Vacarme 19 / Arsenal

l’ère de Sally

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La nouvelle visibilité d’une minorité homosexuelle vient mettre à mal toutes les normes d’une société égyptienne en proie à des forces contradictoires, pour le bénéfice aujourd’hui d’un Etat censeur. Combat perdu d’avance ou chance (future) d’interroger un islam balançant entre ses idées reçues et une tentation radicale ?

En janvier 1988, Sayyid ’Abd Allâh, un étudiant en médecine à l’université religieuse d’Al Azhar au Caire, âgé de vingt-cinq ans, se fit opérer afin de changer de sexe. La psychologue qui le suivit longtemps avait diagnostiqué un « hermaphrodisme psychologique » et conclu que seule une opération chirurgicale pourrait mettre fin à sa dépression. Au mois d’avril suivant, Sayyid, devenu désormais Sally, affichait dans les journaux sa joie d’être enfin une femme, son désir de trouver un mari et de porter le voile... tout en expliquant que le Doyen de l’université lui refusait désormais l’accès à la faculté de Médecine pour garçons, sans lui permettre de s’inscrire à la faculté de Médecine pour filles. Le Syndicat des Médecins (de tendance islamiste) accusa le chirurgien d’avoir commis une erreur médicale et demanda au Mufti de la République, Sayyid Tantawi (aujourd’hui Mufti d’Al Azhar), d’émettre une fatwa sur le sujet. De leur côté les autorités d’Al-Azhar portaient le cas devant les tribunaux, exigeant que le chirurgien soit puni pour avoir infligé à son patient une maladie chronique. Le Procureur général ouvrit une enquête.

Pendant ce temps la question de l’identité sexuelle de Sally était débattue avec passion dans les journaux. Une commission spéciale d’Al Azhar avait examiné Sayyid deux mois avant son opération, et déclaré qu’il était un homme à cent pour cent. La notion de transexualité n’était qu’une invention cachant des « inclinations sodomites », l’opération visant à légitimer les désirs déviants de Sayyid. Pour les juristes médiévaux musulmans, qui ont beaucoup discuté de l’hermaphrodisme, un corps auquel on échoue à attribuer un genre est intolérable, et ne peut trouver sa place dans une société fondée sur le partage des sexes créé par Dieu - exactement comme Sally aux yeux des autorités d’Al Azhar.

L’enquête ouverte par le Procureur, menée par un conseil de médecins, aboutit à la conclusion que le chirurgien n’avait causé aucun tort à son patient, que le diagnostic d’« hermaphrodisme psychologique » était approprié et ne pouvait être soigné que par une intervention chirurgicale. Sally était désormais une femme. L’enquête s’acheva par un examen anal concluant à l’absence de rapport de sodomie. Ce n’était donc pas pour avoir des relations homosexuelles que Sally s’était fait opérer.

La longue fatwa détaillée du Mufti Tantawi allait dans le même sens, mais avec une ambiguïté qui permit aux deux parties de s’en servir comme justification. En faisant intervenir différents hadiths [1], Tantawi montre que l’hermaphrodisme ne peut être qu’un processus au terme duquel s’affirmera le véritable sexe. On ne peut blâmer un hermaphrodite dans la mesure où il fait son possible pour ne pas le rester. L’opération chirurgicale est autorisée ; elle permettra de découvrir les organes de la véritable identité sexuelle, celle qui est enfouie sous les apparences. Elle est interdite si elle a un but autre que la guérison d’un mal. Tantawi termine en citant un hadith où le Prophète maudit « les hermaphrodites parmi les hommes, et les femmes masculines ». Ce qui est condamné sans détours est l’ambiguïté sexuelle, et le fait de s’y maintenir.

Par contre les azharis n’eurent de cesse de montrer que l’opération enfreignait la loi islamique sur tous les points : c’est elle au contraire qui faisait du patient un hermaphrodite, un état qui mène à l’homosexualité, « le pire des crimes dans lequel une société peut s’empêtrer » ; elle le mutilait, et enfin elle conduisait à avoir des relations sexuelles non vouées à la procréation - or un mariage pour le plaisir sexuel est illégal.

Il fallut un an à Sally pour recevoir un certificat prouvant qu’elle était une femme, et encore plus d’une année pour pouvoir se réinscrire à l’université afin de passer ses examens.

Les controverses qui étaient allées bon train dans la presse officielle et d’opposition n’eurent qu’un faible écho dans les journaux islamistes. Peu importaient les détails de l’affaire, une affaire qui d’ailleurs n’avait rien de surprenant - tôt ou tard, cela devait arriver. Sally n’offrait pas un problème casuistique, elle était un symptôme. On n’en parla pas comme d’un cas singulier, mais comme d’une ère - l’ère de Sally, dans laquelle la société égyptienne s’était bel et bien engouffrée. Sally incarne tous les démons d’une société qui devient jahilite, non musulmane, païenne ; elle représente la confusion absolue des sexes, depuis longtemps pratiquée dans un Occident mixte, où hommes et femmes se ressemblent, où toutes les formes de sexe illicites sont tolérées. Ce qui est arrivé au corps de Sally, victime d’une science corrompue, c’est un cauchemar qui menace la communauté musulmane : un jeune homme, étudiant dans une vénérable université, conseillé par la psychologie occidentale, devient quelque chose qui est une sorte de mélange des deux sexes, grâce à une technique occidentale, et abandonné son prénom musulman pour un prénom occidental. Le corps castré de Sally, son identité perdue, sont ainsi l’emblème douloureux d’une société musulmane en voie d’égarement.

Il est donc possible de changer de sexe en Égypte, au regard de la loi civile, et au regard de l’islam, représenté ici par l’autorité du Mufti de la République. Si l’affaire fit grand bruit, c’est parce qu’elle y mêlait les lettrés musulmans représentant la plus ancienne institution religieuse égyptienne, l’Université Al Azhar. Réduits à n’être plus qu’une voix de légitimation du pouvoir sous Nasser, les oulémas ont regagné progressivement du terrain sous l’ère de Sadate, qui les invite à participer à l’élaboration juridique de la nouvelle Constitution. En échange, des fatwas décrètent que les communistes sont des apostats. Un processus d’islamisation de la société égyptienne est en marche à partir des années 1970, après la « sécularisation » menée par Nasser - qui abolit les tribunaux islamiques en 1955. L’article 2 de la Constitution de 1971, déclarant que « les principes de la charî’a islamique sont une source principale de la législation », sera amendé en 1980, disant désormais que ces mêmes principes sont « la source principale de la législation ». Mais cela ne signifie pas que le législateur a pour cadre de référence les prescriptions du Coran et de la Sunna. Il se sert plutôt des solutions juridiques qu’en ont ex-traites et codifiées les écoles de jurisprudence (fiqh) depuis plus d’un siècle. D’une manière générale, le droit islamique en Égypte a été très expurgé, très imprégné de droit positif et des lois civiles européennes, le fiqh servant à légitimer un projet politique et social. Ce n’est pas la loi islamique qui fonde l’État comme le souhaiteraient les oulémas par leurs appels répétés à l’application de la charî’a. Une commission mandatée par le Parlement a présenté en 1982 un projet de codification de la charî’a où sont prises en compte les peines légales (hudûd) figurant dans le Coran. Il n’a jusqu’à présent jamais été promulgué en texte de loi.

Ainsi le gouvernement, soucieux de légitimation religieuse, a tendu la main aux oulémas, mais sans jamais satisfaire pleinement à leurs exigences. Un amendement à la Constitution n’a pas empêché Sadate d’être assassiné pour kufr ou impiété, par les islamistes radicaux. Selon l’islam, l’ordre politique est assujetti à l’ordre divin, et la communauté ne doit pas obéir au souverain qui n’obéit pas à Dieu ; elle a même le devoir de se révolter contre lui. C’est ainsi que les islamistes légitiment la prise du pouvoir par la force. Le souverain qui rend licite (halal) l’illicite (haram), généralement par l’importation d’une législation étrangère, transforme la société musulmane en une société jahilite - il devient du même coup un impie et un apostat, et il est passible de mort.

C’est bien la menace de faire entrer la communauté musulmane dans l’ère de Sally qui pèse sur les différents gouvernements de l’Égypte. Cette affaire de transexualité avait donné l’occasion aux oulémas d’affirmer une position religieuse conservatrice et d’échapper au soupçon de modernisme qu’une trop grande allégeance au régime fait parfois peser sur eux. L’institution azharie est la garante de l’orthodoxie religieuse de l’État, elle représente l’islam officiel qui condamne l’extrémisme islamiste. Mais il semble que ce « bon » islam ait souvent tendance à indexer ses valeurs sur celles de la radicalité, et le rapport des oulémas avec l’extrémisme religieux est ambigu. Le 7 juin 1992, l’intellectuel égyptien Faraj Fûda est abattu dans la rue par des militants islamistes quatre jours après que vingt-quatre universitaires azharis, engagés dans la lutte contre « la pensée laïque », aient publié une lettre demandant au président de la République d’interdire le parti Mustaqbal fondé par Fûda. Tout en condamnant les assassins, les docteurs d’Al Azhar écriront que Faraj Fûda était bien un apostat, méritant une mort « légale ».

Les oulémas d’Al Azhar ne sont pas les seuls gardiens des bonnes mœurs, la croisade pour la morale ou la religion est aussi le fait d’initiatives privées ou administratives, et la censure se multiplie à des niveaux très divers. Bien que la Constitution garantisse la liberté d’expression, celle-ci est soumise à condition « par exception, en cas d’état d’urgence ou en temps de guerre » - or l’Égypte vit sous l’état d’urgence depuis l’assassinat de Sadate en 1981. Romanciers, cinéastes, universitaires [2], personne n’est épargné par une vague de censure qui s’amplifie dans les années 1990. Le sociologue Ahmad Aboû Zayd y voit une « peur du sexe », dans un environnement politique redoutant en permanence la réaction des forces conservatrices. L’âge d’or de la liberté, ce sont les années 1940, quand l’Égypte était le plus moderne des pays arabes, et montrait l’exemple. « Alors Ismaïl Adam pouvait publier un livre intitulé Pourquoi je suis athée et M.Fârid Wagdî lui répondre par un autre livre : Pourquoi je suis croyant... » [3]

Deux affaires de censure retentissantes ont eu lieu au cours de l’année précédant la rafle du Queen Boat. En mai 2000, une polémique inouïe se déchaîne autour d’un roman jugé blasphématoire publié par l’Organisme Général des Palais de la Culture (éditions du ministère de la Culture) jetant dans la rue dix à quinze mille étudiants d’Al Azhar qui réclament la tête de l’auteur et du ministre Faruk Hosni, « ennemis de Dieu ». Les affrontement avec la police sont d’une très grande violence, et toutes les télévisions arabes voient Le Caire à feu et à sang. Le livre sera retiré de la vente, les responsables de sa publication accusés officiellement de blasphème par le Département de Sûreté de l’État, et les intellectuels laïques s’engageront publiquement dans le vieux combat des « Lumières » contre l’« obscurantisme », qu’ils ne gagnent jamais lorsque l’islam est en question - ici on accusait l’auteur d’avoir écrit que « le Coran, c’est de la merde »... Le ministère de la Culture instaure une nouvelle forme de contrôle draconien de ses propres publications. Mais en janvier 2001, l’un des dix-sept députés Frères Musulmans fraîchement élus soumet à Farouk Hosni une requête demandant le retrait de trois romans publiés par l’OGPC. Ce dernier obtempère aussitôt, procède à quelques limogeages, et à la presse qui s’inquiète pour la liberté d’expression, il répond : « Est-ce que tout ce que disent les islamistes est faux ? Ma responsabilité fondamentale est de protéger les valeurs de la société contre les ouvrages pornographiques. » [4]

Avec l’affaire qui commence le 11 mai 2001 par la rafle nocturne sur le Queen Boat, le gouvernement a cherché à donner un gage supplémentaire à une opinion publique hautement inflammable. Cette fois l’initiative ne vient pas de la société civile, tout est contrôlé d’un bout à l’autre par l’État, qui monte de toutes pièces un numéro dans lequel il pourra jouer son rôle de censeur sans se faire prier, devant un parterre silencieux - la presse n’offrant pas dans cette affaire un débat public, mais servant d’amplificateur zélé du drame [5]. Les descentes de police dans les night-clubs du Caire ne sont pas exceptionnelles, mais dans la plupart des cas les prévenus sont rapidement relâchés, et ne font pas l’objet de poursuites judiciaires. Ici tout a été conçu pour faire un exemple retentissant. « The Circus is in town » titrait un article de l’hebdomadaire égyptien anglophone Al-Ahram Weekly du 17-23 mai 2001. Les hommes arrêtés sur le Queen Boat et ailleurs, dont on fit artificiellement le groupe des « cinquante-deux pervers », furent de toute évidence utilisés comme des bêtes de foire, des « monstres », comme le confiait à Newsweek le 16 février 2002 l’un des rares homosexuels cairotes à avoir fait un coming out ces dernières années : « Nous avons passé des années à essayer de prouver que nous existons. Maintenant tout le monde sait que nous existons, mais ils pensent tous que nous sommes des monstres. » L’homosexualité ne constituant pas un délit selon la loi égyptienne, et les affaires de mœurs ne pouvant relever d’une cour de Sûreté de l’État [6], il fallait des chefs d’inculpation d’un autre ordre : on en fit une secte d’adorateurs de Satan, et l’on fournit comme pièce à conviction un livre, Les Soldats de Dieu, déniché chez le prétendu leader du groupe. L’accusation de « mépris de la religion » permet en effet de plus en plus souvent une comparution devant une cour de Sûreté de l’État.

A la une des journaux, l’homosexualité fut l’arrière-plan graveleux d’un satanisme où l’on trouvait pêle-mêle des orgies (homo/hétérosexuelles), un amalgame de rites musulmans, juifs et chrétiens, un sanctuaire bâti sur un toit, des pèlerinages en Israël, un culte de l’étoile de David, un rêve prophétique mettant en scène un garçon kurde disparu au sud du Liban, et qui reviendrait en 2011 se venger des musulmans, des juifs et des chrétiens. C’est pour se préparer à l’affronter que « l’Agence des Soldats de Dieu » tenterait d’unifier les trois monothéismes en un même culte. Certains journaux ont publié des photos truquées des accusés en uniforme de Tsahal. Confusion des sexes, confusion des rites amalgamés et tronqués - les membres de la secte réciteraient des versets incomplets du Coran, mêlés à d’autres textes religieux - revoici les démons d’une communauté musulmane perdant son identité.

Les affaires de censure, même si elles se soldent par le triomphe de la morale et le retrait des livres, permettent le débat. Les intellectuels arguent de la liberté poétique, et n’hésitent pas à dénoncer l’activisme islamique qui se cache derrière ces fausses querelles. Au printemps 2000, ils étaient 350 à signer une pétition affirmant leur « complicité » avec les responsables de la publication du roman incriminé. Lors de l’affaire Sally, les autorités religieuses pouvaient entrer dans un débat où elles avaient de vénérables prédécesseurs. Il est possible de s’interroger en termes religieux sur l’identité sexuelle. Dieu a voulu la différenciation des sexes, qu’en est-il de celles de ses créatures mal différenciées ? Mais la question de l’orientation sexuelle ne peut pas ouvrir un débat public en Égypte.

L’homosexualité est utilisée de façon retorse dans l’affaire du Queen Boat. S’il paraît évident aux yeux des Occidentaux que la police égyptienne a arrêté des homosexuels, qu’on les a jetés en prison et condamnés pour leur orientation sexuelle, il a fallu en Égypte y mêler des motifs religieux et faire planer la menace d’un « complot étranger », pas seulement pour des raisons procédurières, mais aussi parce que l’homosexualité ne peut sans doute pas être publiquement traitée pour elle-même. Satanisme ? Sionisme ? Perversion sexuelle ? Qu’importe, tous les démons se mélangent pour offrir à l’État l’occasion de montrer qu’il protège la communauté musulmane contre toute déviance annonçant l’ère de Sally. « La virilité ne sera pas diffamée en Égypte, l’Égypte ne sera pas un refuge pour les communautés gays » déclare le procureur à la cour pendant le procès. L’État se donne du crédit à peu de frais (une image un peu froissée aux yeux de l’Occident) en flattant une partie de l’opinion publique, celle qui louche vers les pays où l’on applique la charî’a dans son intégralité, comme l’influente Arabie Saoudite, où il est légal de décapiter des homosexuels. En régression sur ses propres lois, la justice égyptienne se joue une comédie ridicule, faisant mine de pénaliser l’homosexualité quand ses législateurs (ceux de l’âge d’or) ne lui en ont pas donné les moyens. Ne reculant pas devant l’aberration : les inculpés sont soumis à des examens médicaux humiliants censés prouver la sodomie, fouettés, électrocutés, battus et menacés par des chiens pour qu’ils en fassent « l’aveu » [7]. Au terme du procès, près de la moitié d’entre eux sera condamnée pour « attentat à la pudeur », selon l’article 9(c) de la loi 10/1961 concernant le « combat contre la prostitution », délit dérisoire pour des individus qui ont mis en péril la sécurité nationale ! Mais lorsque le verdict tombe, le 14 novembre, plus personne ne s’y intéresse, et il n’aura que peu d’écho dans les journaux. Des scandales dans tous les domaines se sont succédés en Égypte au cours de l’année 2001, le 11 septembre est survenu entre le début et la fin du procès, et l’attention de l’opinion est avant tout mobilisée par la nouvelle Intifada.

Non seulement le sujet de l’homosexualité ne peut être débattu sur la place publique, mais il est même impossible de prendre la défense d’individus homosexuels sans se faire gravement déconsidérer. La seule alternative au silence prudent semble être le dénigrement : soit on se tait, soit on condamne, comme l’ont fait certains responsables d’organismes de défense des droits de l’homme, histoire de rappeler qu’on respecte les bonnes mœurs, ce qui est « sain », « moral », « convenable », cette « normalité islamique » où la communauté se rassure en indexant ses valeurs d’une manière vague sur un islam qui a bon dos, selon le processus d’un « sens commun qui fait la loi. » [8]

Les accusés du Queen Boat eux-mêmes s’y rangent et s’y conforment, toute la stratégie de la défense consistant à nier qu’ils puissent être homosexuels. L’intervention d’organisations comme l’IGLHRC (International Gay and Lesbian Human Rights Commission), la plus présente au long du procès, et dont le directeur new-yorkais, Scott Long, clame haut et fort sur CNN et Al Jazeera que les homosexuels sont persécutés en Égypte, contredit donc l’argument de la défense - et le soutien de l’Occident, toujours plus ou moins suspect, est ici plus que jamais discréditant, les valeurs importées occidentales en matière de sexualité représentant l’apocalypse que l’on sait. La famille du principal accusé, Shérif Farahat (condamné à cinq ans de prison), reproche aux associations de défense des homosexuels d’utiliser l’affaire comme un forum public pour la promotion de leurs propres idéaux politiques, sans se soucier de savoir s’ils ne compromettent pas davantage les accusés.

L’homosexualité ne peut devenir visible dans la société égyptienne que pour être huée et conspuée, comme le montre le mauvais spectacle organisé autour de la rafle du Queen Boat, qui offre à chacun l’occasion de s’afficher du bon côté de la barrière. Invisibles ou monstrueux, tel est donc le choix imposé à une communauté fragile, un choix qui semble douloureusement intériorisé si l’on en croit le témoignage des rares homosexuels égyptiens qui prennent la parole. Invisibles dans cette marge de transgression que la société s’aménage parce qu’il faut bien vivre, comme le décrit Safaa Fathy dans ces pages. Il n’est pas étonnant qu’Internet, effaçant plus encore que les frontières le partage du visible et de l’invisible, ait constitué une telle ressource pour les homosexuels, et une telle menace pour les gardiens de l’ordre. Depuis l’arrestation du Queen Boat, la page d’accueil de gayegypt.com, le dernier site gay égyptien survivant (désormais basé à l’étranger) affiche ces mots : « Guess who’s watching ? Egyptian State Security ! » En passe de se vouloir visibles comme ils l’entendent, et non pas montrés en spectacle à l’occasion, les homosexuels égyptiens sont en train de changer, d’esquisser les contours d’une communauté « gay » - un mot que la plupart des Égyptiens n’ont même jamais entendu. « L’homosexualité a toujours été banale en Égypte », explique le fondateur de gayegypt.com, « et la plupart du temps les autorités ont fermé les yeux. » Mais vouloir sortir des marges, de l’ombre et du silence et rendre public le zinâ (les relations sexuelles illicites), c’est renverser les pôles du halal et du haram, du licite et de l’illicite. « Ce qui distingue le halal du haram, c’est les tambours et les cris du nîkâh’ (le mariage) » dit un hadith. Hors de l’union sexuelle légale que constitue le mariage, point d’existence publique pour les amants, et c’est pourquoi la société ne peut tolérer un couple d’hommes ou de femmes.

Dans les pays qui appliquent violemment la charî’a, l’homosexualité n’est punie que comme adultère (zinâ), le droit pénal islamique ne fait pas la moindre mention du crime que serait l’union sexuelle de deux hommes, ou de deux femmes. L’adultère, le vol, la consommation du vin et la fausse accusation d’adultère sont les quatre crimes contre la religion (9) qui figurent dans le Coran, et pour lesquels un châtiment légal (hadd) est prévu, qui peut aller pour l’adultère de cent coups de fouet jusqu’à la lapidation. Chaque législateur a la possibilité d’adapter le hadd en une punition (ta’zir) laissée à l’appréciation du juge, c’est pourquoi les peines varient selon les parlements des différents pays musulmans. Mais l’administration de la preuve, dans le cas de l’adultère, est tellement malaisée qu’il est pratiquement impossible que la sanction soit jamais appliquée : il faut que quatre témoins mâles, pubères, dignes de confiance, libres et sains d’esprit, aient vu en même temps et très précisément la pénétration. Si les accusés sont condamnés à la lapidation, ce sont les témoins qui doivent jeter la première pierre, sinon le châtiment est annulé. L’aveu aussi est possible, mais le coupable doit le maintenir jusqu’au bout, et toute tentative de fuite est considérée comme une rétractation. La fausse accusation d’adultère est presque aussi grave que l’adultère lui-même, puisque c’est de quatre-vingts coups de fouet qu’elle est punie - « ceux-là sont les pervers » dit le Coran (24, 4) à propos des calomniateurs - « vous colportiez la nouvelle avec vos langues et disiez de vos bouches ce dont vous n’aviez aucun savoir ; et vous le comptiez comme insignifiant alors qu’auprès d’Allah cela est énorme. » (24, 15). On mesure combien cette prudence du Coran est oubliée dans les pays appliquant la charî’a (10), puisque les tribunaux islamiques y prononcent des condamnations à mort contre les femmes adultères et les homosexuels.

Pour que les homosexuels aient des relations licites, il faudrait donc qu’ils en passent par une union légale. Avant l’actuelle vague de répression, le projet d’un mouvement de droits gays était dans l’air parmi la communauté du Caire. La moindre action en leur faveur représenterait pour le gouvernement la menace suprême : rendre licite l’illicite, par l’importation de lois étrangères, et donc encourir la juste colère de la communauté musulmane contre une souveraineté impie. C’est pourquoi il valait mieux que le souverain prenne les devants, en montrant que l’Égypte n’est pas près de devenir jahilite. La seule possibilité semblerait donc pour les homosexuels de demeurer dans cette zone de transgression que l’on veut bien ne pas voir, ou d’évoluer dans des cercles privilégiés extrêmement fermés. « Celui qui montre le mal reçoit une punition que ne subit pas celui qui s’en cache », écrivait le juriste médiéval Ibn Taymiyya (aujourd’hui le théoricien favori des groupes islamistes). Après l’assassinat de Faraj Fûda, ceux des oulémas d’Al Azhar qui l’avaient condamné ont écrit : « Ah si feu Faraj Fûda avait pu être un hypocrite de la religion, et s’il n’avait pas montré son refus des lois de la religion et son ironie face aux lois du ciel ! » L’invisibilité ou la mort ? ! A ce régime-là, il devient très angoissant d’être discret, et même si les homosexuels ne sont pas la cible privilégiée des islamistes, ils deviennent de trop évidents boucs émissaires. On les accuse par exemple d’affaiblir les forces et la puissance militaire de l’Égypte, d’être missionnés par Israël pour saper le moral du pays. En tentant de se rendre visible, la communauté gay cristallise sur elle toutes les angoisses d’une société en crise, et c’est ce processus d’apparition qu’elle paie actuellement très cher. La seule éventualité d’une tolérance de l’homosexualité comme genre de vie choisi et affiché représenterait une remise en question vertigineuse des fondements culturels et religieux de cette société - mais de son projet politique ce n’est pas sûr, puisque le législateur a oublié d’en faire un crime.

Des forces complexes sont à l’œuvre dans la société égyptienne. La population n’est pas dupe des leçons que prétend lui donner l’État. Il n’est pas sûr que l’abominable ère de Sally que tentent de dépeindre les islamistes ait beaucoup de signification pour la plupart des Égyptiens. Ceux qui militent pour la démocratie et les droits de l’homme, malgré la mauvaise passe qu’ils traversent, font le compte des progrès accomplis depuis dix ans. Dans le scénario de Tom et Jerry qu’ils jouent avec l’État ils gardent l’espoir de gagner, comme la souris, grâce à son intelligence, expliquait en février 2002 au Cairo Times Muhammad Mandour, un psychiatre qui s’occupe des victimes de la torture, et qui passa lui-même entre les mains des officiers de la Sûreté de l’État. Le fondateur de gayegypt.com se dit que la récente publicité faite autour de l’homosexualité force aussi les Égyptiens à se poser des questions inhabituelles sur leur propre sexualité. Sally, qui est devenue une danseuse du ventre célèbre dans les cabarets, s’est beaucoup produite dans les journaux. Elle s’est mariée, et à présent elle refuse toutes les photos parce que son mari est jaloux, et qu’elle tient à préserver leur bonheur.

Notes

[1Les hadiths sont des préceptes de Mahomet, traditions orales fixées au IXe siècle en un recueil appelé Sunna (Tradition). Les prescriptions de la Sunna et du Coran rassemblées sont la source de la Charî’a, la loi.

[2Un exemple : en 2000, un ouvrage publié par l’université, Le Crime et la délinquance juvénile, a été retiré de la vente et son auteur traduit en conseil de discipline, suite à une dénonciation faite dans la presse par les parents des étudiants, choqués par les expressions vulgaires et les mots obscènes qui se trouvaient dans les procès-verbaux d’interrogatoires contenus dans le livre.

[3Al-Ahrâm al-arabî, 10 juin 2001

[4Al-Hayat, 11 janvier 2001

[5À l’exception de la presse anglophone (Cairo Times, Al Ahram Weekly...).

[6Créées en 1958 dans la mouvance de la crise de Suez, les cours de Sûreté de l’État, destinées aux crimes politiques, ont vu leur statut provisoire devenir permanent en 1980. Elles traitent de la violation des lois sur la protection de l’unité nationale et de la paix sociale. Dans les vingt dernières années elles furent surtout utilisées contre les Islamistes, depuis les Frères musulmans jusqu’aux groupes terroristes comme la Gamaa Al Islamiya ou le Jihad Islamique.

[7La torture est monnaie courante dans les prisons égyptiennes. Les organisations de défense des droits de l’homme mènent un combat difficile contre ces pratiques, dont leurs fondateurs furent bien souvent les victimes. Mais les choses ne semblent pas près d’évoluer : la devise « La police est au service du peuple » au fronton des postes de police vient d’être remplacée par : « Le peuple et la police sont au service de la patrie. »

[8Voir les analyses de J.-N. Ferrié : « Censure et sens commun en Égypte » in Égypte - Monde arabe, éd. Cedj 2000.