguer tantôt des noces du savoir et de l’éros, et tantôt de l’armée industrielle de réserve (il y en a d’autres derrière vous, mademoiselle). Hypothèse, promis j’arrête : parce qu’en l’affaire, cela revient à réintroduire du corps.

3) Une dernière chose : dans ce texte, peut-être maladroit (mais attention à l’argument de la maladresse : il sent le stylo rouge, dans la marge), un « nous » s’annonce. Qu’un « nous » puisse aujourd’hui s’annoncer à l’université mérite de toute façon d’être soutenu. L’université ignore le « nous » : elle absorbe des flux, et largue des atomes (en cours de route, et ce, du DEUG à la thèse - l’abandon est devenu le principal outil de gestion des effectifs, à tous les degrés de l’échelle). Un sociologue expliquait tantôt pourquoi les jeunes supportent de travailler chez Mc Do : c’est, disait-il, qu’ils ont le sentiment de faire quelque chose de plus réel qu’à l’université. La question de l’enseignement supérieur, du rapport ambigu entre la liberté qu’il offre et les défaites intimes qu’il suscite, entre la production d’intelligence collective et l’intensification du malheur, devra être l’une des questions politiques majeures dans les années à venir. Le « sexe » aussi, peut-être, la manière dont cette catégorie vient aujourd’hui nouer ensemble la loi et la norme, conférer au dispositif de punition son supplément de légitimité. Mais de toute manière, dans les deux champs, des deux côtés, les questions n’auront de chance d’être correctement posées qu’à impliquer l’expression de subjectivités collectives, minoritaires. Il y faudra des « nous ». Reparlons-en bientôt.

Texte de la pétition disponible sur le site du collectif CLASCHES : membres.lycos.fr/clasches/