quand nos bibliothèques brûlent

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Quand la tyrannie est sourde, les violences faites aux biens publics dans les quartiers populaires apparaissent à la fois comme des énigmes et des tabous. Quand les bibliothèques brûlent, on en parle peu puis on les reconstruit. Mais ce sont les lieux du savoir fondateur du lien social en démocratie. Loin d’y voir un acte barbare, Denis Merklen propose des éclairages pour qu’une interprétation politique puisse sourdre de ces silences entretenus de part et d’autre d’une ligne de front où un monde populaire abandonné refuse d’obéir à des règles qui l’ont exclu. Seule la repolitisation des savoirs et des lieux de savoir permettrait alors d’arrêter le feu.

Il y a des faits de violence qui suscitent des flots de parole et il y en a d’autres dont il est difficile de parler. Une bonne partie de l’opinion publique ignore ainsi les attaques faites aux bibliothèques aujourd’hui en France. Dans une liste incomplète, nous avons recensé 74 bibliothèques incendiées entre 1994 et 2014. Ces incendies sont localisés. Ils coïncident temporellement et géographiquement avec ce que nous appelons depuis l’automne 2005 les « émeutes », que nous appelions avant les « violences urbaines » et que nous appellerons ici révoltes : tout commence dans les années 1980, dans des grands ensembles d’habitat social en périphérie des grandes villes, de Toulouse à Paris, de Brest à Marseille en passant par Rennes, Lyon ou Grenoble.

Les incendies demandent un certain degré de préparation. Il faut casser des vitres souvent difficiles à briser, avoir préparé des cocktails Molotov qu’on jettera dans l’enceinte du bâtiment, toujours la nuit, lorsque la bibliothèque est vide de son personnel et de son public. Les dégâts sont matériels, il n’y a jamais de violence physique faite aux personnes. Nombreux sont les incendies qui ont lieu dans le cadre de révoltes de quartier où la bibliothèque peut n’être qu’une cible parmi d’autres : trente-quatre bibliothèques ont été incendiées pendant les « émeutes » de 2005. Mais très souvent, la bibliothèque est visée seule, sans que l’on brûle des voitures ou d’autres bâtiments. Parfois ces attaques ont lieu au moment d’élections nationales ou locales : sept ont été incendiées entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2007. Dans d’autres cas, l’incendie n’est pas lié à une actualité particulière. La bibliothèque est cible en elle-même. Pourquoi brûlent nos bibliothèques ? Qu’est-ce que ces événements nous disent de la bibliothèque comme institution politique ?

se taire

L’incendie n’est que la manifestation la plus symbolique et la plus spectaculaire d’une économie conflictuelle complexe entre les bibliothèques et leurs quartiers. Beaucoup plus nombreux sont les cas où les vitres sont caillassées, les habitants rentrent dans l’immeuble, détruisent des collections ou le mobilier, volent, mettent les livres par terre. Ainsi, des jeunes du quartier de la Plaine à Clamart sont entrés dans la Petite Bibliothèque ronde la nuit des élections municipales du 23 mars 2014 où la droite a délogé l’ancienne équipe socialiste dès le premier tour. Ils ont saccagé la banque de prêts, mis à terre les ordinateurs et vidé des extincteurs sur les collections, abîmant plusieurs milliers d’ouvrages et rendant les salles de lecture impraticables. Puis, de nouvelles infractions ont eu lieu au mois de novembre 2014 et dans la nuit du dimanche 29 mars 2015, jour du second tour des élections départementales. Les portes ont été cassées, tous les tiroirs des bureaux ouverts. La même nuit, la bibliothèque du quartier des Pradettes à Toulouse a été « vandalisée ». Dans les deux cas, il n’y a eu ni voitures, ni poubelles, ni d’autres édifices publics ou privés ciblés.

L’incendie n’est que la manifestation la plus symptomatique et la plus spectaculaire d’une économie conflictuelle complexe entre les bibliothèques
et leurs quartiers.

Ces attaques se caractérisent d’abord par les silences qui les accompagnent. Il n’y a jamais de proclamation, de justification, de revendication orale ou écrite adressée. Les auteurs des faits n’explicitent pas le sens de ce qui est fait. Suit le silence des partis politiques, des élus locaux et nationaux, des militants. Après plus de sept ans d’enquête, nous n’avons jamais trouvé de discours politique cherchant à donner sens à ces faits. Aucun débat public ne s’élabore sur une bibliothèque incendiée. Silence aussi du côté des journalistes. Très peu nombreuses sont les mentions dans la presse nationale ou locale et, quand on les trouve, elles ne prennent pas la forme d’un débat ou d’une investigation journalistique, mais d’énoncés factuels. Enfin, il y a le silence des chercheurs en sciences sociales. Alors même qu’ils sont légions à enquêter sur les « quartiers » et leurs « émeutiers », aucune attention n’a été jusqu’à présent prêtée à l’incendie des bibliothèques. Pourquoi les sciences sociales n’ont-elles pas considéré digne d’attention cette forme de manifestation pourtant très significative sur la « politicité » des classes populaires, sur notre système politique, sur la place de l’écrit dans l’interface entre les cultures populaires et la politique ?

Immense surprise donc. Nous parlons de bibliothèques fréquemment incendiées en France par une fraction des classes populaires. Nous parlons d’actions qui ne sont pas accompagnées de revendications explicites. Nous parlons de l’impossibilité de notre espace public et de notre espace intellectuel à accueillir ces manifestations et à en faire un objet de débat. De même que les villes ou les entreprises de transport disposent de services pour effacer tags et graffitis, nos institutions disposent de moyens ne pas se laisser perturber par ces attaques. Notre pensée politique est si protégée qu’elle ne laisse pas entrer ces questions brûlantes au sein de ses bibliothèques.

Est-ce un acte sans parole ? Pas exactement. Disruptif, l’incendie apparaît comme une action qui tente de dire quelque chose, cherche à rendre audible une réalité et des points de vue qui ont du mal à participer aux échanges discursifs de l’espace public et des institutions. Telle est peut-être l’essence même de l’incendie : faire parler. Et on en parle : dans les quartiers en question, parmi les équipes des bibliothèques ciblées, au sein de la profession de bibliothécaire où listes d’échanges, colloques, conférences, journées d’études et articles publiés sont nombreux. Le verbe imprègne les échanges entre agents et acteurs sociaux, politiques et institutionnels, formes orales, écrites, sur papier ou dans divers espaces numériques. Au cours de notre enquête nous avons recueilli, enregistré, observé des paroles en tout genre à propos des incendies, des bibliothèques, des révoltes, des conditions d’injustice et d’inégalité dans lesquelles sont plongés ces segments des classes populaires. Il serait long de restituer ici ce qui a nécessité une ethnographie de plusieurs années, mais comment oublier ce jeune qui en 2007 dit à une bibliothécaire dans un quartier de Saint-Denis : « Si Sarko passe on vous brûle la bibliothèque ! » Comment ne pas penser à cet autre qui nous confie dans un entretien : « Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour qu’on reste dans son coin, tranquilles, à lire ». Comment ne pas penser à ce blog où des dizaines de jeunes d’un quartier publient des photos de leurs tours démolies par un projet de rénovation urbaine dans le cadre duquel on a construit une très moderne bibliothèque qui fut incendiée une année après : « le batiment était le cœur du kartier... Jpourais vous en parlé pdt des heures de ces batiments on aura tout vecu la dedans le bien le mal et j’en garde ke des bons souvenirs... On c tapé vla lé délir ds la terass du bat 4 sa me done tro envi de pleurer... Putain de foto de merde !!!! elle fou la rage 7 foto !!! » Ces mêmes tours démolies qu’un responsable municipal qualifiait de « nid à rats ».

L’incendie ne vise pas à contraindre un autre identifié comme dans une grève, un piquet ou un bâtiment occupé, la cible de l’action est ici l’espace public. Mais malgré les nombreuses expressions que nous avons pu enregistrer et observer, un épais silence public étouffe les flammes. Il convient alors de s’interroger sur ce silence. Qui sont les locuteurs qui se taisent ?

Tout indique que la parole qui manque est celle que l’on qualifie habituellement de « politique ». Les incendies rendent visible l’existence de deux formes de parole et de deux espaces de débat et de circulation du discours. Dans l’un, les faits sont tus, dans l’autre ils sont parlés ; un type de discours est escamoté, l’autre profite de l’espace ouvert par les actes pour s’exprimer. Les attaques des bibliothèques nous montrent un espace politique profondément divisé, chacun obéissant à des ordres de discours distincts, fonctionnant avec des canaux de communication spécifiques, rendant possible la discussion sur certains sujets, en invisibilisant d’autres. Les incendies nous obligent à reconsidérer le rapport entre violence et parole.

la bibliothèque comme cible

L’incendie constitue un acte signifiant. Il vise l’institution de la bibliothèque : située entre l’État et le quartier, en même temps culturelle et sociale, elle est une institution centrale de l’écrit mais distincte de l’école. Politique sans être partisane, espace militant et espace public, ouverte au quartier mais nettement séparée de celui-ci, la bibliothèque est une opportunité offerte et en même temps l’emblème d’un groupe social qui rappelle jusqu’à la provocation l’ignorance de tous ceux qui la regardent de loin sans pouvoir y entrer, espace souvent luxueux au milieu de la pauvreté, sanctuaire des livres dans un monde où la question de la langue constitue l’un des objets centraux des conflits sociaux et politiques qui traversent les classes populaires.

« Si Sarko passe on vous brûle la bibliothèque ! »

L’incendie apparaît comme une forme d’action au contact d’une autre modalité d’action, celle de la bibliothèque. Or cette action de la bibliothèque rendue ainsi visible est une politique de la bibliothèque, politique de l’État au travers de la bibliothèque manifestée par l’action des bibliothécaires : trois agents qui visent l’espace du quartier afin de le transformer.

Les incendies mettent de fait en évidence un aspect paradoxal, voire tragique, de la relation entre les quartiers et leurs bibliothèques et inversement, entre les bibliothèques et leurs quartiers. Nous observons les bibliothèques comme des petites barques dans une mer de tourmente, agitées par des vents et des courants qu’elles ne peuvent que regarder de l’intérieur de l’institution et qui pourtant secouent la barque et menacent de la faire naufrager.

Mais les incendies qualifient aussi le groupe social qui en est l’auteur et, par extension, la situation des classes populaires au sein de notre démocratie. L’extraordinaire processus de désindustrialisation et de destruction des postes de travail qui se traduit par un chômage de masse depuis déjà plus de trois décennies agit toujours comme une force violente qui transforme profondément l’univers où agissent les bibliothèques de quartier. Le chômage met en situation de décalage l’État et une école qui ne peut plus conduire vers l’emploi. Il sape les bases de la culture humaniste et de gauche sur laquelle s’appuyaient les bibliothèques.

La lumière des incendies se reflète sur les habitants en prise avec les intervenants sociaux et les bibliothécaires comme si ceux-ci étaient les responsables des discriminations et des exclusions qui trouvent en réalité leur origine dans des espaces sociaux totalement inaccessibles à leurs modes d’action. Provoquer l’horreur par l’incendie, tenter d’attirer le regard pour dire que l’espace vital de ces quartiers fait aussi partie de l’espace de tous, tenter de toucher quelque chose de ce « sacré » que la bibliothèque représente pour faire comprendre que la situation est grave et qu’elle ne peut plus laisser indifférent, là se loge une partie du sens de ces actes. Mais pour ceux qui sont déjà à l’écart des dynamiques économiques, le risque est grand d’épouvanter puis de voir partir ceux qui viennent en amis et de n’avoir pour résultat que l’indifférence, sans plus attirer l’attention de personne.

des actions irrationnelles ?

Frappé par le chômage, l’univers des quartiers populaires semble s’éloigner du politique et être envahi par des formes plus ou moins anomiques de l’existence collective. Cependant, les incendies donnent à penser que la vie dans ces espaces sociaux n’a pas perdu son caractère politique. Seulement, celle-ci a pris des formes difficiles à comprendre et à accepter. La reconnaissance du quartier à la fois comme cadre de formes spécifiques de mobilisation sociale et d’une socialisation politique singulière ne s’est pas faite sans difficultés et elle a eu lieu seulement par éclipses et à l’occasion de révoltes : celles du début des années 1980 à Lyon, celles de l’automne 2005.

En observant la conflictualité qui entoure les bibliothèques de quartier, nous voyons comment la politique considère le populaire aujourd’hui et, en même temps, comment le populaire tente de faire porter sa voix dans les conflits politiques et sociaux. Il s’agit de la politique de segments des classes populaires qui ne sont plus pensées à partir des mots comme « ouvrier » ou « travailleur » mais par évocation de la citoyenneté et en référence à leur inscription territoriale, comme si leur lieu d’habitation déterminait leur place dans la République. Ce glissement du « travailleur » à « l’habitant » et au « citoyen » témoigne des efforts de classes populaires pour reconstituer des modalités d’action et de participation politiques face à l’affaiblissement des formes traditionnelles de mobilisation. L’incendie est à attribuer à une certaine politicité d’une fraction des classes populaires. Cette politicité qui se développe dans les quartiers à partir des années 1980 est difficile à saisir et pose problème notamment par le caractère fréquemment violent et/ou illégal de ses mobilisations. Le caillou et le cocktail Molotov ne visent pas seulement la bibliothèque de quartier, mais aussi les bibliothèques des sciences sociales et politiques.

Ces mouvements de révolte sont en effet directement liés aux déterminations sociales que nous évoquions, mais surtout ils ont un lien immédiat avec les « interventions » de l’État dans ces territoires — interventions dont l’action des bibliothèques fait partie, ce qui met ces institutions de l’autre côté de la frontière politique qui sépare l’État des classes populaires. La violence policière est l’un des vents de tourmente qui secouent l’univers où agissent les bibliothèques de quartier. En effet, l’un des facteurs de politisation de cette violence provient du sentiment que la police fait un usage illégitime de la force. Le caractère récurrent de ces violences qui tombent « toujours sur les mêmes » contribue à l’élaboration d’une ligne de partage qui laisse d’un côté du corps politique les banlieues, les arabes, les noirs, les jeunes garçons, et de l’autre côté la police, les hommes politiques, les enseignants, les représentants de l’État. C’est la raison pour laquelle la quasi-totalité des révoltes vient en réponse à la mort de jeunes dans le cadre d’une confrontation avec la police. L’action policière tend à qualifier l’ensemble du conflit État-classes populaires car elle réserve fréquemment le même type de répression aux faits qui relèvent du droit commun et aux mouvements collectifs. Du côté des classes populaires, la révolte vient remettre en question la légitimité de la répression policière et la tentative de contrôle de ces fractions de classes populaires par la force.

Les paroles locales que nous avons évoquées lient incendies et révolte d’une part aux conditions sociales (échec scolaire, racisme et discriminations quotidiennes, chômage, relégation urbaine), d’autre part à l’action de l’État (limites de la politique de la ville et de la protection sociale, agissements des forces de l’ordre, rôle de l’école). Or ces quartiers se caractérisent aussi par une impressionnante production culturelle, sans commune mesure avec celle des autres segments des classes populaires : livres, blogs, chansons, vidéoclips, slam, publications locales, entreprises de journalisme. Les habitants des cités HLM se manifestent très fortement contre un État souvent dépeint comme violent, distant ou indifférent au sort des plus démunis contre une attitude « colonialiste » et « raciste ». La cible est bien plus l’État que le capitalisme. Ces classes populaires parlent en leur nom propre, aux prises avec une « culture » qu’ils pensent de plus en plus comme illégitime —et c’est certainement là l’un des problèmes majeurs des bibliothèques. Il s’agit d’un groupe qui donne sa vision du monde et de soi, tout en revendiquant d’être de « la banlieue » et de « la cité », parfois même de la « racaille », revendications qui ne sont pas exemptes de disputes et font débat au sein même du groupe. Certains revendiquent la violence, tandis que d’autres exigent des comportements « corrects » identifiés à des refus de toute illégalité. Certains vont jusqu’à défendre des formes inversées de racisme ou de repli communautaire, tandis que d’autres revendiquent un individualisme universaliste et égalitaire. Dans les critiques adressées à la culture et à la langue, les divisions sont aussi marquées. La langue officielle est tantôt rejetée au profit de formes d’expression en franc conflit avec la culture dominante, tantôt revendiquée au titre que les « banlieusards » sont aussi des locuteurs de la « langue de Molière » et affirment la qualité des productions artistiques du groupe. Aux côtés de ces thèmes principaux, ressort la critique virulente des hommes politiques, perçus comme un groupe à part, associé au contrôle de l’État et tenu pour responsable de la situation vécue.

souveraineté et dépossession

Dans cet ensemble complexe de productions culturelles, la bibliothèque occupe une place difficile : institution de l’État, de la culture légitime et de l’écrit, et institution du quartier et de la cité. En tant qu’agents de l’institution publique, les bibliothécaires et la bibliothèque sont dans une position ambivalente pour les habitants. D’un côté, la bibliothèque est perçue comme une chance pour le quartier : un espace d’accès à la culture ouvert à tous et apprécié par beaucoup, particulièrement investi par les familles, les enfants, les jeunes filles, les personnes âgées. De l’autre côté, l’attaque de la bibliothèque vient signifier tout l’arbitraire de cette intervention de l’État et de ses agents dans « notre espace » du quartier. Les habitants déplorent les normes qui leur sont imposées : souvent, dans les bibliothèques on ne peut ni manger ni boire, ni parler, ni se retrouver en groupe et on demande aux adolescents d’enlever casquette et écouteurs, de cracher leurs chewing-gum. Les collections et les investissements sont décidés ailleurs, les emplois ne reviennent pas aux habitants qui en ont besoin. Le conflit rend manifeste un sentiment de dépossession, voire une perte de souveraineté. Est-ce notre bibliothèque, simplement parce qu’elle se trouve dans notre quartier, ou est-ce la leur, « un truc qu’on t’impose », comme beaucoup nous le disent ? La révolte vient mettre en évidence un sentiment contradictoire. D’un côté les habitants veulent plus de service et d’espace publics ; de l’autre ils contestent l’extériorité de la décision et de l’autorité qui s’impose à eux par ceux qui contrôlent les budgets, qui sont soutenus par la loi et les forces de l’ordre.

Le conflit rend manifeste un sentiment de dépossession, voire une perte de souveraineté.

L’affaiblissement du lien salarial a dans ces quartiers un impact bien plus profond qu’ailleurs : il met en cause les projections des habitants vers l’avenir et leur place dans la société. Les bibliothèques de ces quartiers ont affaire à des individus et à des familles qui ont de plus en plus de mal à assurer leur survie par le travail et qui sont obligés d’aller chercher une bonne partie des ressources indispensables dans des dispositifs de politiques sociales largement localisés et distribués à travers le territoire. Cette réorientation de la lutte pour la survie articulée à la territorialisation de la politique sociale entraîne une politisation de l’accès aux biens et aux services essentiels. Assurer le quotidien nécessite une mobilisation permanente, une dépense d’énergie auprès des guichets des institutions et de l’État qui contrôle ces ressources. Cette dépense d’énergie actualise le conflit entre ceux qui contrôlent les ressources et détiennent le pouvoir de décision et ceux qui dépendent de ces mêmes ressources pour vivre. Ce conflit actualise et requalifie la distance existant entre gouvernants et gouvernés. De quel côté se trouvent la bibliothèque, les bibliothécaires et ses livres ?

Ainsi se fait l’expérience sociale de la discrimination, de l’asymétrie de pouvoir, de la dépossession. Elle alimente ce sentiment d’injustice qui sort des invisibles interactions quotidiennes pour éclore dans l’espace public lors des révoltes, des conflits, des incendies. Il n’y a pas de déconnexion entre d’un côté l’expérience des individus et des familles, des associations qui travaillent aux côtés des municipalités et des collectivités territoriales, et de l’autre côté les conflits, les incivilités et les violences des émeutes.

En ce sens, les quartiers ne peuvent pas être réduits au seul cadre d’une demande de politique urbaine ou publique qui s’adresserait aux échelons locaux de gouvernement. Les quartiers constituent un point d’appui à la possibilité de construire collectivement un point de vue et de le manifester dans l’espace public. La citoyenneté se présente alors comme une matière ouverte dont le contenu s’établit dans le cadre de processus conflictuels jamais achevés. Le territoire offre un support essentiel à la socialisation politique là où les partis et les syndicats sont absents. Une absence double parce que ces organisations ne sont plus là pour assurer la socialisation politique, et parce que les formes de mobilisation de ces quartiers ne rentrent pas dans les schémas de ces organisations.

Les bibliothèques de quartier se trouvent dans le territoire des classes populaires, mais elles sont dépolitisées tant leur personnel s’est professionnalisé et l’institution est devenue un service public s’adressant à des usagers désincarnés. Voulant offrir un espace neutre et ouvert d’accès à la culture, elles oublient que ces lieux sont des espaces traversés par des dynamiques extrêmement violentes de régression sociale et d’isolement politique. Elles s’exposent alors à être considérées comme un lieu sacré, emblème de la République, « équipement le plus symbolique de notre démocratie » — comme a dit le ministre de la culture en 2005. Dans l’espace des conflits de classes, elles deviennent alors le sacré de l’autre et l’incendie vise à le souiller. Les sciences sociales, la littérature, la pensée politique ne peuvent plus laisser seules les classes populaires au milieu du marasme. Ou alors elles courent le risque de voir ces dernières se tourner contre leurs institutions et le savoir qu’elles abritent. Mais il faut ajouter tout de suite que, quand les bibliothécaires tentent d’agir et de politiser les savoirs qu’ils promeuvent, ils se trouvent souvent seuls faute d’autres agents et militants présents dans ces périphéries urbaines.

Post-scriptum

Denis Merklen est sociologue et professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle. Il est l’auteur de Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Presses de l’ENSSIB, 2013.