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Aux dirigeants du Louvre Abu Dhabi

par

Artistes et ouvriers

Partant du principe que les libertés des artistes sont liées aux droits des travailleurs qui construisent et entretiennent les espaces d’expositions, Gulf Labor Coalition, un groupe d’artistes et de chercheurs liés au monde de l’art comprenant notamment Andrew Ross, Walid Raad et Ashok Sukumaran, s’est constitué il y a plus de deux ans pour améliorer les conditions de travail des ouvriers migrants employés sur les chantiers d’Abu Dhabi. Depuis, ces trois derniers nommés se sont vu refuser l’entrée aux Émirats Arabes Unis (EAU) pour « raisons de sécurité ». Le Louvre, qui construit là-bas une annexe, est resté entièrement silencieux sur cette affaire. C’est d’autant plus scandaleux qu’on dénombre déjà un mort sur le chantier même du Louvre Abu Dhabi. Gulf Labour Coalition a décidé de lui écrire une lettre que nous reproduisons ci-dessous pour appuyer sa démarche.

Précisions

Jusqu’ici, les questions de Gulf Labor Coalition aux dirigeants du Louvre Abu Dhabi étaient restées sans réponse. Il faut dire que c’est surtout avec la Fondation Guggenheim (et le projet par l’architecte Franck Gehry du futur musée Guggenheim) que n’a cessé de batailler ce collectif d’artistes et d’universitaires, qui s’est constitué pour travailler et agir en faveur de meilleures conditions de travail pour les travailleurs migrants sur les chantiers en cours ou en projets de différentes institutions culturelles sur l’île de Saadyiat, à Abu Dhabi. Cet activisme rejoint ces « nouvelles formes » que le mouvement Occupy a révélées, qui consiste à dé-hiérarchiser et à prendre en considération, non seulement le travail (la production) des artistes mais également celui de toutes les personnes qui, des chantiers de construction aux chantiers d’exposition, contribuent à l’édification et à la maintenance des musées, où ces artistes sont d’ailleurs également des travailleurs-ses culturels producteurs-trices de plus-value.

Son acte fondateur avait été une lettre de 43 artistes à la Fondation Guggenheim, en 2010. Après avoir détaillé les manquements dans la mise en application des engagements en matière de conditions de travail, réunis dans un code appelé Employment Practices Policy (EPP) (pdf), que l’entreprise publique responsable du projet d’envergure d’Abu Dhabi sur l’île de Saadiyat, Tourism Development and Investment Company (TDIC), avait publié sur la base du droit du travail des EAU, ainsi que de la charte publiée par le TDIC associé à la Fondation Guggenheim, Gulf Labor avait alors décidé d’un boycott du Guggenheim Abu Dhabi. Ce musée étant destiné à présenter des expositions et des collections d’art contemporain, les artistes de Gulf Labor disposaient ainsi d’un moyen de pression.

Depuis, grâce aux recherches et au travail d’information de Gulf Labor, à ses voyages sur le terrain, en association avec d’autres organisations concernées par les droits du travail, les droits des travailleurs migrants et les droits humains dans les Émirats, de nombreuses violences et manquements ont été dénoncés. Début 2013, Gulf Labor avait pressé toutes les institutions culturelles en construction sur l’île de Saadyiat, y compris le Louvre et New York University d’agir, notamment sur les dettes contractées par les ouvriers migrants pour être employés sur ces chantiers, sur les conditions de vie lamentables dans les « villages » dans lesquels ces ouvriers sont parqués, sur l’interdiction de se syndiquer, voire de s’exprimer sur les violences subies (la grève de ces ouvriers, un peu plus tard, allait être liquidée par le renvoi d’au moins 430 d’entre eux).

Si la presse, notamment américaine, s’est fait l’écho de ces travaux et de leurs résultats, les médias français sont restés pour la plupart silencieux.

Trois événements ont décidé de s’adresser à nouveau aux responsables du Louvre Abu Dhabi, représentés par l’agence France Muséums qui met en œuvre le méga-projet de Jean Nouvel. D’une part, entre mars et mai dernier, l’interdiction d’entrer aux Émirats (ou le refus de visa) pour « raisons de sécurité » frappant l’universitaire Andrew Ross, puis l’artiste Walid Raad, puis l’artiste Ashok Sukumaran. D’autre part, l’information qui est parvenue à Gulf Labor Coalition, du décès d’un ouvrier employé au chantier du Louvre Abu Dhabi. Et le Louvre Abu Dhabi, « premier musée universel dans le monde arabe », est censé ouvrir à la fin de l’année 2015.

C’est donc la veille du 14 juillet, pour le « Bastille Day », comme on l’appelle aux États-Unis, qu’a été envoyée la lettre ci-après.

La lettre

Chers représentants du Louvre Abu Dhabi.

Comme vous le savez, Gulf Labor est une coalition culturelle qui travaille depuis 2010 à obtenir de meilleures conditions pour les ouvriers des chantiers sur l’île de Saadiyat à Abu Dhabi. Notre travail peut être suivi ici http://gulflabor.org/timeline/

Nous vous écrivons pour vous exprimer à quel point nous sommes inquiets de ce qui s’est passé et de ce qui se passe actuellement sur l’île de Saadiyat. Nous croyons sincèrement que le Louvre Abu Dhabi a la possibilité de jouer un rôle positif pour les conditions de travail sur cette île.

I- Depuis deux ans, les visites du village d’habitation officiel des ouvriers et de leurs autres sites d’habitation sur l’île de Saadiyat nous ont prouvé que s’il existe des améliorations cosmétiques, et/ou pour la plupart destinées aux media, les problèmes structurels demeurent non résolus. Vous trouverez ici (pdf) notre rapport 2014. Notre rapport 2015 est en voie de publication. En nous fondant sur notre recherche, soutenue par pratiquement tous les rapports récents, y compris celui d’ Human Rights Watch, nous pouvons conclure que les problèmes les plus importants — concernant la dette contractée par les travailleurs, les très bas salaires et l’impossibilité pour les ouvriers de s’organiser collectivement — demeurent inchangés. Le dernier rapport de monitoring PwC a signalé de nombreuses failles en rapport avec les dispositions de l’EPP (Employment Practices Policy) au TDIC (Tourism Development and Investment Company, Abu Dhabi). Nous avons également pu constater, via le rapport Nardello & Co sur NYU Abu Dhabi, que les abus à l’égard des travailleurs continuaient, en dépit de l’ample publicité donnée au projet de NYU.

De ce fait, nous aimerions interroger le Louvre Abu Dhabi sur les questions suivantes :

  1. quels sont les éléments relatifs à la condition, à la sécurité et au bien-être des ouvriers dont le Louvre Abu Dhabi a eu connaissance durant les deux dernières années d’activité de construction ?
  2. que sont les plans du Louvre Abu Dhabi et de ses partenaires des EAU relatifs à des transformations dans le bien-être et la sécurité des ouvriers, au traitement des ouvriers en grève et à la conduite de l’entreprise Arabtec, le principal entrepreneur du chantier ?
  3. des sources à Abu Dhabi nous ont informés qu’un travailleur Pakistanais avait récemment trouvé la mort, alors qu’il travaillait sur le chantier du Louvre. Le Louvre Abu Dhabi peut-il le confirmer ? Quelles ont été les mesures prises ?

II- Durant les derniers mois, des artistes et des universitaires ont été empêchés d’entrer aux EAU et des lettres de protestation ont été envoyées par le CIMAML’Internationalede nombreux curators internationaux, ainsi que les curators de la Documenta et d’importantes personnalités du monde de l’art. Ces lettres ont également été adressées au Louvre, à Paris comme à Abu Dhabi.

  1. quelle est la position du Louvre au sujet de ces interdictions d’entrer ou de voyager aux EAU, et de ces restrictions portées à la liberté des artistes et des intellectuels ou universitaires ?
  2. en tant que première institution culturelle internationale destinée à ouvrir à Saadiyat, le Louvre s’est-il donné une charte éthique (au-delà du document EPP du TDIC) concernant les questions de liberté d’expression aussi bien que celles relatives au bien-être et la sécurité des ouvriers ?

Nous sommes dans l’attente d’une réponse de votre part dans les meilleurs délais, car l’inquiétude concernant les conditions des projets de l’île de Saadiyat relève de l’urgence et nous aurions, avec votre concours, une chance de pouvoir les changer par une action collective sérieuse et concertée.

Sincèrement,

Gulf Labor Coalition