la torture par-delà le droit la lutte contre le terrorisme aux États-Unis

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Il est des lieux où la violence de nos démocraties dissout l’une des idées fondatrices de la démocratie depuis le mouvement des Lumières : on ne doit plus toucher au corps de l’adversaire ou du criminel. Il doit être jugé et le cas échéant être privé de sa liberté de nuire. Permettre sous couvert de lutte anti terroriste que l’État torture, refuser de mettre en jugement les tortionnaires, c’est renoncer à l’idée qu’un droit puisse réguler la violence qui circule dans nos sociétés. Or aujourd’hui, même la Cour suprême américaine louvoie dans son devoir de réprimer la torture. C’est aussi refuser l’idée qu’il revient à l’État démocratique de retenir sa cruauté.

Les États-Unis ont eu recours à la torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cela est un fait avéré depuis plus de dix ans. Dès 2004, le Général américain Taguba a publié un rapport sur la situation des détenus à Abou Ghraib. Ce rapport indiquait déjà que des actes de torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants avaient été perpétrés sur les détenus de cette prison. En juin 2006, Dick Marty remit un rapport à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans lequel il atteste que des pays européens ont collaboré, de manière directe ou indirecte, avec les États-Unis dans la mise en œuvre de leur politique de « restitutions extraordinaires », qui visait à capturer un individu et à le détenir dans un lieu tenu secret pour l’interroger en ayant recours à la torture.

Pourtant, l’interdiction de la torture est considérée comme un droit de l’homme quasi intangible. Cette interdiction découle en droit constitutionnel américain du cinquième et du huitième amendements de la Constitution. Cette interdiction est également inscrite dans de nombreux traités internationaux. Elle est notamment au cœur de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, adoptée par les Nations Unies et ratifiée par les États-Unis en 1994. L’article 2 de la Convention affirme que cette interdiction vaut également quand l’état d’exception est déclaré et en temps de guerre, attestant ainsi son intangibilité. Le droit ne pouvait être plus clair et plus intransigeant : l’interdiction de la torture s’applique à tous, en tout temps et en tout lieu.

Et pourtant, des faits de torture ont été commis. Il est vrai que le droit ne peut empêcher à lui seul l’avènement des crimes ou des méfaits. L’interdiction du crime n’empêche pas les hommes de tuer. Cependant, sur le plan du droit, le plus perturbant tient à deux choses. La première : les États-Unis n’ont pas réussi à empêcher que des actes de torture soient commis par leurs ressortissants. La deuxième : cette politique a été clairement approuvée et appliquée par les plus hautes instances politiques américaines en se servant du droit comme un moyen de légaliser cette pratique.

Le droit a été utilisé pour contourner l’interdiction de la torture, aboutissant ainsi à son blanchiment juridique.

Loin d’être un bouclier protecteur, le droit a été utilisé de manière stratégique pour contourner l’interdiction du recours à la torture, aboutissant ainsi à une sorte de blanchiment juridique de la torture. Habituellement, ce type de contournement ne peut être prohibé en droit que par la figure tutélaire du juge. Mais, là aussi, après de premières réponses encourageantes, les juges américains ne sont pas parvenus à offrir une protection juridique à ce droit de l’homme intangible.

contourner l’interdiction de la torture

Le recours à la torture pour lutter contre le terrorisme n’est pas un phénomène périphérique ou une sorte de déviance due à l’attitude de quelques militaires américains, il a été validé et théorisé par les plus hautes instances américaines. Mais sachant qu’elles étaient soumises au respect de la Constitution et de la Convention de 1984, ces hautes instances ont adopté une véritable stratégie de contournement pour éviter d’être sanctionnées. Plusieurs moyens ont alors été utilisés.

Le premier de ces moyens fut le choix délibéré de Guantanamo, qui permettait d’externaliser les actes de torture et donc d’éviter d’être soumis au respect de la Constitution américaine. En effet, Guantanamo est une base de la Marine américaine située sur l’île de Cuba. Cette enclave est une concession perpétuelle, fondée sur un traité de février 1903, pour laquelle les États-Unis paient une somme dérisoire. Dans la mesure où il s’agit d’une concession, le traité maintient la propriété du territoire à Cuba. Il ne s’agit donc pas d’un territoire américain. En s’appuyant sur cet argument, mais aussi sur une jurisprudence ancienne de la Cour suprême, l’administration Bush espérait pouvoir placer ces détenus dans une zone d’ombre juridique. En 1950, dans l’affaire « Johnson v. Eisentrager », la Cour s’était prononcée sur le cas des militaires allemands détenus par les autorités américaines au sein des prisons allemandes. La Cour suprême avait estimé que les tribunaux américains n’étaient pas compétents pour connaître des griefs provenant d’étrangers détenus en dehors du territoire américain. Guantanamo étant placée hors du territoire américain, le gouvernement espérait alors s’extirper du contrôle des juges américains.

Le deuxième moyen juridique mobilisé pour contourner l’interdiction du recours à la torture fut la requalification des détenus de Guantanamo en « combattants illégaux ». Alors même que ces personnes avaient été capturées dans le cadre de la guerre en Afghanistan, l’administration Bush a refusé de leur reconnaître la qualité de « prisonniers de guerre » afin qu’ils ne puissent pas bénéficier de la protection prévue à l’article 13 de la Convention de Genève de 1949, qui oblige à un traitement humain de ces prisonniers. Cette ligne de défense est apparue dès le 7 février 2002 dans un mémorandum de George W. Bush portant « sur le traitement humain des détenus talibans et d’Al-Qaida ». Il justifiait cette requalification par le fait qu’une nouvelle approche du droit de la guerre entraînait de facto l’apparition d’un nouveau concept. A l’appui de sa thèse, le pouvoir exécutif américain avait de nouveau invoqué une jurisprudence de la Cour suprême de 1942 qui avait qualifié de « combattants illégaux » des saboteurs, membres des forces armées allemandes qui s’étaient déguisés en civils sur le territoire américain, permettant ainsi de leur refuser le traitement de prisonniers de guerre.

La troisième stratégie de contournement s’est traduite par la mise en place de la politique des extraordinary renditions. Cette politique permet de poursuivre la logique de Guantanamo jusqu’au bout, non seulement en procédant à des actes de torture sur des territoires clairement non américains, mais surtout en s’assurant que ces actes de torture ne soient pas commis par des ressortissants américains. Les actes de torture étaient commis à l’étranger par des forces de sécurité non américaines mais sous le contrôle de la C.I.A., et selon ses ordres. Cela permettait donc d’éloigner la responsabilité directe des décideurs, via une « sous-traitance » de la torture.

Enfin, encore plus terrible pour le droit, les instances dirigeantes américaines ont essayé de développer un argumentaire juridique visant à légaliser le recours à la violence lors des interrogatoires des présumés terroristes. Ce processus de validation a été mis à jour par le Senate Select Committee On Intelligence. Cette commission du Sénat américain a publié en décembre 2014 un rapport dans lequel sont clairement évoqués et abondamment cités des documents internes à l’administration fédérale américaine validant juridiquement le recours à la torture. Dans ces documents, Jay Bybee et John Yoo, les deux avocats de l’Office of Legal Counsel, affirment par exemple que le waterboarding, la privation de sommeil, le confinement dans des boîtes ressemblant à des cercueils, l’obligation de garder une position inconfortable et douloureuse pendant de longues heures ou le fait de cogner des personnes contre des murs n’étaient pas de la torture, que ces actes n’étaient ni cruels, ni inhumains, ni dégradants. Par ce biais, le gouvernement Bush cherchait à donner une nouvelle définition des « traitements cruels et inhumains » et donc à soutenir juridiquement qu’il n’y avait pas eu de torture à Guantanamo. Ce type de stratégie visant à redéfinir des notions inscrites dans des textes de la plus haute valeur juridique a des effets horriblement pervers, car l’interdiction du recours à la torture est mise à mal dans les faits et dans le droit.

Toutefois, si ce type de stratégie tend à prospérer, l’État de droit garantit en principe son échec, puisqu’il prévoit un gardien : le juge. Or, ce rôle n’a pas été pleinement endossé par le juge américain.

la torture et l’impuissance des juges

Dans tout État de droit, le juge a pour tâche de veiller au respect par tous, y compris par les plus hautes instances politiques, des règles juridiques placées au sommet de la hiérarchie des normes. Dès lors, si la Constitution et les traités internationaux interdisent formellement le recours à la torture, la fonction du juge est de veiller au bon respect de cette interdiction. La Cour suprême américaine, dont la réputation d’indépendance n’est plus à faire, aurait pu, et aurait dû, mettre à mal la stratégie de blanchiment juridique mise en place par l’administration américaine depuis le 11 septembre 2001.

Redéfinir des notions inscrites dans des textes de la plus haute valeur juridique a des effets horriblement pervers.

Il faut reconnaître que dans les premiers temps, la Cour suprême est apparue à certains égards comme particulièrement stricte. Elle a ainsi pu rapidement contredire l’argumentaire développé par l’administration américaine concernant le statut juridique de Guantanamo. Elle le fit dans un premier arrêt du 28 juin 2004 demeuré célèbre : « Rasul v. Bush ». Dans cette affaire était en jeu la question de la compétence des tribunaux américains pour recevoir les requêtes des détenus étrangers de Guantanamo. À l’inverse de ce que soutenait l’administration Bush, la Cour suprême a affirmé la compétence des tribunaux américains pour recevoir et connaître ces requêtes. La Cour a considéré que si Guantanamo n’est pas un territoire sur lequel les États-Unis disposent d’une pleine souveraineté, il s’agit cependant d’un territoire relevant de leur compétence pleine et exclusive. Grâce à ce raisonnement, qu’elle réitéra par exemple le 26 juin 2006 dans l’affaire « Hamdan v. Rumsfeld », elle a pu extraire Guantanamo des limbes juridiques, laissant espérer que soit obtenue une application pleine et entière de l’interdiction de la torture. Toutefois, pour contourner la jurisprudence de la Cour suprême, le Congrès vota en 2006 une loi, la Military Commissions Act, autorisant le Président à créer des commissions militaires chargées de juger les détenus étrangers de Guantanamo et prohibant tout habeas corpus [1] pour ces détenus. Il était dès lors important pour la Cour de se prononcer non plus sur la forme juridique, c’est à dire sa compétence juridique, mais sur le fond de cette question. Elle prit position le 12 juin 2008 dans l’arrêt « Boumediene v. Bush ». La Cour a alors déclaré inconstitutionnelle la loi de 2006, pour violation du droit à l’habeas corpus. Par cette jurisprudence, la Cour suprême a ainsi pu rappeler la nécessité pour un État démocratique de placer le contrôle des mesures restrictives de liberté dans les mains du juge.

Pourtant, malgré ces jurisprudences encourageantes, les juges américains n’ont pas persévéré dans leur volonté de contrôler la pratique américaine de lutte contre le terrorisme. Depuis 2011, la Cour suprême fait un usage régulier de son writ of certiorary [2] pour rejeter de nombreuses requêtes portant soit sur la situation de ces détenus, soit sur d’autres affaires relatives à la lutte contre le terrorisme. Par exemple, en 2011, elle rejeta quatre demandes formulées par les détenus de Guantanamo portant sur leurs conditions de détention. Encore récemment, le 10 mars 2015, la Cour refusa d’accueillir la requête formulée par un Syrien — Abdul Rahim Abdul Razak al-Janko — qui avait été détenu pendant sept ans à Guantanamo et qui souhaitait engager la responsabilité du gouvernement américain pour acte de torture.

Ce refus de contrôle se retrouve également dans des instances inférieures, qui acceptent aisément que le gouvernement se protège derrière le secret défense, permettant même parfois de protéger des entreprises privées ayant collaboré dans la politique de torture. Par exemple, l’entreprise Jeppesen Dataplan Inc. a participé de manière logistique à certaines « restitutions extraordinaires » de présumés terroristes. Cette compagnie fut mise en cause par cinq personnes — B. Mohamed, A. E. Britel, A. Agiza, M. F. Ahmad Bashmilah et B. Al-Rawi. Cependant, leur plainte ne put aboutir dans la mesure où le directeur de la CIA demanda l’opposition du secret défense. Ces requérants s’adressèrent alors à la Cour suprême pour qu’elle ré-examine leur plainte, mais cette demande fut rejetée le 16 mai 2011.

Le refus répété de la Cour de donner suite à sa jurisprudence atteste des limites du droit. Mais, les propos tenus en décembre 2014 par Antonin Scalia, un des juges de la Cour suprême américaine, en constituent certainement une des illustrations les plus flagrantes. Ce juge conservateur, réputé par la dureté de ses propos, est allé jusqu’à tordre le Droit pour affirmer devant le micro d’une radio belge que la torture n’était en réalité pas interdite en droit constitutionnel américain : « la Constitution ne dit rien sur la torture [...]. Elle parle de châtiments ; les châtiments « cruels et exceptionnels » sont interdits ». Et selon lui, ces châtiments ne sont interdits que lorsqu’ils sont commis en tant que sanction après une condamnation. Autrement dit, il estime que la torture ou les châtiments sont conformes à la Constitution tant que la personne n’a pas été mise en examen ou condamnée pour un crime qu’elle aurait commis. Des propos cruellement dangereux pour les droits de l’homme.

Post-scriptum

Caroline Cerda-Guzman est maître de conférences en droit public de l’Université Paul-Valéry - Montpellier.

Notes

[1Ce droit permet à toute personne d’être présentée devant un juge pour connaître les raisons pour lesquelles elle a été incarcérée ou pour lesquelles elle est poursuivie.

[2La Cour suprême des États-Unis est totalement libre de décider de manière discrétionnaire si elle veut statuer sur les requêtes qui sont déposées. Seuls 2 % des affaires qui lui sont soumises sont acceptées.