la prison Sainte-Anne d’Avignon d’ouvertures en fermetures

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Les photographies qui accompagnent cet article sont de Rémy Dal Molin

Ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer affirmait Saint-Just le 26 germinal an II. Ce sont parfois les bâtiments qui survivent : ainsi la prison Saint-Anne à Avignon que visitent Frédérique Berthet et Rémy Dal Molin. L’internement de juifs raflés dans la région n’a pas laissé d’archives, mais Marceline Loridan Ivens peut encore témoigner de son cas. L’après-coup de la violence d’un grand crime côtoie l’après-coup de la violence d’État ordinaire et pourtant incommensurable, la dite privation de liberté. Peut-on retourner d’ailleurs dans une exposition d’art de tels incommensurables, les faire se côtoyer sans se confondre ?

Ouvert à la visite.
Couloir, rez-de-chaussée.
Rémy Dal Molin

Du 18 mai au 25 novembre 2014, la prison Sainte-Anne d’Avignon, désaffectée depuis onze ans, a abrité une large exposition d’art contemporain de la Collection Lambert : La disparition des lucioles. Après avoir été partiellement rénovée pour l’occasion (accessibilité, éclairages et aménagements de sécurité le long du parcours), tout en restant dans son état d’abandon « naturel », la « Maison d’arrêt » du 55, rue Banasterie s’est trouvée ouverte temporairement au public.

Les visiteurs rentraient par le hall principal, passaient devant les anciens bureaux des avocats au rez-de-chaussée et arpentaient trois niveaux de couloirs reliant les différents « quartiers » (quartiers des hommes, des femmes, des isolés, des arrivants, des sortants) avant de quitter les lieux par une cour extérieure et de franchir la même — et unique — porte d’entrée de l’édifice. Deux-cents œuvres en provenance des collections d’Enea Righi, d’Yvon Lambert, de galeries, d’institutions et de fondations italiennes et françaises étaient ainsi exposées [1]. De manière privilégiée, les œuvres étaient accrochées dans le périmètre des cellules ; quelques-unes, d’aspect monumental, investissaient des espaces plus vastes dédiés jadis au collectif : vestiaire, infirmerie, douches, atelier de menuiserie, salle de sport, cours d’activités. La disparition des lucioles constituait ainsi un double événement, dans le champ de l’art, avec ce rassemblement inédit d’œuvres des XXe et XXIe siècles d’artistes de renom, et dans le champ de l’histoire, avec l’ouverture à tous d’un bâtiment carcéral du XIXe siècle ayant enfermé des vies sur ordre de la justice pour les « surveiller » et les « punir » — une prison qui pendant ses 132 années de fonctionnement contrôla l’entrée des seules personnes autorisées par l’administration pénitentiaire, puis ferma définitivement pour tous en 2003 [2].

Des œuvres d’aspect monumental investissaient des espaces dédiés jadis au collectif.

La prison Sainte-Anne a été construite à partir de 1864 sur le site d’une ancienne « Maison des insensés ». Elle se trouve au cœur de la ville historique d’Avignon, à l’intérieur des remparts, en contre-bas immédiat de la masse minérale du Rocher des Doms qui fait terrasse pour le Palais des Papes. Accolée à son flanc, côté rue Banasterie, la chapelle des Pénitents Noirs de la Miséricorde est un point d’articulation extérieur original de ce bâti de 150 mètres de long et 62 mètres de large. Conçue en pierres de taille, Sainte-Anne combine « un plan à cour centrale » fréquent dans les prisons « en France avant 1839 » et un « plan trapezoïdal ou rectangulaire à multiples cours » plus singulier [3] — un plan reproduit à plusieurs reprises et à des relevés d’époques différentes dans le catalogue de l’exposition de La disparition des lucioles édité par Actes Sud [4]. La « Maison d’arrêt et de correction » fut ouverte à l’issue d’un gigantesque chantier qui transforma les quartiers Nord-Est de la ville, et expropria au passage ses habitants, entre Rhône et Palais. Les premiers prisonniers y furent installés au mois d’août 1871 ; ils étaient jusqu’alors incarcérés dans une aile du Palais des Papes, celle-là même qui conserve aujourd’hui les Archives départementales du Vaucluse et, avec elles, les archives de la maison d’arrêt qui y ont été versées en 2005.

La question « que faire de la prison Sainte-Anne ? » surgit dans l’espace public presque 120 ans plus tard, en 1987, selon Sylvestre Clap, directeur des Archives municipales. Elle donne lieu à une succession d’études jusqu’en 2002. L’interrogation se trouve — comme pour d’autres prisons françaises installées au centre des cités — à la confluence de considérations sur la vétusté d’un bâtiment devenu incapable de fournir un cadre décent pour les prisonniers et le personnel, d’une part, et sur les embellissements voulus pour Avignon à l’intérieur de ses remparts, dans la zone historique et touristique, d’autre part. En 2003, un nouveau centre pénitentiaire est achevé sur la commune du Pontet, à 9 km d’Avignon, sur un terrain acheté par le ministère de la Justice à cet effet : les détenus y sont transférés le 23 mars. La prison Sainte-Anne est alors vidée de tout occupant. Elle est abandonnée au mistral et aux infiltrations du fleuve : la végétation envahit les chemins de rondes, les cours d’activités et de promenade ; les murs d’enceinte continuent eux de se lézarder, la peinture des cellules de cloquer, le salpêtre et l’humidité de s’insinuer le long de froids et interminables couloirs.

Ce vide du bâtiment — que les visiteurs de l’exposition de la La disparition des lucioles pouvaient appréhender et ressentir en 2014, doigts gelés même en été, silence pesant d’un lieu de béton et de métal qui résonnait jadis de mille vies discordantes et chevauchantes — répond à un vide politique. L’État s’est désengagé progressivement de la maison d’arrêt au profit de la ville d’Avignon, qui l’a acquise en 2009 dans le but de la rétrocéder à un hôtel de luxe international ; un projet auquel l’opposition municipale a mis un point d’arrêt. Depuis, la prison Sainte-Anne demeure sans perspective, sans proposition de reconversion pérenne, tel « un angle mort de la cité » [5]. Avec ce changement de propriétaire, elle a toutefois gagné au passage, en 2010, une forme d’ajustement entre l’imaginaire associé au bâtiment et son nom. Le vocable de l’administration pénitentiaire, « maison d’arrêt », est tombé en désuétude. La ville emploie désormais officiellement la dénomination utilisée jusqu’alors par ceux qui avaient à vivre la prison — détenus et leurs proches, personnel carcéral, Avignonnais : celle de « prison Sainte-Anne ». Une appellation libre, liée au dehors de la prison, à une rue qui permet de s’en éloigner, et plus précisément à la proximité de l’escalier Sainte-Anne, un vieil escalier extérieur repris au XVIIIe siècle et reliant, à partir de la rue éponyme, les parties basses et hautes d’Avignon : cet escalier en pente raide permet de rejoindre à pied le Rocher des Doms, de voir la prison depuis les hauteurs de la ville, de la prendre de haut par une vue paysagère.

Je me suis rendue à l’exposition La disparition des lucioles en juillet et novembre 2014, à la recherche des traces d’une femme qui fut enfermée deux semaines dans la prison, tout début mars 1944, alors qu’elle n’avait que quinze ans. Une détention secrète, comme souvent celle des juifs dans les prisons françaises avant leur transfert vers le camps officiel de la Muette à Drancy, puis leur déportation vers les centres de mise à mort d’Europe de l’Est. Cette mise au secret n’est donc ni renseignée, ni datée par la préfecture de Police du Vaucluse. Dans son rapport du 10 mars 1944 sur les arrestations de citoyens français par les autorités allemandes, le préfet du Vaucluse, lorsqu’il rend compte au Chef du gouvernement que Marceline Rozenberg et son père Szlama ont été arrêtés dans la nuit du 1er au 2 mars à Bollène, indique en effet, en face de la rubrique « lieu de détention » : « inconnu » [6]. La recherche dans les registres d’écrou de la maison d’arrêt Sainte-Anne déposés aux Archives départementales du Vaucluse fait apparaître de nombreuses lacunes sur la période 1942-1946. Ce qui laisse à penser — l’archiviste-documentaliste responsable du fonds, Blandine Silvestre, en formule l’hypothèse à mes côtés — que ces documents ont été dérobés ou détruits à la Libération en raison de leur caractère sensible sur le plan politique. Je n’ai ainsi pas trouvé, à ce jour, de trace écrite du passage à la prison Sainte-Anne de celle qui s’appelle aujourd’hui, vieillie par les ans, Marceline Loridan-Ivens [7]. Seule la chance extraordinaire qui l’a fit revenir vivante — douloureuse mais vivante — d’Auschwitz-Birkenau en 1945, rend possible le témoignage d’un événement dont le corps, par la voix, atteste seul. Le corps, la parole, et l’art.

Marceline Loridan-Ivens a été conviée en avril 2014 à revenir, pour la première fois depuis soixante-dix ans, à la prison Sainte-Anne ; dans le cadre de la préparation de l’exposition et sur une idée du journaliste Vincent Josse. Sa visite a fait l’objet d’un film de vingt-cinq minutes où ses souvenirs se trouvent mis à vif par la sensation retrouvée d’être sur les lieux-mêmes du commencement de la tragédie — dans la prison qui lui ôta la liberté sur le sol de France et ne lui ouvrit ses portes que pour la mettre sur des rails. Des rails qui devaient aboutir le 16 avril 1944 sur la judenrampe d’Auschwitz. Réalisé par Franck Leplat, avec Sébastien Guisset au son, le film Marceline Loridan-Ivens racontant son passage à la prison Sainte-Anneavant son départ pour Auschwitz était montré en boucle dans l’exposition. Projeté en couleur sur le mur du fond de la cellule 54 [8], sise au 1er étage où étaient placées des vitrines relatives à l’historique de la maison d’arrêt. Un film considéré comme une œuvre d’art contemporain au même titre que toutes celles accrochées par la Collection Lambert dans La disparition des lucioles,et pour cette raison, non destiné pour l’heure à la diffusion publique au-delà du 25 novembre 2014. Seul le souvenir de ce récit mis en scène demeure en mémoire. Seule la photographie permet de faire trace, et de transmettre pour le dehors, en passe-muraille de la prison Sainte-Anne, une histoire dont l’écriture ne saurait s’arrêter avec la fin d’une exposition.

M comme Muséum.

Mur d’enceinte, rue Migrenier.

Rémy Dal Molin

Entrée/Sortie.

Rue Migrenier.

Photo Rémy Dal Molin

Slogan.

Mur d’enceinte, rue Migrenier.

Photo Rémy Dal Molin

Silence in the Museum.

Mur d’enceinte, rue Migrenier.

Photo Rémy Dal Molin

En noir et blanc.

Cellule (avec Abandon All Hope Ye Who Enter Here, Ross Sinclair, 2001, détail), rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Le tabouret.

Cellule 119.

Photo Rémy Dal Molin

L’œilleton.

Cellule, 1er étage.

Photo Rémy Dal Molin

Projection 1.

Cellule 54 (au fond, projection de Marceline Loridan-Ivens racontant son passage à la prison Sainte-Anne avant son départ pour Auschwitz, Franck Leplat, 2014, détail), 1er étage.

Photo Rémy Dal Molin

La passante.

Cellule (au 1er plan, Above the Weather. In Turkey, a Weaver has Woven a Tapestry from String Equalling the Distance from the Earth to Above the Weather, She was Asked to Choose String the Colour of Night, Jason Dodge, 2011, détail), rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Ligne de vie.

Couloir (avec J’ai rêvé d’un autre monde, Claude Lévêque, 2001, détail), rez-de-chaussée.

Photo Rémy Dal Molin

Sortie/Sortie.

Escalier intérieur du 2e étage.

Photo Rémy Dal Molin

Post-scriptum

Frédérique Berthet est maître de conférences en Études cinématographiques à l’Université Paris Diderot.

Rémy Dal Molin est photographe et mène une pratique artistique dans le champ du cinéma, de la musique et de la photographie.

Notes

[1Pour consulter la liste des artistes exposés [https://jlcougy.wordpress.com/category/musees/collection-lambert-avignon].

[2D’autres prisons ont fait l’objet d’ouverture au même moment, par exemple : celle d’Alcatraz dans la baie de San Francisco, fermée depuis 1963 et reconvertie en site touristique, avec @Large : Ai Weiwei on Alcatraz (septembre 2014-avril 2015) et celle de la Santé à Paris, ouverte à la visite (20-21 septembre 2014) pendant ses travaux de réhabilitation.

[3Isabelle Warmoes, Étude de valorisation du site de la prison Sainte-Anne, Ministère de la Justice, ministère de la Culture, Wilmotte & Associés, 2002, p. 22.

[4La Disparition des lucioles. Prison Sainte-Anne, Avignon, Collection Lambert en Avignon, musée d’art contemporain/Actes Sud, 2014, p. 60-79, p.126-7, p. 192-3, p. 276-7, p. 351-2.

[5Ibid., Sylvestre Clap, « Insensés, pénitents, criminels et artistes : un étrange ballet s », p. 78.

[6Archives départementales du Vaucluse, Fonds « Préfecture cabinet », 1942-1945, série 6W37.

[7Référence à cet emprisonnement dans les deux ouvrages de Marceline Loridan-Ivens : pp. 96 et 108 de Ma vie Balagan [écrit avec Elisabeth D. Inandiak], Robert Laffont, 2008, et pp. 33, 78 et 79 de Et tu n’es pas revenu [écrit avec Judith Perrignon], Grasset, 2015.

[8Le cartel des œuvres portait la mention « cellule » suivie d’un numéro correspondant au déroulé du parcours d’exposition. Ce numéro reprenait le principe de chiffres peints par l’administration carcérale sur la porte des cellules, côté couloir, mais réinventait la numération elle-même.