Vacarme 19 / Arsenal

pourquoi l’Egypte cible les homosexuels

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Cet article a été diffusé le 23 juillet 2001 par le Middle East Research and Information Project (MERIP), institut indépendant basé à Washington. Deux jours plus tard, l’auteur était renvoyé de l’organisation égyptienne des Droits de l’homme : pour Hisham Kassem, président de l’OEDH, prendre la défense des accusés du Queen Boat, « cause perdue à laquelle il valait mieux renoncer », serait interprété comme « l’introduction de l’homosexualité en égypte », ce qui « tuerait le concept de droits de l’homme » dans ce pays.

Le procès, qui s’est ouvert au Caire le 18 juillet 2001, de cinquante-deux hommes soupçonnés d’être homosexuels et inculpés pour immoralité, signe la fin de longues années d’une activité publique discrète et silencieusement tolérée de la communauté gay égyptienne. Dans une petite salle d’audience surpeuplée, les accusés debout dans une cage témoignaient de la profonde crise politique à laquelle sont confrontés un régime mal assuré, une communauté gay menacée, une presse médiocre et un mouvement pour la défense des droits de l’homme anéanti.

Les cinquante deux hommes - trois autres ont été relâchés sans être officiellement inculpés - ont été arrêtés au Caire le 11 mai 2001 sur le Queen Boat, un bateau pour touristes amarré sur le Nil. Le bateau était connu depuis longtemps comme un lieu où se retrouvait la communauté gay égyptienne. Qu’est-ce qui a motivé cette soudaine répression ? Bien que le régime égyptien ait été totalement imprévisible ces derniers temps - en particulier avec la sentence extrêmement sévère prononcée à l’encontre de Saad Eddin Ibrahim, défenseur des droits de l’homme à la double nationalité américano-égyptienne (voir encadré) - les observateurs s’accordent à penser que quelque chose a dû inciter les forces de la sûreté de l’État à mener une rafle dans une discothèque touristique, dans un moment où l’économie égyptienne, largement dépendante du tourisme, lutte encore pour surmonter les retombées du massacre de Louxor de 1997.

Distraire le public

Distraire l’opinion de la récession économique et de la crise de liquidité que doit affronter le gouvernement en est certainement l’un des motifs. Selon les statistiques officielles, 23 des 65 millions d’Égyptiens vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Lée dernière, les Égyptiens ont vu malheureusement plonger leur pouvoir d’achat, suite aux dévaluations de la livre égyptienne. L’énorme frénésie médiatique autour de l’affaire du Queen Boat a distrait la population pendant que le gouvernement introduisait de nouvelles taxes. Deux autres affaires qui firent sensation ont aussi escamoté les questions économiques. Quelques jours après la rafle du Queen Boat, un homme d’affaires a été déféré devant la cour criminelle pour s’être marié avec dix-sept femmes. Peu après une cassette vidéo interdite a été divulguée à la presse, beaucoup pensent par la sûreté de l’État : on y voyait un ancien prêtre copte ayant des relations sexuelles avec des femmes venues chercher guérison dans son monastère. Il en résulta des manifestations de la communauté copte, des affrontements avec les forces de sécurité, une campagne de presse et des procès devant la cour de sûreté de l’État.

Selon les avocats des cinquante-deux détenus, la sûreté de l’État a arrêté arbitrairement beaucoup d’hommes qui n’étaient pas sur le Queen Boat ce 11mai, afin de grossir le nombre d’arrestations pour les médias. Après la séance du tribunal du 18 juillet, une mère harassée hurla : « Il est sorti m’acheter des médicaments quand ils l’ont arrêté ! » Cela expliquerait les comptes-rendus de presse presque identiques publiés dans les deux semaines qui suivirent la rafle. Provenant sans doute de la sûreté de l’État, ces comptes-rendus décrivaient un culte d’adorateurs de Satan et des orgies publiques qui auraient lieu chaque jeudi soir au Queen Boat. Le temps que le procureur de la République nie officiellement ces rapports, le but a été atteint : capter l’attention du public. « L’affaire mêle les croyances religieuses et la moralité, deux ingrédients qui ont toujours réussi à retenir pendant longtemps l’attention des gens », déclare Taher Abdul Nasr, un avocat du Centre Judiciaire Hisham Mubarak, qui représente quatre des accusés.

Sous les feux des projecteurs

Dans leur course à l’audience, les médias égyptiens semi-officiels se sont toujours volontiers laissés utiliser par les services de sécurité. L’immense publicité autour de l’affaire du Queen Boat rappelle un cas similaire en 1997, quand soixante-dix-huit adolescents avaient été inculpés pour culte satanique. Ils furent relâchés après deux mois de détention, sans que l’affaire soit portée devant les tribunaux. On critiqua sévèrement les journaux pour avoir publié les noms et portraits des prétendus adorateurs du diable, ce qui portait atteinte à leur image en dépit de leur libération. Pourtant au mois de mai, qu’ils soient officiels, d’opposition ou indépendants, les journaux ont publié le nom et la profession des cinquante-cinq inculpés, montrant parfois leur photo à la une, les yeux barrés d’une bande noire.

Le 18 juillet, les familles des accusés ont donné des coups de poing et des coups de pied aux reporters qui tentaient désespérément de photographier les hommes avant, pendant et après l’audience. « Sale presse ! » criaient certains, « toute l’histoire est fabriquée ! » Des pères et des mères n’ont pu voir leurs fils, car les accusés menottés se couvraient le visage avec des bouts de journaux, des sacs en plastique et des serviettes, pour se dérober aux flashes des appareils photos. Publier des détails concernant une enquête ou un procès en cours, et qui pourraient influer sur le déroulement des procédures, est interdit à la fois par la loi sur la presse 96/1996 et par le Code déontologique établi par le Syndicat des Journalistes Égyptiens.

« Valeurs islamiques »

Cependant l’État doit avoir d’autres motivations pour organiser une rafle sur le Queen Boat que de donner à la police l’occasion de récolter des portraits. L’assaut du 11 mai s’inscrit dans l’effort du régime pour se présenter comme le gardien de la vertu publique, afin de dégonfler un mouvement d’opposition islamiste qui semble gagner des partisans chaque jour. En novembre 2000, le parti interdit des Frères Musulmans a envoyé dix-sept nouveaux membres au Parlement [1], ce qui dépasse le nombre des représentants de tous les partis d’opposition officiels confondus. Pour contrer ce pouvoir qui monte, l’État recourt à des poursuites judiciaires sensationnelles, dans lesquelles le régime intervient pour protéger l’islam des apostats malfaisants. L’article 98 du Code Pénal, qui criminalise « le mépris des religions révélées », a été utilisé deux fois l’année passée par le procureur de la République [2], contre l’écrivain Salaheddin Mohsen et la prédicatrice Manal Manea. Au mois de juin 2001, l’écrivain féministe très en vue Nawal Al Saadawi fut interrogée par le procureur de la République en vertu de la même loi, au sujet d’opinions qu’elle avait exprimées dans un entretien paru dans la presse. L’accusation a été abandonnée, bien qu’un avocat indépendant soit encore en train d’essayer de faire divorcer Al Saadawi de son mari.

Le mois dernier, on pouvait lire à la une des journaux locaux officiels des gros titres saluant la position de l’Égypte « dans la défense des valeurs islamiques » à la session spéciale sur le SIDA de l’Assemblée Générale des Nations Unies. À cette session, l’Égypte a entraîné sans succès plusieurs pays musulmans à demander que l’unique représentant d’une organisation homosexuelle, la Commission Internationale Gay et Lesbienne des Droits de l’Homme, soit exclu de la table ronde sur le SIDA et les droits de l’homme. Ultérieurement, la délégation égyptienne à l’ONU a réussi à faire supprimer une phrase dans la déclaration finale de la session, qui mentionnait les homosexuel(les) comme une population vulnérable, particulièrement exposée à l’infection du SIDA. Ces positions « islamiques » ont étonné les Égyptiens, habitués à une politique étrangère qui ne mettait les « valeurs islamiques » en avant que dans les réunions modestes et souvent sans signification de l’Organisation de la Conférence islamique. Le régime semble avoir réalisé que la répression et la persécution des islamistes ne déracineront pas la menace islamiste si elles ne sont pas accompagnées d’actions qui étayent la légitimité religieuse de l’État.

Suivre le courant

Les organisations de défense des droits de l’homme égyptiennes se sont trouvées elles-mêmes dans une position peu commode pendant l’affaire du Queen Boat. Les activistes se sont sentis tenus de prendre position, particulièrement quand des ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch ont fait des déclarations condamnant les arrestations du Queen Boat. Mais au lieu de jouer un rôle d’avant-garde, en expliquant que l’affaire relève des droits de l’homme, la plupart d’entre eux ont choisi de suivre le courant afin de ne pas être attaqués dans la presse locale. Plus encore, beaucoup d’activistes des droits de l’homme ont spontanément exprimé des opinions homophobes dans la presse et attaqué les organisations internationales qui avaient pris des positions plus positives (l’un d’entre eux a même décidé d’écrire un livre démontrant que les droits homosexuels ne sont pas de vrais droits de l’homme). Ils ont délibérément choisi d’ignorer les rapports sur la torture et les mauvais traitements infligés aux suspects pour leur faire avouer qu’ils sont homosexuels et qu’ils étaient sur le Queen Boat au moment de la rafle. Même le fait que des officiers de police fassent irruption dans un lieu public et arrêtent tous les Égyptiens de sexe masculin qui s’y trouvent, tandis qu’ils n’inquiètent ni les étrangers ni les femmes, ne provoqua pas de réaction de la part des groupes locaux de défense des droits.

La plupart des activistes des droits de l’homme en Égypte sont d’anciens militants politiques, qui se sont engagés dans cette voie quand il est devenu clair que les groupes d’opposition, légaux ou illégaux, ne pourraient ébranler un État puissant. Parce que les organisations de défense des droits de l’homme sont accusées par l’État de suivre un programme occidental, elles sont souvent plus soucieuses de gagner un soutien populaire que de s’emparer de cas qui sont sujets à controverse. Interrogé sur sa position dans l’affaire du Queen Boat, le dirigeant d’une association légale de charité a parlé de la « ligne rouge » que les groupes de défense des droits de l’homme ne peuvent franchir dans leur lutte pour les libertés civiles. En ne s’écartant pas de cette « ligne rouge » qu’ils s’imposent eux-mêmes, certains de ces groupes essaient de signifier au régime qu’ils resteront aux côté de l’État contre les pressions de l’étranger.

Lorsqu’on leur demande une explication à propos de la rafle du 11 mai, les membres de la communauté gay locale évoquent le récent établissement d’un Département de Criminalité Internet au ministère de l’Intérieur. Ils mentionnent plusieurs incidents qui ont eu lieu dans les deux mois précédant l’événement du Queen Boat  : des homosexuels ont été arrêtés grâce à de faux rendez-vous sur Internet. Plusieurs sites gay ont été fermés, et beaucoup d’homosexuels égyptiens évitent maintenant les chat rooms et les sites de rencontre. Ils pensent que le gouvernement a décidé d’intervenir après des mois de surveillance des sites et des clubs. Il semble que les échanges des internautes gays égyptiens avec leurs pairs occidentaux ont conduit les premiers à vouloir se faire entendre en ce qui concerne leurs droits. Dans la mesure où toute possibilité d’organisation des citoyens est considérée par le gouvernement comme une menace pour la sécurité nationale, l’affaire du Queen Boat pourrait présager une plus grande surveillance du nombre croissant de jeunes Égyptiens qui utilisent Internet - maintenant plus de 1,5 million.

En attendant la prochaine audience qui commencera le 15 août, les avocats de la défense semblent optimistes. Mais la communauté gay locale a choisi de garder plus que jamais profil bas, jusqu’à ce que l’orage soit passé. Les spéculations initiales, selon lesquelles l’incident du Queen Boat tournerait en Stonewall égyptien se sont révélées injustifiées. Les homosexuels égyptiens manquent de motivation pour défier un tabou social et religieux, au risque de perdre leur emploi, leur famille, leurs amis et leur statut social, ou de passer cinq ans en prison, sachant que personne ne soutiendra leur combat.

Traduit de l’anglais par Emmanuelle Gallienne

Post-scriptum

Le journaliste Hossam Baghat publiera un article sur les lois qui régissent le sexe en Egypte, dans le numéro d’avril du Middle East Report, la revue trimestrielle de MERIP.

Notes

[1Les Frères Musulmans se présentent aux élections comme candidats indépendants.

[2Grâce à une requête en hisba (préservation de l’ordre islamique), précepte autorisant les individus à porter les offenses morales ou religieuses devant les tribunaux. Reconnue par le droit égyptien en 1996, avec la restriction que seul le Procureur de la République peut l’exercer, en tant que représentant de la communauté.