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« La Cigale et la fourmi », version non-censurée

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Le peuple grec a donc dit non au plan d’austérité que voulaient lui imposer ses créanciers sous l’euphémisme cynique de « négociations », et un bon nombre de ces derniers semblent plus déterminés que jamais à lui rejouer La Cigale et la fourmi.

C’est en apparence une leçon cynique, mais aussi pleine de bon sens : les vrais travailleurs n’ont pas à payer les fautes de ceux qui font bombance, n’est-ce pas ? Sauf qu’il pourrait être utile de rappeler aussi la version non-censurée de la fable. Car qu’est-ce qui se cache sous la jolie métaphore de la fourmi « Vous chantiez, j’en suis fort aise : Eh bien ! dansez maintenant » ? Que le peuple des cigales va connaître la vraie faim, pas seulement la pauvreté et l’effondrement économique, mais la vraie faim, celle qu’ont déjà connue les Grecs dans les années 1950-1960 quand tous les autres peuples d’Europe de l’Ouest se gavaient des effets du plan Marshall et de l’annulation de la dette allemande ; que les premiers touchés ne seront pas les cigales qui ont le plus chanté — celles-ci, grâce à l’aide des fourmis, ont déjà mis à l’abri leurs capitaux en Allemagne, à Londres ou au Luxembourg —, mais celles d’entre les cigales qui n’ont jamais su ou pas encore pu chanter — les cigales pauvres et retraitées qui n’auront plus du tout de retraite et les bébés cigales pauvres qui périront de malnutrition dans leurs pauvres lits déglingués de bébés cigales — la mortalité infantile est déjà remontée en flèche depuis cinq ans en Grèce, mais on n’a sans doute encore rien vu ; et surtout, car là est tout le génie de La Fontaine, que sous ces masques animaliers, se cache le même peuple, la même humanité : ces vieilles cigales et ces bébés cigales qui vont mourir ou souffrir terriblement ce sont en vérité des vieilles fourmis et des bébés fourmis.

Une telle version réaliste de la fable qui se rejoue sous nos yeux est assez terrible en elle-même mais riche en enseignements. Elle a en particulier le mérite de mettre à nu la vérité, non seulement du Fonds monétaire international (FMI) qu’on connaissait déjà, mais de l’Union européenne (UE), de l’Eurogroupe et de la Banque centrale européenne (BCE) : les institutions européennes sont aujourd’hui aux mains des plus froids de tous les monstres froids. Dans l’asphyxie programmée des Grecs, il y a en effet quelque chose du retour d’une violence archaïque, il y a du Attila.

Quand les Huns arrivaient devant une nouvelle ville, ils laissaient toujours le choix aux habitants de se soumettre ou d’être entièrement massacrés. La soumission ou la mort. Pure violence du rapport de forces. Nulle rationalité économique ici qui exigerait au contraire de prendre soin de son débiteur et non de le tuer si l’on veut qu’il rembourse au moins une faible partie de ses dettes, puisque davantage est impossible et que tout le monde le sait depuis le départ. Ou seulement une rationalité économique prédatrice et à court terme de fourmis qui préfèrent assurer leurs excédents commerciaux et budgétaires sur la dévastation des cigales, y compris des cigales de leurs propre pays, que sur le travail de leurs nobles fourmis.

Mais l’essentiel des non-négociations depuis cinq mois semble clairement relever d’autre chose de beaucoup plus clairement politique et idéologique, en l’occurrence d’une pure logique punitive et préventive. Comme pour les Huns vis-à-vis des futures villes assiégées, s’agit-il d’autre chose que de rappeler à tous les autres peuples de cigales, cigales espagnoles, italiennes, portugaises, sans même parler de cette grosse cigale déguisée en fourmi qui s’appelle la France, ce qui les attend s’ils s’aventurent un jour à voter pour un vrai parti de gauche ?

À certains égards, un tel traitement réservé aux Grecs pour avoir d’abord voté Syriza puis avoir voté non au référendum, est toutefois plus doux qu’autrefois : on ne va pas les massacrer, on va simplement les laisser mourir hors des nouvelles frontières de l’Europe fourmi, et on ne va pas tous les laisser mourir — seulement les plus pauvres. Effectivement, on est plus proche de La Fontaine que des champs Catalauniques. Mais à d’autres égards, c’est encore pire. Car les Huns ne réservaient jamais un tel traitement à leur propre population. C’est cela qui est le plus effroyable dans ce que l’Eurogroupe est en train de faire subir aux Grecs : quand a-t-on déjà vu dans l’histoire une institution politique, même inachevée comme l’est l’UE, expulser ses propres concitoyens ? quand a-t-on déjà vu, pour paraphraser Brecht, une institution politique décider librement de s’élire un nouveau peuple, plus petit mais plus sain, débarrassé de tous ses unfits pour reprendre le vocabulaire des eugénistes sociaux de la fin du XIXe siècle ?

De ce point de vue, cette sinistre fable est encore riche en enseignements pratiques. Dans une UE toute proche d’expulser ses propres compatriotes, il est clair que les défenseurs des sans-papiers et les contempteurs de l’Europe de Schengen avaient vu juste depuis longtemps. L’ennemi principal d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation et l’impérialisme, mais l’expulsion des unfits et le sécessionnisme des plus riches. Quand on commence par trouver juste d’expulser en masse ses étrangers indésirables, il est logique de trouver un jour légitime d’expulser ses propres concitoyens indésirables. À moins que quelque chose s’arrête et que nos dirigeants européens prennent conscience qu’il existe d’autres fables, par exemple Le Lion et le rat ou La colombe et la fourmi. Mais lisent-ils La Fontaine ?