une anthropologie du conflit entretien avec Michel Naepels

Entre la Nouvelle-Calédonie et la République démocratique du Congo, Michel Naepels interroge conjointement les formes de violence passées — coloniales notamment — et présentes. En s’attachant à une description fine des pratiques et des discours que la violence fait aux corps, aux femmes, aux hommes, aux groupes sociaux, il en fait un levier pour aborder les rapports sociaux à l’œuvre dans leur singularité et leur banalité. Le souci de l’ethnographie lui permet du même coup de penser la violence dans toute sa matérialité, ses effets, ses enjeux politiques. Il rappelle ainsi combien ceux-ci se reconfigurent face à la montée des vulnérabilités écologiques.

La violence constitue un des concepts classiques maniés par les anthropologues. Pouvez-vous expliquer la manière dont vous en usez ?

J’ai mené deux enquêtes monographiques : la première en Nouvelle-Calédonie — dans la commune de Houaïlou, une petite région rurale de 6 000 habitants — et la seconde, encore en cours, en République démocratique du Congo, dans le vaste territoire de Pweto au Katanga. Les terrains ne sont pas du tout équivalents et je ne cherche en rien à les comparer. Mais dans les deux cas, j’essaye de prendre la violence physique, ses effets et ses suites, comme une manière de percevoir les rapports sociaux contemporains : que nous disent les faits de violence sur les rapports politiques et les rapports de pouvoir ? Ou autrement dit : qu’est-ce que cela fait pour des gens ordinaires d’être pris dans des situations de violence, qu’elle soit commise ou subie, qu’ils en soient les témoins ou qu’ils soient « seulement » exposés à la virtualité du passage à l’acte violent ? Ainsi, la violence est d’abord selon moi un ensemble de logiques d’action, dans des situations sociales qui se transforment historiquement. Dans les deux cas que j’étudie, j’essaye de mettre en rapport les conditions d’usage de la violence physique contemporaine avec ce que l’on peut savoir des formes et des fonctions de la violence physique passées dans les mêmes espaces. Par la conjugaison de cette double perspective, je peux constater que les formes de violence sont liées aux situations et que s’il peut y avoir des airs de famille, il n’y a pas pour autant une forme de continuité qui constituerait « la violence kanake » ou « la violence katangaise ». Au contraire, les répertoires d’actions varient : il existe des innovations dans les pratiques, endogènes ou exogènes d’ailleurs, qui sont liées tout à la fois aux rapports politiques pré-coloniaux, aux formes de gouvernement coloniales, aux formes de la décolonisation. Par exemple, la chasse anti-sorciers, conduite en 1955 à Houaïlou par des leaders religieux et associatifs menant la lutte pour l’accès à la citoyenneté des Kanaks, est liée fondamentalement au contexte de transformation de la gouvernementalité coloniale : la sortie du régime de l’indigénat et l’accès progressif au vote pour les Kanaks se sont accompagnés d’une volonté de refonder les rapports de voisinage villageois. Les gens parlaient alors de « sorcellerie », comme c’est encore le cas aujourd’hui quand ils tombent malades ou quand leurs enfants ont un accident de voiture. Mais avec des différences : ce ne sont pas les mêmes objets qui étaient recherchés alors dans les accusations de sorcellerie, que ceux qui peuvent être évoqués aujourd’hui. Le vocabulaire de la sorcellerie, très mobilisé dans les années 1950, n’a pas été utilisé dans les années 1980 dans ce que l’on appelle les « événements », c’est-à-dire la lutte pour l’indépendance, même si la référence aux ancêtres l’était. Il n’y a pas un substrat culturel qui s’exprimerait à chaque fois dans les actions violentes.

« Il n’y a pas un substrat culturel qui s’exprimerait à chaque fois dans les actions violentes. »

Pouvez-vous nous donner des exemples des innovations que vous évoquez ?

Les Kanaks sont présents en Nouvelle-Calédonie depuis 3 000 ans et il n’y a aucune raison de penser qu’ils font la guerre de la même façon depuis. À partir de ce que l’on peut reconstruire des guerres immédiatement précoloniales, on reconstitue des pratiques d’embuscades, de destruction des moyens de production, des champs et des arbres, et éventuellement (mais cela fait l’objet de débats) des formes d’anthropophagie. Avec la guerre coloniale, on observe un certain nombre de continuités, mais aussi des nouveautés : outre la présence d’armes à feu, une forme de guerre issue de l’expérience algérienne de l’armée française vise à instaurer la terreur en détruisant non seulement les moyens de production mais aussi la totalité des habitations d’un village. Il y a également des innovations liées au paiement des auxiliaires kanaks de la colonisation : on les rétribue à l’individu tué, en leur demandant par exemple de rapporter la tête ou les oreilles de leur victime. Puis, à partir de 1878 (la plus importante guerre coloniale en Nouvelle-Calédonie), d’autres pratiques mises en œuvre en Algérie sont utilisées : des colonnes mobiles, des groupes nomades constitués de quelques officiers et soldats français, et de quelques centaines d’auxiliaires kanaks sont déployés et parcourent des régions entières supposées rebelles en dévastant tout ce qu’il est possible de dévaster. Dans les conflits inter-villageois que j’ai observés beaucoup plus récemment, des familles s’opposent sur des questions foncières, ou sur la possession de certains noms de famille : les répertoires de violence relèvent de la bagarre, du tabassage sévère à coups de bouteilles, de cailloux. On va jusqu’à se tirer dessus à coups de fusils. Cette forme-là n’a plus grand-chose à voir avec ce que l’on sait des guerres de la fin du XVIIIe siècle, des embuscades à la lance ou au casse-tête, ni avec la guerre coloniale.

Derrière votre refus d’utiliser la notion de culture, on perçoit un enjeu lié au champ anthropologique qui associerait la culture à l’expression d’une permanence. Mais on peut aussi penser la culture coloniale par exemple comme quelque chose qui produit et agit sur les formes de violence par effet de transfert.

Ma réticence provient en effet d’abord d’enjeux internes à la discipline anthropologique et à l’omniprésence, pendant un temps, de cette catégorie qui a été utilisée d’une manière très essentialisante. Je ne souhaite pas particulièrement lutter contre elle aujourd’hui. Je pense seulement que c’est une catégorie dont on peut se passer dans la description sans être trop embarrassé par son absence. Et je ne souhaite pas faire de la violence physique un universel, un corrélat de la condition humaine. Les notions de « culture coloniale » ou de « culture de guerre » ont pu insister à la fois sur les dimensions subjectives et sur les dimensions contextuelles de certaines pratiques violentes ; elles ont aussi insisté sur l’importance de voir la violence physique de près. Sur ces points, je suis tout à fait d’accord. Mais je pense que la catégorie expose toujours au risque de substantialiser l’idée de culture coloniale alors que par exemple les types de violences coloniales en Nouvelle-Calédonie dans la deuxième moitié du XIXe sont très différents du grand enfermement de la première moitié du XXe siècle. À la fin du XIXe siècle, la France est encore en train de mettre en place un contrôle du territoire en s’appuyant sur des positions de pouvoir négociées avec des chefs locaux qui savent faire jouer leurs intérêts propres et se jouent aussi de la colonisation pour les servir. Ce n’est plus du tout le cas par la suite où les formes d’autonomie des organisations sociales locales deviennent extrêmement minces et où leur capacité à utiliser plutôt qu’à être utilisées décroissent sévèrement. Décaler le regard vers d’autres espaces coloniaux, l’ancien Congo belge par exemple, ou la Rhodésie du Nord britannique, nous donne accès à ce que l’on peut appeler d’autres « cultures » coloniales, avec leurs historicités propres. Je suis convaincu que le contexte de la guerre, ou celui de la colonisation, est déterminant pour comprendre les formes de violence, qui passent aussi par des formes variables de subjectivation individuelle. C’est là tout l’intérêt de l’enquête ethnographique contemporaine que de nous confronter à l’interlocution avec des personnes impliquées dans des situations conflictuelles : elles peuvent donner un sens de cette subjectivation des conflits. Avec cette limite particulière que nous n’avons pas accès dans l’enquête à ce que nos interlocuteurs pensent ou ressentent, mais simplement — ce qui est beaucoup déjà — à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font. Il y a un risque avec les notions de culture de guerre ou de culture coloniale à monter en généralité à partir d’une source témoignant par exemple de la colère de quelqu’un, du vocabulaire de désignation voire d’animalisation de l’ennemi ; bref, de passer d’un contexte d’énonciation particulier à ce que pense un individu et a fortiori à ce que pensent tous les gens qui seraient dans la même situation que lui.

Quelles sont les formes d’action violente que vous parvenez à saisir dans vos enquêtes ? Comment vous y prenez-vous pour les « saisir » ?

Il est possible de faire de l’ethnographie de situations de violence au plus près de la violence. Danny Hoffman l’a fait au Sierra Leone et au Liberia, où il a travaillé auprès de milices villageoises d’autodéfense. Lui-même n’a pas participé à des opérations violentes, mais il était quotidiennement au plus proche de ces groupes. Il y a des conditions de prudence assez compliquées à respecter et cela soulève des problèmes éthiques importants, mais c’est possible. De mon côté, je ne cherche pas du tout la proximité de la scène de violence. Le pari de l’ethnographie, c’est simplement d’« être là » : quand je suis en Nouvelle-Calédonie, je réside dans des familles, dans des villages où peuvent exister des conflits, souvent durables, et où l’on peut parfois la nuit, entendre des personnes s’insulter, où chacun reste vigilant pour savoir si ces insultes vont se transformer en bagarre, où l’on peut parfois entendre un coup de feu... Ce ne sont pas des situations d’ultra-violence, et il est facile de solliciter la parole sur ce qui s’est passé. On n’a d’ailleurs souvent pas besoin de la solliciter : les gens commentent entre eux et avec moi les événements qui se sont passés dans le village ou aux alentours. C’est là un embrayeur de discussion. Dans les interactions, on peut aussi voir des gens saouls, près des magasins, qui commencent à se battre. On peut aussi participer à des cérémonies coutumières où, à la fin de la cérémonie, une bagarre éclate. Pour autant, je ne cherche pas à résider dans les villages les plus conflictuels au moment où ils sont les plus conflictuels, parce que je ne tiens pas à me faire tirer dessus.

Dans l’enquête que je mène au Katanga c’est une autre échelle de violence : la région a été parcourue ces vingt dernières années par une ligne de front entre l’armée congolaise appuyée par ses alliés du Zimbabwe et opposés à l’armée rwandaise elle-même alliée à l’armée ougandaise, et aussi par un mouvement milicien entre 2003 et 2006, mouvement villageois d’auto-défense au départ qui s’en est pris aux villageois in fine également. On parle ici de milliers de morts, de centaines de milliers de déplacés internes. Après une période de retour des réfugiés et des déplacés sous la tutelle du Haut commissariat pour les réfugiés, un nouveau mouvement milicien a émergé depuis 2011, créant un trouble indéniable dans la vie rurale. J’ai principalement résidé dans le chef-lieu administratif du territoire de Pweto, un gros bourg, dans lequel est installée une caserne de l’armée congolaise. En un sens, cela rend la présence des miliciens moins probable, mais cela peut aussi faire de la ville une cible (en 2012 je suis arrivé dix jours après que le centre administratif avait été attaqué). Tout cela crée une situation d’incertitude. En étant là, je la partage, avec des ressources différentes de mes interlocuteurs (parce que j’ai de l’argent et un passeport qui me permettraient de m’enfuir plus aisément). Avec aussi une condition d’ignorance du contexte social bien plus grande que celle de mes interlocuteurs qui fait que je ne sais pas trop quand des situations violentes peuvent survenir ou pas. Cette condition d’incertitude partagée est le support de discussions, d’entretiens. Les gens ne font pas que me raconter l’histoire de ce qui s’est produit ; en me parlant de la situation actuelle, ils me parlent de la présence milicienne et donc de la condition d’incertitude dans laquelle ils se trouvent. Ce que j’essaye de faire à Pweto, ce n’est pas de décrire le mouvement milicien mais plutôt les rapports sociaux ordinaires sous condition de la menace potentielle d’une milice ou d’une opération de nomadisation de l’armée régulière.

« Ce que j’essaye de faire à Pweto, ce n’est pas de décrire le mouvement milicien mais plutôt les rapports sociaux ordinaires sous condition de la menace potentielle d’une milice. »

Mais toutes ces violences ne sont pas identiques. Quelles qualifications retenez-vous ? Certaines ne relèvent-elles pas d’une contre-violence ?

La question de la qualification se pose de plusieurs manières. Une question est de qualifier un acte comme étant violent, une autre de qualifier la violence elle-même avec toute une série d’adjectifs qui, de mon point de vue, peuvent tous être légitimes (violence physique, morale, symbolique, structurelle... ). Mon horizon n’est pas de penser que l’une serait la vraie violence, une violence plus intéressante qu’une autre. Mon intention est vraiment d’utiliser la violence comme point d’entrée. Il faut ensuite être rigoureux : décrire une situation suppose de la décrire dans sa singularité, sa spécificité, ou sa banalité. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la vulnérabilité différentielle des uns ou des autres dans une situation donnée et de comprendre leurs modes d’utilisation de la violence, de réaction à celle-ci, de protection contre elle. Je ne propose aucun raffinement conceptuel sur la violence elle-même. En revanche, j’essaye de proposer la plus grande rigueur descriptive sur chaque moment de violence.

Quant à la contre-violence, la question est plus philosophique qu’empirique. À partir du moment où, dans l’enquête ethnographique, on a accès à ce que les gens disent, la dialectique de la violence et de la contre-violence est extrêmement présente : c’est parce que l’on a subi une violence, une injustice, qu’elle soit structurelle ou contextuelle, que le passage à l’acte violent est justifié par les acteurs. Cette dialectique est à l’œuvre dans les discursivités, dans les justifications. Ce que je peux en penser est plus complexe. Par exemple, est-ce que les « événements » des années 1980 en Nouvelle-Calédonie constituent une contre-violence à la violence de la colonisation ? En essayant de replacer ce moment dans une histoire aussi longue que possible, et en montrant d’une manière assez détaillée des violences mises en œuvre par la colonisation — des guerres coloniales aux spoliations foncières —, je pense que je remets en circulation des éléments d’analyse allant dans ce sens. Dans Violence et civilité, Étienne Balibar rappelle qu’il est impossible d’exclure le fait qu’il y ait des violences ou des contre-violences légitimes. Mais en entrant dans ce répertoire d’actions, on s’expose au risque de ne pas maîtriser les effets de la violence dans laquelle on s’engage. Les éloges de la violence, aussi fondés qu’ils puissent paraître dans certains cas, me semblent rapidement devenir des justifications potentielles de tout ce qui dans la violence échappe à son intention et même de tout ce qui dans la violence réalise son intention. On peut évidemment concevoir que dans certaines situations — la situation coloniale, la résistance au nazisme et au fascisme... — les personnes qui ont choisi d’agir violemment ont été héroïques et que leurs actions ont été nécessaires. Dans le même temps, théoriser cela comme une modalité positive d’action à encourager me paraît créer des formes discursives qui peuvent servir ensuite à la justification de n’importe quoi. Les Damnés de la terre de Frantz Fanon a servi pour un certain nombre de régimes autoritaires en Afrique subsaharienne : en Ouganda par exemple, l’actuel président Museveni a écrit son mémoire universitaire sur la violence chez Fanon et cela lui a permis ensuite un usage assez large de ce répertoire d’actions dans sa pratique politique. La question au fond ne se pose pas en termes de maximes, mais dans la vie de chacun, dans l’expression des réalités pratiques. Il n’y a pas à en parler, il y a à agir.

Mais la question de la limite, d’une éventuelle retenue de la violence, est-elle discutée chez les personnes que vous rencontrez ?

Il y a quelque chose d’implicite dans votre raisonnement qui voudrait que la violence demeure quelque chose d’exceptionnel par rapport à un état ordinaire des rapports sociaux qui serait plus policé, plus civil. Il faut au contraire insister sur les formes de socialisations personnelles, domestiques, familiales. Hors du cadre de la guerre, ou des « événements » indépendantistes, pour beaucoup des personnes que je rencontre, la violence est aussi prise dans une expression très minimale : se faire taper dessus est par exemple une expérience ordinaire de la vie domestique (et c’est le cas très largement dans beaucoup d’endroits du monde). Cela veut dire en tout cas que les répertoires de l’action violente sont des répertoires qui n’ont rien d’exceptionnel. Cela n’en fait pas une « culture » mais une forme de socialisation dont il faut interroger les formes. Car on peut imaginer que le déploiement de ces formes de violences est fonction des modalités d’habituation et de socialisation auxquelles chacun est confronté, avec des degrés très inégaux d’exposition. Ce n’est pas si étrange, si on s’est fait beaucoup taper dessus, que de rentrer dans des interactions où la violence physique soit une possibilité. Il faut se prémunir d’une délimitation rigide entre l’action violente et l’état normal des rapports sociaux. « Habituel » ne veut pas dire « sans souffrance » et n’implique pas que cette situation soit acceptée ou appréciée. Les formes de violence que je rencontre dans mes enquêtes sont très diverses. Les formes de cruauté sont beaucoup plus développées dans les pratiques miliciennes ou militaires au Congo qu’en Nouvelle-Calédonie. Parfois les descriptions de ces formes de cruauté sont absolument insupportables. Elles s’inscrivent dans une histoire pré-coloniale, coloniale et post-coloniale qui est beaucoup plus violente au Katanga. On peut décrire et historiciser ces formes de cruauté, bien avant la colonisation du Congo mais encore plus pendant — il y a des descriptions très précises sur les méthodes de « maintien de l’ordre » de l’armée et de la police coloniale belge au Congo. Les formes de cruauté varient dans ces deux contextes et les formes d’habituation elles aussi. Pour autant, dans les deux cas, il y a des gens qui trouvent cette violence inacceptable, qui font tout pour s’en protéger, ou pour lutter contre dans une affirmation publique, rare et courageuse. En Nouvelle-Calédonie, la Ligue des Droits de l’Homme mène ce combat, et sur un autre registre des associations contre les violences domestiques et sexuelles interviennent elles aussi. À Pweto, il existe aussi un certain nombre d’associations de défense des droits de l’homme dont la situation est très précaire : en RDC, des militants associatifs sont emprisonnés, d’autres tués.

« Les formes de violence peuvent se trouver démultipliées par la vulnérabilité liée aux transformations de l’environnement. »

Diriez-vous dès lors que se constitue et s’élabore un discrédit public des formes de violence ?

Je trouve très important de revenir sur le conflit qui s’est déployé, et se déroule encore à Sivens ou dans d’autres espaces ruraux français — Notre-Dame-des-Landes par exemple. L’essentiel des commentaires a porté sur la violence policière ou la violence étatique, souveraine, et éventuellement, sur les formes de « résistance », parfois violente, à celles-ci. Or ce qui me frappe dans la figure de Rémi Fraisse notamment, ce n’est pas seulement sa mort, qui est terrible, mais c’est sa vie. C’était un jeune diplômé du BTS « Gestion et protection de l’environnement », membre d’un groupe de protection d’une plante sauvage menacée, la renoncule à feuilles d’ophioglosse. Très peu de commentateurs ont parlé du fait que ces actions se déploient autour d’enjeux tels que le défrichement d’un bois ou la protection d’une zone humide. Il me semble que les formes de vulnérabilité et d’exposition à la violence que j’ai cherché à décrire dans mes enquêtes peuvent se trouver démultipliées par la vulnérabilité liée aux transformations de l’environnement. Le dénuement d’un paysan katangais est accru par son impossibilité de cultiver quand un mouvement milicien ou des patrouilles militaires parcourent son village. Les options qui s’offrent à lui sont soit de se déplacer vers un centre urbain pour être pris en charge par des associations humanitaires, soit de migrer vers une grande ville, soit lui-même de rentrer dans un mouvement milicien pour se retrouver dans une situation de prédation. Et la dernière activité qui reste à la plupart des déplacés, c’est de fabriquer du charbon de bois en brûlant la forêt pour le vendre. Brûler la forêt, c’est augmenter leur propre vulnérabilité à moyen terme, compliquer leurs formes de reproduction sociale parce qu’ils contribuent à l’érosion et à la baisse de fertilité de leurs propres sols, ces sols étant eux-mêmes susceptibles d’être spoliés par les grands hommes politiques du lieu, pour la création de fermes industrielles de maïs ou pour la délivrance de concessions minières. Quelle est l’économie politique de la production et de la reproduction sociale des gens les plus ordinaires ? Autour de la question de la vulnérabilité s’articulent les enjeux des violences politiques immédiates avec ceux qui engagent d’autres temporalités, comme celles de la productivité de la « nature » ou de ce qui rend notre monde vivable.

Cette question ne pèse-t-elle pas d’un poids particulier en Nouvelle-Calédonie ?

Les trente années de statut transitoire depuis les accords de Matignon en 1988 puis ceux de Nouméa en 1998 sont considérés en Nouvelle-Calédonie comme des moments de paix civile ayant permis à un nombre considérable de gens d’être formés, d’avoir des activités salariées, des responsabilités politiques. Il y a eu une forme de rééquilibrage : un accès a été donné, à une partie des colonisés, à des leviers de pouvoir dans un cadre pacifié. Il y a une grande partie de la population pour qui Ouvéa, c’est de l’histoire ancienne, ou qui en tout cas n’en a pas forcément l’expérience ou le souvenir. Leurs horizons sont plutôt, désormais, de faire des études, d’avoir un travail, de pouvoir élever leurs enfants dans la tranquillité. L’action armée est très lointaine. Et c’est une perspective que la plupart des gens n’envisagent pas pour eux-mêmes. Mais si on ne trouve pas de solution à l’issue du référendum, on ne sait vraiment pas comment cela pourra évoluer. Un collègue néo-zélandais, Adrian Muckle, a publié un ouvrage sur les spectres de la violence en Nouvelle-Calédonie et a montré comment, pendant tout le XXe siècle, la possibilité d’une révolte kanake comme celle de 1917 est restée très présente dans les débats politiques. L’expression « spectre de la violence » me semble assez juste pour décrire la situation contemporaine : la guerre n’est pas encore conjurée.

Post-scriptum

Michel Naepels est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur de Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), Paris, Éditions de l’EHESS-En temps & lieux, 2013.