Vacarme 19 / Arsenal

transparence du Halal, transgression du Haram

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Le licite et l’illicite structurent la société égyptienne, dessinant l’espace d’une visibilité convenable et indiquant les voies du paradis ou de l’enfer. Dans l’ombre et les marges, la vie avance selon ses propres lois.

Deux concepts fondamentaux, d’une valeur intrinsèquement religieuse, régissent ce que l’on s’accorde généralement à appeler « vie privée », « intimité », « vie sociale », « mœurs » en Égypte. Le Halal est ce qui est légitime, permis, accepté etc., tandis que le Haram est l’interdit, le tabou, le prohibé, l’illégitime etc. Ces deux concepts trouvent leur formalisation ultime dans le code civil. Si l’on se comporte selon les préceptes et les injonctions du Halal, on s’accorde une place au paradis, alors que celui ou celle qui transgresse les injonctions du Halal et commet le Haram, finira en enfer [1].

Il n’en reste pas moins que ces deux pôles conceptuels et religieux traversent et commandent et l’intimité la plus intime et les rapports sociaux en général. Ils réglementent et commandent absolument tout. Du plus grand jusqu’au plus petit geste quotidien, il faut veiller à ce que celui-ci appartienne au domaine du Halal et non pas à celui du Haram. Des questions telles que : une femme doit-elle ou non serrer la main à un homme, doit-on dire « allô bonjour » au téléphone plutôt que le Salam aleikum (la paix soit avec vous) coranique, sortir ou non en pique-nique le jour de l’équinoxe, colorer les œufs de Pâques ou saluer une personne de religion Copte, ce sont des questions que l’on pose régulièrement aux religieux pour pouvoir se conduire dans la vie selon le commandement de ces deux concepts. Des questions plus graves sont aussi traitées quant à leur appartenance au domaine du Halal ou à celui du Haram. Faut-il ou non exciser les filles en est une. Autant de questions débattues ardemment dans certaines mosquées devant des foules de femmes ou d’hommes. Les médias les traitent aussi dans leurs programmes quotidiens. La sexualité au sein du couple n’y échappe pas. Une femme ne peut pas se refuser à son mari au lit parce que cela est Haram, le Halal de son mari en somme.

Le code civil égyptien (essentiellement d’inspiration théologique, à la différence de la loi pénale d’inspiration laïque occidentale) interdit l’adultère, tolère les crimes d’honneur contre les femmes, interdit la prostitution et punit les attentats à la pudeur (un simple baiser peut l’être). Une unité de police spéciale (la police des mœurs), sillonne les rues la nuit, inspecte les bords du Nil et les coins perdus, et arrête les couples qui se livrent au moindre geste amoureux, même s’ils sont mariés. Il est difficile pour une femme seule de louer un appartement, il est permis d’appeler la police des mœurs afin de faire arrêter un couple non marié qui se trouve seul dans un appartement ou un lieu clos. Ainsi est-il interdit et quasiment impossible pour un couple non marié de vivre ensemble, et il est difficile pour des amis de sexe opposé de se rendre visite, sauf s’ils ouvrent les fenêtres et les portes, pour laisser voir ce qui ne doit pas être caché.

La vie privée ne peut exister légalement et socialement que dans le mariage et au sein de la famille. Le Halal et le Haram veillent. L’institution familiale doit être étanche au droit de regard social et à la visibilité, à l’intrusion et au voyeurisme des autres. Elle doit être soigneusement et jalousement gardée du « Kalam Al Nasse », le qu’en-dira-t-on (littéralement, la parole des gens), autrement dit de la rumeur, des commérages, du persiflage, des ragots... ceci afin de ne pas perdre la face, c’est-à-dire son honneur, valeur suprême, absolue, et totale, que l’on défend au prix de la vie. En cas de divorce (et c’est pourquoi une femme divorcée est socialement stigmatisée), l’intime devient public, les rapports intimes, surtout si le divorce a lieu au tribunal, deviennent publics, objets du commérage et de la rumeur, et pour cela honteux.

Paradoxe. Il faut se tenir invisible, sous l’injonction de la visibilité. Ne jamais risquer un coming-out, la visibilité de la conduite sexuelle se paie cher. Il en va de l’intégrité de la personne symbolique et sociale.

Parallèlement à ce dispositif répressif, il existe par ailleurs des espaces où la transgression des normes peut avoir lieu ou être passablement tolérée. Ces espaces peuvent se créer pour des raisons politiques ou culturelles, ou les deux à la fois. Généralement les intellectuels, les militants de gauche et les artistes les transgressent au sein de leurs groupes ou communautés quasi-secrètes ou clandestines. Il est alors indispensable, et même vital, de cacher et de se cacher, au risque de payer cher, tout particulièrement pour les femmes affranchies.

La langue arabe dispose d’un lexique raffiné pour dire et décrire les états de honte coupable et de condamnation sociale que l’on peut traduire par « meurtre symbolique » (al Aar, par exemple) quand le meurtre non symbolique n’aurait pas été commis. Cela explique pourquoi si peu de voix se sont élevées en défense des homosexuels égyptiens. Les défenseurs des droits de l’homme se justifient en disant que s’ils avaient défendu les homosexuels, ils auraient perdu toute crédibilité et tout respect pour leurs autres combats.

Pourtant, si le code civil égyptien se réfère en premier lieu à la loi islamique, c’est à son école Hanafite de législation, l’une des écoles théologiques d’interprétation la moins sévère et la plus tolérante, à l’inverse de l’école Wahhabite, par exemple, en vigueur en Arabie Saoudite. Pour des raisons culturelles, historiques, la société civile égyptienne tolère plus que les familles qui la compose n’en tolèrent, sans que l’on sache vraiment où se place la limite intolérable pour la société elle-même. Cela induit toute sorte de malentendus plus ou moins tragiques, comme le cas des homosexuels égyptiens en témoigne.

Plus généralement, des accusations telles que dépravation, débauche et athéisme occidentaux, sont lancées au nom du Haram contre des livres publiés depuis des années et contre des livres canoniques de la tradition littéraire arabe (Les Mille et une nuits, par exemple), contre des livres récents, contre des intellectuels, contres des groupes de poètes, contres des féministes etc. Ces accusations de la part des autorités religieuses et de leurs Oulémas peuvent provoquer des émeutes dans la rue. On en a vu des exemples récents à propos d’une liste de dix écrivains et intellectuels condamnés. Et il est de plus en plus difficile de s’en défendre et d’y résister.

Ce qui est inquiétant, c’est la réelle obsession sociale grandissante de la question du Halal et du Haram dans tous les domaines, même si des voix modérées comme celle du Mufti d’Al Azhar (l’autorité religieuse suprême en Égypte) se lèvent de temps à autre pour calmer les ardeurs. D’ailleurs, le Mufti lui-même est débordé par sa propre organisation, et le surnom populaire qu’on lui donne en dit long sur sa crédibilité : le cheik hippy.

La psychanalyse aura de beaux jours devant elle pour démanteler un tant soit peu cette structure socio-symbolique autour de la notion d’honneur, psychanalyse à laquelle même les psychiatres opposent une résistance frontale parce que supposée être transgressive et fondamentalement anti-religieuse. Les concepts mêmes d’éthique et de responsabilité sont marqués par cette notion d’honneur, l’honneur sexuel des mâles. Les femmes de leur famille doivent être à l’abri de tout soupçon de transgression sexuelle. Aucun meurtre, ni vol, ni viol, aucune trahison de la patrie, aucun crime politique, militaire, ne déshonore et détruit la personne symbolique et éthique d’un homme, d’un patriarche, d’un frère ou d’un mari, d’un oncle ou d’un cousin autant qu’une grossesse hors mariage de l’une des femmes de la famille, ou un scandale public concernant une conduite sexuelle transgressive des femmes de sa famille. À cela il faut ajouter désormais une condamnation pénale pour homosexualité. Ces codes présents à la campagne d’une façon brutale, violente et dénudée, sont néanmoins aussi présents dans des formes plus raffinées à la ville, et jusque dans la plus haute bourgeoisie.

L’occidentalisation accélérée et le développement culturel, politique et économique de la société égyptienne exposent inévitablement ces normes à leur désuétude et leur incompétence flagrantes pour régir la conduite socio-sexuelle d’une société dont la population est essentiellement composée de jeunes de moins de trente ans. La crise économique, l’explosion démographique et la crise du logement rendent le mariage officiel avec dot et somptueuse fête de noces quasiment impossible. Le législateur devait donc récemment tolérer une forme de mariage facile : deux témoins et un document signé par les deux époux (on peut l’appeler « certificat de concubinage »), généralement secret et inacceptable pour les familles. De la même façon le législateur a consenti à alléger certaines procédures de divorce. Auparavant, les hommes pouvaient oralement répudier les femmes, alors que celles-ci, mêmes délaissées pendant des années par leur mari, ne pouvaient pas demander le divorce. Il est désormais possible qu’une femme divorce de son mari selon certaines procédures et sous certaines conditions.

Pour vivre, et parce qu’il faut bien vivre, la société égyptienne a aussi élaboré des codes, des normes dont le lexique conceptuel, tant linguistique que religieux, incite au silence, à la discrétion, et très nettement invite à ne pas parler. La réalité complexe et paradoxale de la vie et ses lois intransigeantes exigent Al satar (de voiler, de recouvrir, de dissimuler). Autrement dit, tenir hors de la visibilité sociale, de sa scène, et de son théâtre, tout ce qui la blesse et la brutalise dans sa représentation autorisée d’elle-même. Ce concept/comportement permet d’une manière tout aussi religieuse de ne pas exposer au lynchage social et symbolique l’auteur de la moindre transgression. Ainsi, la jeune mariée qui aurait perdu sa virginité et qui doit être déflorée en public, comme c’est le cas dans certaines régions rurales, peut être couverte par la sage-femme qui tient ses jambes en versant secrètement des gouttes de sang de poulet pour cacher son forfait ; ou tel médecin en ville qui pratique des opérations pour restituer la virginité des filles ; ou tel autre qui pratique l’avortement sous prétexte que ses patientes sont toutes mariées et que l’avortement est thérapeutique. Dans cet espace de transgression, ces médecins sauvent des milliers de vies de femmes et protègent l’intégrité symbolique et sociale de milliers de familles.

Je dois dire que le lexique féministe de double moralité ou d’hypocrisie sociale que j’ai déjà entendu n’est ni compétent ni adéquat pour décrire et analyser ces phénomènes, qui s’ancrent dans les profondeurs historico-religieuses proprement insondables où tout ceci a commencé : pré-islamique ou simplement islamique ; pré-islamique et consacré ou contesté par l’islam. Le débat n’est pas clos.

La tradition du Halal cohabitait parfaitement avec celle du Haram dans les harems par exemple, où une foule d’esclaves sexuels (femmes et éphèbes) tenaient compagnie aux quatre épouses légitimes. Il est très rare de trouver un livre de la tradition (même soufie) qui n’aborderait pas la question de l’amour d’un monarque envers un bel éphèbe. La tradition de l’érotisme dans son expression littéraire et poétique a été porté par les concubines. La doxa absolue - virginité et mariage - a été réservée aux épouses légitimes, mais pour les autres tout a été permis. Nous retrouvons une image trouble de la joie pour les hommes au paradis. Des éphèbes éternellement jeunes et des nymphes aussi. Ces jeunes nymphes éternellement vierges, si belles et si transparentes que l’on peut voir, que les hommes peuvent voir, la moelle à travers leurs os. Chacun en possèderait soixante-dix.

Quant j’étais petite je demandais au professeur d’études religieuses si la récompense pour les femmes musulmanes pieuses était de devenir des nymphes transparentes. Et pourtant, il n’y a pas plus de bêtises là-bas qu’ailleurs dans le monde. Et l’on peut et l’on continue à vivre dans les zones d’ombre que la nécessité vitale de la vie impose à la norme.

Notes

[1Une étude plus vaste serait nécessaire pour compliquer un peu ce schéma et évoquer les possibilités extrêmement raffinées de pardon, de rachat, de repentir...